I - Au-delà du vide - 6/9

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 Le voyageur s'affaire dans sa cabine, il s'assure que le petit coffre est bien en place, au fond de sa malle. Il use ensuite de ses instruments sur une carte murale. Aucun doutes, les musiciens se dirigent vers les rocheuses sanglantes. Le risque, en tâtonnant en cet endroit avec une faible visibilité est de déchirer l'enveloppe contre une paroi. La région est connue comme cimetière d'épaves. De ce fait, il s'agit d'une zone sauvage, qu'on envisage rarement en tant que destination. Quelques marginaux y survivent dans des villages rustiques, et le voyageur entrevoie l'avantage d'un tel cap dans leur situation. Tandis qu'il juge les éventualités, roulis et vents ascendant font choir outils et ustensiles de son secrétaire. Il ne prend pas le temps d'y mettre de l'ordre, la tempête approche, il est temps de l'affronter. Advienne que vivra.

 Un halo lumineux englobe le vaissseau, des arcs électriques fugasses crépitent sur les extrémités de la nacelle, les feux de saint Elme ressemble à des lucioles, toutefois leur contact n'en est pas moins dangeureux. L'averse est violente, le pont est inondé, l'eau perle par les interstices des plafonds et des perforations balistiques à grosses goutes ; le reste se déverse dans le ciel tel un torrent. Il n'y a pas âmes qui vivent dehors, hormis les aérostiers assurant tâches vitales. Leurs mouvements sont limités, tous s'assurent à l'aide de lignes de vies, la vision est occulté — outre par la pluie — à cause d'indispensables lunettes d'aviateurs. Les longs manteaux font des aéronautes : des goules blafards aux mouvements ératiques.

 Il faut ligaturer les perforations du ballon, des seaux de goudrons sont trainés sur le bois, un aérostier brandit une serpillière enduite de poix sur la brèche, puis, aussitôt un second panse le trou avec une toile de coton. Ce n'est pas le vent, ni la pluies, ni les quelques grêlons qui perce la peau du ballon, mais les violentes et répétitives torsions de la structure métallique. Comme le squelette du dirigeable : la volonté de l'équipage vrille, mais ne rompt pas.

 Le photophore du Flutârd vacille au loin et pourtant donne sans faillir, un cap. À mesure qu'ils approchent du cœurs de la tempête, les cordages cèdent ; on remplace et double les plus indispensables. Les voiles sont rentrées pour que les moteurs donnent toute leur puissance, ils tournent à plein régime, grâce à la fureur technicienne de Marius et à l'impassibilité professionnelle de Joe. Calfeutré à bord, l'équipage retrouve son organisation originelle, celle d'une communauté où l'on prend soin les uns des autres.

 Les trop jeunes enfants sont regroupés, les plus âgés aident, même si les grands gaillards sont les plus inutiles. Ils n'ont pas la force des adultes et la petitesse des plus jeunes. Ces derniers, plus malingres se faufillent des les conduits exiguës et assurent des réparations cruciales. Dans l'infirmerie, encerclée par les bambins, Halba tente de colmater les dégâts résultant de la fusillade avec gazes et bandages pharmaceutiques. L'eau suinte éparse de ses rustines improvisées, et perle sur son visage. Les enfants ont trop peur pour pleurer.

 Au-dehors, la vigie scrute entre les éclairs, écoute au delà du tonnerre. Et soudain, elle est là : la chose. Un céphalée des cieux fend le ciel entre les deux dirigeables, chacune de ses écailles est une lame. Titanesque, il lévite plus qu'il ne vole. Un homme âgé, usé, ridé à la face burinée, récite, stoïque ...

 " Il est une fatalité silencieuse, le poids du ciel sur la terre s'écrasant sur les vivants, indifférents aux poussières que nous sommes. Il est le Béhémoth."

 Le second de vigie est hypnotisé par la tirade de son collègue, subjugué par la montagne de chair qu'il aperçoit. Surgissant d'une torpeur trop longue, il hurle :

 " Prévenez le capitaine, on a besoin d'elle à la barre, en urgence ! "

***

  Élia tient les commandes, le voyageur s'adresse à elle :

 " Le Béhémoth profite de la tempête, elle brasse les airs de grands fonds avec les couches supérieur de la Mer de Nuages. Les volatiles remontent et le prédateur rapplique. Le vieux de la vigie entre alors dans le poste de pilotage :

 là-bas, au nord, les grandes ailes diaphanes, environs 8 mêtre d'envergure, des Quelzacots ! "

  Ces bêtes, aux allures reptiliennes, tout en membranes et sans plumages, fuient devant la gueule, large comme un bourgade, du Béhémoth.

 — Ces maudites bestioles l'attirent droit sur nous ! " s'indigne Élia.

 La masse fonce sur eux, happant de sa bouche ouverte les nuages et des centaines de petits rapaces, comme une baleine l'aurait fait du plancton.

 Vents féroces et impétueuses bourrasques ne s'avére avoir prise sur l'inertie de la bête.

 " Il fait bien deux arpents de long le bougre, c'est comme esquiver une montagne en train de charger ! s'exclame le voyageur.

 — Exactement, il va falloir le jouer au hasard, parions sur la gauche ! Et éteignez le photophore, les lueurs attire les Quelzalcots, ordonne Élia. "

 Le déploiement ample et gracieux des reptiles volants ne leur permet pas de distancer le Béhémoth. Son corps long et épais avance par une contraction périodique et harmonieuse de ses écailles. Jouant avec la lumière, une vague ondule constament de la tête à la queue. Sans effort, l'animal de plusieurs tonnes glisse dans l'air. Élia change continuellement de direction et hélas les Quelzalcots finissent toujours par bifurquer vers L'Escapade, inexorablement attirés.

 " Ces maudits lézards ne nous lâcherons donc jamais ! vocifére la capitaine.

 — Voilà que le Flutârd a disparu derrière la bête, on a perdu le guide, ajoute la voix grave du voyageur, tandis que L'Escapade attend le choc inéluctable, celui contre les flancs du monstre. "

 Des flash lumineux, colorés, détonnants avec les éclairs blanchards de la tempête font leurs apparitions. Ils crépitent et explosent à côté et bientôt sur le Béhémoth. Un quelque-chose enchaîne les fusées d'artificiers sur la créature-monde. Le veilleur s'écrie :

 " Là ! Un plus lourd que l'air ! Un Biplan ! "

 Un avion vire et roule autour de la montagne de chair. Il anticipe avec un génie certain les mouvements de la bête, mais l'esquive des arcs électriques, quant à elle, est plus ardue. Quand l'éclair frappe la peau écaillée du Béhémoth, les crépitements fuse et se diffuse sur la carapace brillante et rugueuse. L'aviateur joue sa vie sur le fil du hasard. Le pilote téméraire, vise les yeux et finit, enfin, par détourner le monstre de sa chasse première. L'Escapade et le Flutârd savourent ce répit, tandis que le biplan, filant vers l'Est, calant sa vitesse sur celle du béhémoth, devient la proie du monstre.

 Les Quelzalcots, saufs de leur prédateur, réduisent la cadence de leurs vols. Ils se dispersent et voguent vers d'autres buts, toutefois un trio récalcitrant est encore attiré par les feux de saint Elme, sur les dirigeables. Les fusiliers tentent des tirs de sommation, mais les rafales demeurent sans succès... Ni les bruits, d'ailleurs couvert par les sifflements de l'air, ni les quelques projectiles hasardeux, tel quelques morceaux de charbon, ne font changer d'avis les prédateurs qui récoltent aux mieux, quelques éraflures sur leurs cuirs.

 Trois volatiles ouvrent bientôt leurs ailes diaphanes et se posent sur le sommet du ballon et rapidement, la soixantaine de mètres disponibles est âprement disputé. L'équipage est balloté, doublement secoué par les bourrasques et les rivalités reptiliennes.

 Les hommes blêmissent, jurent, véhémentes, mais que faire ? Les bestiaux bondissent, usent de leurs serres pour s'élancer, s'accrochent et retombent lourdement, se blottissant prés de l'enveloppe. Tous espèrent que les trous induits ne transforment pas L'Escapade en un funeste ballon de baudruche éclaté.

 Un des volatiles finit par dominer les autres. Les deux autres fuient et seul bête à bord, le calme revient. C'est une petite accalmie dans une très grande tempête. La tension retombe et les reproches fusent. Halba invective Marius et Joe au cœur de leur tanière, l'atelier.

 " Vous n'avez pas réparé les condensateurs ! Ca grésille, ca crépite de partout dehors ! Pas étonnant que l'on se retrouve avec des Quelzalcots sur le toit ! s'offusque t'elle.

 — Non ! C'est vrai ça ? dit un ironique et théâtrale Marius. Joe ! ? Tu n'as pas réparé le machin ? C'est vilain vilain ça mon garçon. "

 L'intéressé est outré par la manœuvre et la mauvaise foi de l'ancien, mais face au clin d'oeuil du maître, il coopére, à charge de revanche.

 " Effectivement, il semble que ce soit ma faute, mais je précise qu'au-dessus de nous c'est un ballon, et non un toit, mais surtout la priorité était sur ce qui nous sert de moteur. On le surveille, on le bichonne, histoire qu'il n'explose pas et nous laisse tous en rade au cœur du cataclysme... De toute façon, je m'y rends de suite... Suis moi Halba, à deux, on ira plus vite sur le condensateur avec tes habiles mains de chirurgienne, idéales pour les petits fils. N'oublie pas les gants ! Les gros et épais, ceux en caoutchouc. "

 Les deux jeunes gens s'engouffrent dans un corridor, titubant à cause du roulis. Élia surgit de l'ombre et énonce, comme si elle était là depuis le début.

 " La prochaine fois Marius, n'oublions pas de vérifier le condensateur. On a failli y passer ce coup-ci, on a eu de la chance. Toutefois la faucheuse n'aime pas les joueurs, monsieur Vaeginjar."

 Quelques secondes plus tard, le mécanisme diélectrique s'ébranle grâce à Joe. L'électricité crépite à bord et les Quelzalcotes, piqués par la fée électricité, quitte le sommet du ballon dans un cri de souffrance alors que les feux de saint Elme cessent.

***

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