I - Au-delà du vide - 8/9

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 Aller contre la tempête et gagner l'œil du cyclone, c'est l'idée de Marius. En remontant les vents, on espère traverser les murs du vortex et atteindre le centre, où seul une brise légère et l'éclat de la lune règne. Quelques échanges en morses plus tards, les deux vaisseaux adoptent le plan : atteindre la destination dans le calme de l'œil, qui d'après les calculs, suit la même trajectoire qu'eux.

 Comme dit Marius, de sa qualité de cartographe et de navigateur :

 " Pourquoi s'infliger les pires tourments à lutter face à la tempête, des heures durant, alors qu'on peut-être transporté par elle ? "

 lIs remontent le souffle contre trombes et rafales. Sur leur passage, des tourbillons, des masses et des trous d'air se font sentir. Approchant, la colonne céleste puise sa force directement dans la mer de nuages et s'érige jusqu'aux cirrus. La tempête, tel un siphon, en extrait des relents toxiques, des vapeurs acides et des milliers de particules rocheuses ou métallique. L'équipage se croit dans une sableuse, la visibilité décroît et l'on finit par ne plus voir au-delà d'une coudée. Les vaisseaux passent en mode insubmersible, les écoutilles dont fermés, les perforations balistiques du combat précédent sont handicapantes, mais pas insurmontables ; le génie s'en charge et les masques à gaz permettent d'outrepasser les fuites résiduelles.

 Les particules chargent l'air en électricité, à bord, les poils se dressent et les compas s'affolent. Dans leur petite volière, les colibris d'Halba s'affolent. Des explosions de lumières bleutées émanent de l'intérieur de la colonne atmosphérique et se répandent dans ce halo orange, cette teinte ocre due aux particules, à la poussiére chargant l'air. La capitaine tient le cap coûte que coûte, elle force sur les commandes, puis à mesure que l'on approche, le guetteur de la casemate est ébloui. On le remplace à sa demande et l'on tâtonne en cherchant l'angle ou la lumière projetée sur les murs est maximale, car il n'est plus possible de regarder directement sans subir une cécité blanche temporaire. Il faut de surcroît changer le guetteur toutes les dix minutes, car même indirectement, il est ifficile dde supporter la lumière. L'équipage calfeutre les lucarnes sur la coque.

 Devant la pression du notus, certains éléments et de nombreuses réparations cèdent, la poussière orange s'infiltre partout. Une accalmie survient, on sort et on comprend que l'Escapade se trouve entre deux masses nuageuse en rotations inverses, l'une ascendante, l'autre descendante, entre les deux, la visibilité est clair et l'air, plutôt calme. Ici, la vue nocturne se teinte de bleu noir vers le haut et d'un orange luminescent vers le bas. La masse-nuage qu'ils quittent était chaude, celle au centre sera donc froide suivant la science météorologique. Le vaisseau fait volte face et rebrousse chemin, tant est si bien, que le Flutârd devient si proche que l'on entend l'orchestre. Leur fanfare est fantasque, on cherche à mettre le baume au cœur, à transmettre l'élan vital et l'énergie que la musique engendre. David, leur capitaine, est le chef d'orchestre. Ils ne sont pas sur le pont, mais dans la cale, ils ont ouvert les écoutilles pour faire entrer la clarté nocturne et laisser s'échapper la musique. Les notes forment un remède pour les désespérés.

 Requinqué, L'Escapade fait de nouveau volte face et fonce, toutes machines avant, afin de percer le cylindre descendant. C'est un plongeont dans le froid, l'humide, la pluie, le violent, l'ouragan, la glace, le gel, le froid hurlant, le paralysant, la nuit et la mort. Le temps semble suspendre son cours, les sons forment un unique acouphène cristallin, les volontés s'éteignent et les ténèbres furent quelques instants. Puis l'éclat des étoiles, resplendissant, resurgit. Ils sont dans l'œil gargantuesque.

  Ils ont gagné le centre, le paradis tempéré cerné de sa muraille. Le calme est total, l'air est mort, pas le moindre mouvement dans l'aérosphère. On ressort et l'on revit, mais le répit est cours, les impératifs sont là. Il faut décoller la glace qui de son poids menace la charpente du ballon. Les moteurs sont au ralenti, il ne faut que peu d'énergie pour demeuré loin des murs du cyclone. Pourtant, à voir le sol, la tempête les entraînent à toutes allures vers leur objectif, à l'ouest.

 Loin en contrebas, quelques masses d'eaux aigrelettes et leurs reflets lunaires, quelques coulures de magmas et flammèches naturels les aident — de leur faible éclat — à déterminer leur vitesse.

  C'est un royaume de flammes et de fumées, le sol est fait de roches calcinées, des pierres incandescentes rougeoie. Des colonnes de gaz suintent de la terre, produisant des flammes bleutés, violacés et tantôts verdâtres. Ce qui n'est pas brûlé ou en fusion forme la poussière couleur rouille que les équipages balayent par-dessus le bastingage. Paradoxalement, on trouve des boues liquides aux teintes diverses et de l'eau formant des bassins miraculeux entre les axes que suit la lave ; parfois, l'eau est en ébullition, souvent elle produit des geyser aux panaches explosifs et interminables.

 La lune tombe doucement sous l'horizon pour commencer — selon la légende local — son voyage à travers le monde des morts. La nuit est alors presque d'encre, quelques étoiles plus vives éclaire pâlement. Le pont du Flutârd devient une scène, on relie les ballons avec des corridors et des rambardes, enfin les aérostiers font connaissance. Des guirlandes électriques donnent à la soirée des airs de bal-guingette. Autour d'une estrade improvisée, Djâne la barde est venu compter quelques histoires tel ; Les septs démons de Dawa, Le cercle des monolithes, Le golem monochrome et bien sûr l'épopée du jour, qu'elle compose et improvise sur les planches, devant les protagonistes et héros de l'histoire.

 Djâne ne vient pas sur L'Escapade par hasard, mais afin de clore son apprentissage ; elle doit désormais voguer une année loin du Flutârd, ses talents convinrent Élia qui accepta l'offre. Joe, ménestrel et troubadour amateur, sera ravi de trouver là une collègue créatrice, et peut-être une muse. Le pauvre garçon, il sera décontenancé sur certains points...

 Pour l'heure, Djâne interpelle l'audience de sa voix douce, de son ton suave et de ses paroles enivrante :

 "Venez, maintenant, prenez place. Il y a des places de libre ici encore, venez !"

 Son franc parlé, son verbe incisif impose l'écoute, sans invitation : comme doit savoir le faire tout haut-conteur.

 " Laissez-moi vous narrer une des légendes du Perche-Nuage. Elle ne parle ni d'un héraut, ni des mythes. À la frontière du temps, avant les fables de la genèse, quand les engrenages primordiaux ont côtoyé la poésie, fut un instant fondateur que peu se remémore.

  Nature et Humanité se frôlaient encore, sauvage et artifice n'était encore qu'un. Ne cherchez pas cette époque, ce drame, cette épopée dans les livres, elle ne subsiste que par les hauts-conteurs. Car n'oublions pas que les écrivains ne font que ranger dans les livres ce que narre le conteur. Certaines histoires ne seraient être réduites à un texte, que seul la parole vivante sait leur rendre honneur.

  L'histoire prit place dans un autre cosmos, semblable au notre, comme un double vaporeux et brumeux par encore précisé, tel un roc par encore équarrit par le sculpteur. Ici et maintenant, jadis et là-bas, le Perche-Nuage vagabonde dans des mondes juvéniles, des univers sénescent, et dans d'autres faits de pures idées ou de pure matière, sous plus d'étoiles que de jours dans l'éternité.

 Seul compagnon du bougre, quelques comètes éclairant de leur fugace fin, la vie infini que l'être incarne. Il est l'instigateur des nuages cotonneux, il parsème nos terres et engendre la mer de brume ; évolution éternelle, il est le Perche-Nuage. "

 Les derniers mots se perdent parmi le silence de la foule, puis une clameur fuse, le public est émue et enthousiaste. Halba et Joe, amoureux du livre, comme à chaque intervention d'un maître-conteur, bougonnent quelque peu et passent leur vexation dans un débat de convaincus indignés, où ils vilipendent les lacunes de la tradition orale.

 Le voyageur gagne sa chambre pour machinalement vérifier le contenu du coffre, il en extrait une petite sphère miroitante. Elle est froide, dure et rugueuse, comme son aspect métallique laisse présager. Elle semble happer la lumière autour d'elle. Pour sa moitié, l'artefact est totalement noire, un noir si profond qu'aucune ombre ne s'y pose. Il est si intense qu'il est impossible de deviner le matériau de sa composition, c'est comme un trou dans le tissu de la réalité. De ce côté, le toucher ne révèle, ni température, ni texture, on dirait un mur invisible, impalpable voir immatériel. L'objet fascine, iréel, il se demande s'il n'est pas plus du monde des idées que du monde matériel. Et pourtant son poids est considérable. Le voyageur scrute ses moindres détails tout au long de la nuit festive. Il calcule entre deux regards le cap, suivant les vents dominants et cette tempête domptée qui désormais les portent à leur destination.

  Ils dérivent jusqu'à la côte, au-dessus des terres habitables ; dans le paysage défilant au sol, il détermine une position. Ils décident d'atterrir à la première occasion. En dépit de la taille de l'œil, ils n'auront que quelques minutes pour se poser et fixer les dirigeables avant que l'accalmie cesse et que la tempête redonne toute sa violence, catalysée par l'effet de sol. Le jour pointe, ce qui est au moins une bonne nouvelle pour l'opération. L'avis unanime est de vider le ballon pur se poser et de ficher dans un sol, si possible meuble, la coque. Une minute de retard dans cette manœuvre et c'est la catastrophe, le souffle de la nature les pousseraient contre un sapin ou un achoppement rocheux.

  Plusieurs protestent, avec un ballon vide, ils sont alors une proie facile contre les forces de la régence. Le processus de remplissage pour repartir prend des heures et les gaz d'élévations coûtent une petite fortune. Pourtant survivre est la priorité, et ces remarques sont balayées collectivement. Les voix dissidentes se taisent d'elle-même. Élia devine le havre de répit que les membres du Flutârd cherchent à atteindre, il s'agit des Vallées sans Vents. Elle n'aurait pas tenté cette destination, de nombreux indépendantistes parcours la région et pillent qui ose y faire halte, mais les musiciens doivent connaître une cache inatteignable.

 Sa déduction est bonne : une couronne de montagne clôt cette vallée à tout randonneur. Un lac central est ceint par d'épaisses forêts et quelques claires de moyenne altitude. De nombreuses îles, toutes vierges de présence humaine, ponctuent l'étendue d'eau offrant autant de halte possibles. Grace à la topologie de la région, les vents demeurent calmes dans cette cuvette. Toujours sous le joug de l'aube, ils passent un des cols montagnards. À cette fin, il faut préalablement prendre de la hauteur. Le froid mort à nouveau les mains et paradoxe, un soleil d'altitude, puissant malgré son réveille, achève de leur brûler la peau et les yeux.

  Le voyageur découvre le lieu pour la première fois et les gigantesques glaciers qui s'agglutinent aux flancs des monts. Ce nul part perdu, il le trouve familier et accueillant, après la cavalcade et sa vie d'errance et de fuites. Dans le paysage, des rivières et des torrents s'observent ou se déduisent et tous convergent au lac. Étrangement, aucun fleuve ne semble pas s'échapper de la vallée.

 Le voyageur n'a pas vu arriver Joe. L'apprenti lit à livre ouvert, la curiosité et la perplexité sur le visage de ce dernier auquel il s'adresse, ce qui le sort de sa stupeur :

 " C'est à se demander où va toute cette eau hein ? ! C'est un mystère géographique irrésolu, on sait bien que le lac est trop petit pour évaporer toute cette eau, alors on suppute qu'il se vide par des anfractuosités souterraines, néanmoins, personne n'a trouvé où cette masse aqueuse finit par ressortir. Il a bien des énigmes de part le monde, et je crois qu'on attendra encore des siècles avant que des savants ne résolvent cette question."

  Le voyageur acquiesce et lâche un laconique :

 " Impressionnant, plus pour lui que pour son interlocuteur. "

 Puis il s'adresse expressément à Joe :

 " Tu sais, garçon, les savants ne résolvent rien, il se contentent de gérer les connaissances de l'humanité. C'est à des ingénieux comme toi, à des forbans comme moi, des aventurières comme Élia et des curieux atypiques que l'on élargit le champ de nos possibilités et de nos connaissances. "

 Au cœur de l'œil, c'est une belle journée qui recouvre la vallée, beaucoup flânent sur le pont et profite de la vue. Halba la guérisseuse est présente, elle s'approche du duo et s'invite dans la conversation avant que Joe ne réponde :

 " Vous parlez du lac ? Il est bien plus haut qu'à l'habitude pour cette saison non ?

 — Effectivement, et c'est inquiétant, pourtant notre île d'appontage est toujours émergée, si j'en crois les informations du Flûtard, c'est faisable, répond Joe, pensif mais confiant. "

***

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