1.

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Ma main glisse à toute allure sur la feuille de papier, un crayon entre les doigts. Mes traits sont précis, tantôt droits, tantôt arqués, peaufinés par des années de pratique derrière moi.

Dans mes oreilles, des musiques mélancoliques s’enchaînent, sans marquer de pause, ou presque. Mes doigts semblent jouer leur partition, accélérant lorsque le tempo augmente, s'adoucissant quand l'intensité prend le pas.

Ce n'est qu'au moment où la lumière naturelle devient trop déclinante, le nez touchant presque la feuille, que je termine mon dessin. Je redresse la tête, étire les muscles douloureux de mon dos à force d'être penché sur mon œuvre dans une position inconfortable. J’enlève l'élastique retenant mes cheveux en un chignon approximatif que j'attache toujours lorsque je me mets à dessiner pour éviter qu'ils m'obstruent la vue ou ne trempent dans les pots de peinture et autres liquides sur mon bureau.

Je souffle doucement sur mon œuvre pour enlever les derniers de résidus de gomme et allume ma petite lampe de chevet. Un sourire se dessine sur mes lèvres, satisfait de mon travail. Je range la feuille dans le petit classeur parmi ses autres sœurs et enlève doucement mes écouteurs. Aucun bruit. Ce n'est pas normal.

Je sors de ma chambre et tends l'oreille. Toujours rien. Je descends l’escalier, mes chaussettes glissent sur les marches en bois sans faire de bruit.

Avant même d'arriver dans le salon, je comprends la situation : les ronflements de mon paternel rivalisent avec le bourdonnement sonore de la télévision en fond. Il s'est endormi une énième fois. Derrière ses pieds en croix posés sur la table, j'aperçois l'ombre d'une bouteille de bière. Je souffle d’exaspération, mais fais attention à ne pas faire de bruit. Je vais dans le salon et commence à me préparer de quoi dîner. Au menu de ce soir, pâtes et sauce tomate, mon plat préféré. Pendant que l'eau bout, je m'occupe de débarrasser la table du midi. Au moment où je me saisis d'une assiette, celle-ci manque de m'échapper des mains et je la rattrape in extremis. Je grimace lorsque j'entends le bruit de la vaisselle qui s'entrechoque résonner à mes oreilles. Pourvu que...

— C'est quoi encore ce bordel ? tonne mon géniteur depuis le salon.

— C'est moi, je range la cuisine.

— Pas moyen de se reposer dans cette baraque. Tu peux pas faire moins de bruit ? C'est pas toi qui te lèves le matin pour que tu puisses bouffer le soir.

Je ne réponds pas, j'ai appris depuis bien longtemps que c'était la meilleure façon d'éviter d'envenimer la situation.

Avisant l'évier rempli, je décide de m'y atteler. Si je ne lave pas la vaisselle maintenant, elle est bonne à rester encore des jours dedans.

Mon père s'assoit à la table et attend. Comme à son habitude, il ne m'aidera pas. Il n'aura même pas l'intelligence de mettre les couverts.

— Putain, ça déborde !

Sa voix de stentor me fait sursauter de peur. Avant que je ne puisse esquisser un geste, il se précipite sur le feu et l'éteint. Trop tard, l'eau bouillante s'est renversée sur la plaque.

— Mais t'es vraiment trop con, Sacha ! Tu peux pas surveiller, l'eau bordel de merde ?

Soudain, mon champ de vision devient noir et ma joue se met à me chauffer anormalement. Lorsque j'ouvre à nouveau mes yeux, je peux lire le regard de fureur qu'il me lance.

— Mais qui m'a foutu un fils pareil ! Il est même pas capable de faire à manger correctement ! T'es vraiment un bon à rien, tu nous sers à rien. Vivement que tu dégages de la baraque que je te vois plus.

Je baisse les yeux, plus par colère que par honte. À cet instant, j'aurais aimé pouvoir lui rendre la pareille. Mais je fais la moitié de son poids et il m'écraserait sans aucune once de pitié.

La porte de la maison claque dans l'entrée et ma mère apparaît.

— Qu'est-ce qu'il s'est passé encore ? demande-t-elle, devinant dans l'attitude de mon père qu'il est énervé.

— Ton putain de fils est un bon à rien, voilà ce qui se passe. Même pas capable de faire à manger.

Il contourne ma mère et retourne dans le salon.

— On va encore bouffer à quelle heure avec ses conneries ? Je me lève tôt demain.

Ma mère pose ses affaires et s'approche de moi.

— Tu peux pas faire attention à ce que tu fais, Sacha ? Tu sais que ton père est fatigué avec son boulot, alors mets-y un peu du tien.

— J'ai pas fait exprès, soufflé-je doucement.

Ma mère ne répond pas et se contente de mettre la table.

L'atmosphère reste tendue pendant tout le repas, mon père s'enfermant dans un mutisme profond. On pourrait entendre une mouche voler tant le silence est total. Je rassemble mon courage et lance :

— Vous vous rappelez que j'ai une soirée demain soir ? commencé-je prudemment.

Mon père relève la tête de son assiette et ne prend pas la peine d'avaler ce qu'il a dans la bouche :

— Une soirée ? Ça serait pas plutôt une soirée pyjama avec tes copines ?

Il ricane, fier de sa blague.

— Et c'est où ? demande ma mère.

— Chez Louise.

— C'est sympa qu'elle t'invite, ça fait longtemps que vous vous êtes pas vu.

Je hoche la tête, soulagé que ma mère ne veuille pas me mettre des bâtons dans les roues.

— Et tu comptes y aller habiller comme ça ? Comment tu veux avoir une bande de potes si tu ressembles à ça, ajoute mon père.

Je baisse les yeux sur mon haut qui laisse découvrir mon nombril.

— Faudrait penser à en acheter un nouveau, il commence à être trop petit.

— Tu sais bien que c'est la nouvelle « mode », Gérard, lui répond ironiquement ma mère.

Je ne dis rien pour ne pas risquer de me voir priver de sortie. Tout ce qui compte, c'est que j'y aille.

À peine me glissé-je dans mes draps et la lumière éteinte, que j'éclate en sanglots, comme chaque soir depuis longtemps, maintenant.

Et puis, lorsque mes larmes se tarissent, un visage apparaît derrière mes paupières. Mon cœur se réchauffe et se gonfle de bonheur. Ce même visage me hante depuis des mois. C'est sûr, demain, je lui dis.

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