II - L'inconnue - 1/7

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 Le jour est délicieux, la matinée : sans nuages. Le lac est un miroir parfait, toutes les îles ont disparues, seuls exceptions, les arbres vigoureux, aux pieds beignant dans l'eau subsistent. La rive qu'ils forment et leurs images sont si bien fondues que les troncs à double feuillage, sans souches, semble suspendu dans l'air.

 Une odeur délicieuse de petit-déjeuner embaume l'air, jambons braisés et œufs pochés attirent depuis les chambres les affamés ; en quelques minutes, la vaste salle centrale réunit une centaine de badauds.

 Le trio des motoristes d'hier, comprenant Joe et Marius, progressent dans les couloirs aux vitres immenses. Ce dernier scrute l'extérieur, après le déluge, c'est une renaissance ; les oiseaux reviennent, le monde parait neuf.

 Les buffets de la grande salle croulent de fruits, de fromages, de salaisons, de noix, de tonneaux repus et des biens d'autres victuailles à profusions. Un joyeux brouhaha règne ici, que les musiciens adoucissent avec un piano atténué, une contrebasse rondes, quelques cuivres paisibles et un violon discret. La musique est rythmée sur le réveil, douce et constante.

 Certain on passé la nuit ici, ils dorment, face contre les tables, bouteille à la main. D'autres, éméchés, semble avoir sombrés dans la poésie :

 " Nous sommes tous liées par le sang. La fraternité sort d'une pomme. Montrons donc à Robur-le-conquérant, que tous, d'Albert à Rolida, sont des hommes ! "

 Un amateur d'objet d'art, disert sur une épée Ulfberth récemment acquise. Quand un débat sur son authenticité s'initie, le propriétaire, dans un élan démonstratif; d'un coup unique, sectionne net un jambon fumé. Il lui faut tout le poids de son corps pour l'extraire de la table en chêne massif.

 Un autre aventurier de la nuit, en quête d'une petite goutte regarde à travers le goulot de sa bouteille. Il ne voit rien, mais l'esprit du vice, celui de l'alcool lit en lui comme un livre ouvert. Hélas, pour la fée éthanol, le buveur sait de ce nectar qu'il est aussi poison, il jette dédaigneusement la bouteille d'absinthe pour s'attabler. Il s'empare alors des victuailles d'une main d'ogre ; se plongant dans une addiction pour enfuir une autre.

 Pour oublier l'appel de l'éthanol, une autre psalmodie un poème grivois, ses allures libidineuses, son interprétation lyrique se propose comme incantation face à la gueule de bois :

 " Jouer de mes doigts des notes interdites sur la peau d'ébène, d'ambre, de nacre ou d'émail. Sentir ses milliers de cheveux qui se hérissent à l'unisson, suivant ces frissons que j'engendre. Respirer la suave odeur de sa chevelure, d'où émanent cannelle et myrte. Entendre sa tignasse qui se brise sous les assauts répétés de l'amour. Voir, vivre l'harmonie de ces formes envolées, planer au-dessus de son corps. Admirer ce qu'on a su découvrir, dé - couvrir, fils par fils, l'amante fiévreuse.

  Elle ; la fureur qui se tapie sous les sourrires polis. Goûtez d'une langue aventureuse des saveurs, des mots inconnus. Le goût salé, les notes marines de ses lèvres, les épices de sa bouche. Peut-être qu'une fois tout cela accompli, je pourrais dire, je l'ai connu... Savoir qu'elle fut mienne autant que je fus pour elle. Être, l'espace d'un soupir, entier à une cause, une chose simple, pure et limpide. Ainsi, aimer, brûler dans l'instant, l'énergie de demain. Pour elle, la sensuelle, celle pour qui se révèle ma faiblesse. Avec Elle, je le murmure : "Oui, je veux vivre".

 La solitude à ses limites, le désir n'en connaît aucune. Et chaque jour, s'écrivent dans les cordes vibrantes de l'existence ; Des lignes inédites, des phases interdites, des nuances d'émotions, des vapeurs d'espoirs. Ces essences tentent de s'envoler avant que la tempête ne les plaques. Mille feux follets qui tenter de lier nos âmes avant que les tumultes de la vie nous brisent. Éternelle bouche d'une force, l'amour est un ressac qui remonte les rivières, rivages de l'enfance. "

 Lancés depuis la mezzanine, ces mots ont percutés leur publique. Le silence de circonstance est brisé par une question :

 "Qui es-tu, poète ?

 — Je suis David Thaad, auteur de ces vers, sauveur d'hier, votre serviteur aujourd'hui, il tente une petite révérence à l'équilibre incertain, malgré l'ivresse, il ne tombe point tandis qu' acclamations et applaudissements embaument la piéce. "

 Élia prend la parole ; profitant de l'attention de tous :

 "Mes amis, désolés de faire tâche dans l'ambiance générale, mais ceux à qui nous avons volés ces millions, eux ne festoient pas... J'ai besoin de volontaires et d'une organisation pour la vigie, la liste est ici, chacun doit y passer. Et malheureusement, je n'ai pas fini, j'ai encore besoin de parler au capitaine ou au représentant du Flutârd.

 — On en a pas encore, répond Djâne.

 — J'ai peur que cette réponse ne m'arrange pas... répond t-elle.

 — Laissez-moi vous expliquer, dans notre équipage, chaque jour nous désignons au hasard un chef pour une journée ; un volontaire, qui n'a pas dirigé depuis un moment, peut aussi se désigner...

 — Allez, si cela plaît à la communauté, c'est mon tour de faire la corvée, je serais le chef, intervient David. De toute façon, à chaque tirage, c'est mon nom qui sort ! À croire que c'est un complot ! Autant tendre le bâton pour se faire battre ! dit-il, jovial. "

 L'assemblée rit de bon cœur, mais le groupe insiste pour réaliser un tirage. Un homme au visage usé et barbu sort une sacoche de cuir, emplit de tintements de billes. Il en sort une, et amusé, annonce :

 " David !

 — Et voilà ! Encore moi ! C'est un complot, j'en suis sûr ! Apporte-moi ce sac, je suis certain qu'il n'y a que des billes à mon nom dedans ! Le ton est courtois, le David Thaad éméché, comme à son habitude, fait son théâtre.

 — Soit, mais je suis curieux de votre méthode, cela signifie que n'importe qui peut-être chef ?"

 Un aéronaute du Flûtard, lui répond, sourire aux lèvres :

 " C'est une question habituelle, il y a préalablement un vote, on détermine une liste de trente noms, les plus aptes à diriger. Souvent, les plus plébiscitées, sont les moins enclins à prendre la direction. C'est un honneur et une charge qu'il est possible de refuser, cependant, il est mal venu de se débiner. Je fus choisi hier, et vu les circonstances complexes, j'aurais préféré que ce soit un autre jour.

 — Contre mauvaise fortune, bon cœur, David, votre capitaine dirigera cette journée ! un hourra s'élève et quand il retombe. "

 Le compagnon charpentier de l'Escapade fait irruption dans la pièce :

" Madame Élia ! Madame Élia ! Des oranges partout, il y a des oranges partout ! Flottantes, autour de nous ... "

 Bien que beaucoup songent instinctivement que le pauvre garçon subit encore les effets des substances récréatives de la vielle, le groupe suit le regard ahuri du jeune maletot ; effectivement, ci bas, il y a des oranges partout. Les fruits couvrent un rayon de 80 mètres autour du tronc de l'arbre, formant un pointillisme orange contrastant avec le reflet bleu et serein du ciel.

 David, perplexe, lance alors un :

 "Personne n'a rien vu ?! légèrement réprobateur et franchement amusé.

 — D'où l'importance de cette vigie, enchaîne Élia. "

David, enfile un manteau volumineux, soulignant sans aucunes élégances, la maigreur de ses jambes dénudés. Bien que d'aspect plus que ridicule, il donne ses ordres et personne ne s'étonne de son accoutrement :

 " Don Josué, il est temps de prendre les mesures nécessaires. Réveillez donc les marmottes !

 — Vous ! continue t'il en montrant une femme forte et brune : Faites l'organisation de la vigie ! Je veux une équipe là-haut et en bas dans 10 minutes. 

 — Et vous, désignant un chauve barbu, vous me préparez une tartine-baguette. "

 Pour nos lecteurs qui ne serait rien de cette méthode culinaire atypique : une tartine-baguette est au petit-déjeuner ce que le sandwich est au déjeuner. Elle fait d'une baguette, deux tartines géantes accolées. Pour les plus téméraires, elle mélange des portions salées et d'autres sucrées, mais traditionnellement, l'apartheid entre confiture et charcuterie distingue les gentlemen, hélas pour les partisans de l'éthique culinaire, notre homme est un forban...

  David pointe longuement un index agité vers Élia, il semble réfléchir furieusement, et pourtant, après un long laps de temps de ce qui semble être un moment de réflection ; il lâche un simple :

  " Suivez-moi. "

 Une série d'escaliers surréalistes les font sortir de la bâtisse, le dernier longe en spirale le tronc massif et se termine sous l'eau. Une barque est amarrée à la rambarde. La tête d'escalier émerge à peine de l'eau, c'est une tête de dragon, sculptée dans un bois brut et fendu. Les oranges proviennent d'un tumulus de terre face à eux. La petite colline artificielle est aménagée, de nombreuses portes la perce, l'une d'elle est brisé, l'eau monte à mis niveau des encadrements de portes.

 " Quelqu'un semble avoir pioché dans la réserve. Les oranges nous servent contre le scorbut, cher collègue de l'Escapade.

 — Nous, on préfère les escales et pour les longs voyages, notre citronnier de bord, chacun sa technique, répond Élia. "

 David fait signe à une autre barque :

 " Ramassez-moi ça les gars, et faites une tournée de jus d'orange ! Vu le prix d'importantion, je préfère qu'on évite le gâchis, crie t'il. "

 Les deux rameurs s'engouffrent dans la réserve, suivi de David et Élia. Le verrou est toujours fermé, impossible à briser, c'est la double porte qui git sur le coté, hors de ses gonds et passablement fracturée. Pas de trace de vol, les étagères sont ordonnées, cependant les remous de l'eau ont fait sortir les fruits des filets suspendus. Un atelier de charpentier occupe un des coins, des meubles et des cercueils flottent au centre de l'atelier. L'un des rameurs fait une découverte, il tombe sur un radeau. Une personne inconsciente, couverte de bandage, est engoncé dedans.

 " Je n'aime pas cela, c'est forcément un espion, marmonne Élia s'approchant. "

 David réplique :

 " Perdu ici ? Cela n'a aucun sens, certe, c'est louche et j'ai hâte d'entendre son histoire, mais cette méthode d'espionnage manque de discrétion non ? Personne n'habite cette vallée et aucun vaisseau n'a pu nous suivre. Quoi qu'il raconte, il a intérêt à nous convaincre. Il se penche alors sur ce radeau incongru et quelque peu morbide. "

 En son sein, une femme, bien vivante. Une fine buée — formée lorsqu'un miroir est approchée de sa bouche — le certifie. L'inconnue est couverte de bandages, masquant ses traits et laissant à peine transparaître sa chevelure. Elle porte une veste de cuir.

 Élia partage sa certitude :

 " On l'a posée dans un cercueil vide, on a ouvert les portes pour se débarrasser d'elle ici. C'est peut-être une duperie, il faut rester prudent. "

 David acquiesce, puis s'adresse aux rameurs :

 " Prenons les vivres, on les stockera dans le manoir. Il va falloir lui trouver une chambre. Gardée ! "

 Élia distingue un insigne métallique accroché au blouson, sur plaque de laiton, le signe de l'infini occupe le centre d'une rose de vents. Elle l'affirme, il s'agit de l'insigne des cartographes du temple. David lui objecte qu'un détail diffère, deux flèches circulaires, partant et se rejoignant de l'est à l'ouest, enferme les points cardinaux.

 D'inconsciente, on s'intteroge ; son état n'est il pas celui d'un coma ? Aux yeux du groupe, rien ne semble pouvoir la réveiller, pas même les chocs brutaux lorsqu'on la hisse dans le hall.

 Halba, experte des questions médicales et des herbes thérapeutiques diagnostique un coma artificiel, produit par une dose massive de morphine. Les bandages occultent des brûlures graves, ces dernières sont soignés depuis plusieurs semaines et sont en cours de guérison. On dépose la patiente dans un lit, puis l'on change la gaze souillée. Halba s'adresse à son capitaine :

 "Elle se réveillera demain, mais elle hurlera de douleur quelques heures après, si tu n'as aucuns calmant à lui donner."

 Élia est surprise de ce « tu », car Halba est usuellement la préposée à la surveillance des malades. Cette dernière voit l'interrogation poindre sur le visage d'Élia, et propose, avant la question, une réponse :

 " Le moment est venu. C'est l'occasion pour nous autres de rebâtir le village, nous avons l'or aujourd'hui, le conseil des anciens préfère partir avant que ce mode de vie nous happe".

 Élia, décontenancé, prend quelque temps avant de répondre :

 " Et notre contrat ? Et les réparations du ballon ? Vous m'abandonnez ? D'ailleurs, sans le ballon et le lac qui ne descend pas, partir pour aller où ?

 — Soyez confiante, je suis sûr que notre client ira à destination : avec moins d'équipage, c'est une chance pour passer au travers des mailles du filet. Vous attirerez moins l'attention dans les ports d'envols. Le ballon sera réparé d'ici deux jours, ceux du Flutârd pourront vous aider, et quelques-uns d'entre nous, huit pour être précis, resteront avec vous.

 Nous avons acheté des barques aux musiciens, nous profitons de la montée des eaux pour atteindre les berges plus rapidement. Nous concédons la déconvenue de notre départ, j'ai était mandatée pour proposer une réduction de notre part en guise de dédommagement.

 — Ce geste de politesse est tout à votre honneur... Je suis navrée de m'être emportée... Vous pouvez garder une part entière, elle est bien mérité. Je crois que... Je me suis attachée, c'est ce qui fait le plus mal, à ces propos sa voie devient tremblante, et Halba la prend dans ses bras.

 — On fondera un nouveau village, on pense même le baptiser L'Escale, en hommage au vaisseau. Merci pour tout, capitaine. Si un jour, tu es fatiguée de ta vie d'aventures, tu seras la bienvenue.

 — Il sera dur de vous trouver par ici, mais j'imagine que c'est aussi ce qui plaît à votre communauté meurtrie, un lieu hors du monde. Soit, il faut se séparer. J'espère juste bientôt faire une halte chez vous.

 — Nous laisserons des indices par ici, sur cette île, on pense d'ailleurs utiliser les musiciens pour importer ce qu'on désire, on va égrainer notre fortune petit à petit, sans éveiller l'attention. Ils sauront te répondre sur notre position. "

 Un homme fait alors irruption dans la pièce, c'est le chimiste du Flutârd, qui s'improvise pharmacien après avoir pris conscience de la situation. Mettre en place la synthèse de la morphine est une chose qu'il assure pouvoir faire avant cette fin de matiné.

 Les deux femmes se quittent, et avant de partir Élia lance un conseil à Halba :

 " Si l'envie d'une statue à mon nom vous prend, plantez plutôt un arbre, un pommier, on en manque toujours. "

***

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