"Le Liberté"

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Seulement sept heures reliaient les deux capitales, de ces villes si différentes et en même temps si semblables. Si différentes par leur configuration, par leur population, et si semblables par leur histoire et leur souffrance. Lubor est mort, se dit Vilem comme pour tenter de se persuader de la réalité de l’information. Quelque chose l’intriguait pourtant. Pourquoi avoir envoyé un message sur son portable alors que Vlad savait pertinemment qu’il pouvait être intercepté ? La mort de Lubor devait sans doute être connue. Dans quel but ? Une chose était sure, le texto de Vlad avait annoncé la fin de son exil à Bratislava et son retour précipité à Prague pour organiser l’après. Vilem savait désormais qu’il n’était qu’une question de temps avant qu’il rejoigne Lubor dans la tombe et sa réponse devait être ferme et immédiate. Son portable vibra.

Vilem, c’est un honneur, je serai au bar Le Liberté à 21h. A tout à l’heure. Jonaz.

L’universitaire pragois avait trouvé des mots suffisamment forts pour que Vilem accepte son entrevue. Tous les soutiens étaient les bienvenus pour organiser la rébellion qu’il avait en tête depuis le jour où il était parti de République Tchèque. Il arriva à la gare de Prague un peu après 21h. Le bar Le Liberté était situé sur le parvis de la gare. Avant d’y rentrer, Vilem fut étonné par le silence régnant. Très peu de gens foulaient le trottoir et aucune voiture ne circulait. Cela n’arrivait jamais ici, c’était probablement l’endroit le plus fréquenté de Prague. Comme si le lieu vivait ses derniers moments, mourait à petit feu, absorbé par la nuit. Vilem frissonna et rentra dans le bar. Quelques voyageurs en escale buvaient une bière au comptoir, une valise à roulettes posée à leur pied. Le mobilier sobre, éclairé par de petites lumières suspendues à chacune des tables, offrait des espaces assez intimes. Vilem s’assit à une petite table dissimulée derrière une cloison en bois. On pouvait voir d’ailleurs l’entrée et une partie du bar sans être vu. Vilem remarqua un jeune homme au comptoir, vêtu d’un jean et d’une chemise pourpre froissée, qui lançait des regards croisés sur les autres tables. Vilem ne sut pourquoi mais il savait que c’était son homme. Lorsque la serveuse s’approcha, il lui commanda une bière et lui demanda de faire venir l’individu en question. La serveuse interpella le jeune homme qui se retourna vers Vilem et se joint à lui.

— Monsieur, je suis heureux de vous rencontrer, déclara-t-il tout en tendant une main fraternelle.

— Mais de même, John.

Vilem l’empoigna avec vigueur.

— Je dois dire que j’étais nerveux de vous rencontrer, vous êtes une véritable icône. Mon vrai nom est Jonaz.

— C’est un plaisir de te rencontrer, prend place.

Jonaz posa son manteau et s’assit.

— La gare est bien silencieuse ce soir, il n’y a aucune voiture, que se passe-t-il ? demanda Vilem en introduction.

John parut surpris.

— Vous n’êtes pas au courant ? Il n’y a plus de voitures qui circulent en ville. Les pompes sont vides.

Vilem tressaillit. Ce qu’il avait imaginé de pire était arrivé.

— Cela fait combien de temps ?

— Une semaine déjà.

Merde, pensa Vilem. L’affaire était sérieuse.

— Mais je n’ai pas compris pourquoi les trains continuent à circuler, demanda Jonaz en jetant un regard vers la gare.

— Les trains sont électriques. Et les centrales nucléaires sont à nous. Pas le pétrole ni le gaz. Mais ce n’est que temporaire.

La serveuse apporta une pinte de bière sur la table.

— Oui, vous avez sans doute raison. Vous venez d’arriver à Prague, c’est cela ? demanda Jonaz qui fixait Vilem avec intensité.

— Oui, j’ai dû prendre un peu mes distances ces temps-ci, besoin d’air frais, ironisa-t-il.

— Je comprends, sourit Jonaz.

— J’ai cru comprendre que vous représentiez un groupe d’étudiants apolitiques.

Jonaz paraissait beaucoup moins sûr de lui en chair et en os que dans ses e-mails au ton ampoulé.

— C’est exact, nous avons créé un collectif associatif il y a deux années de cela. Il regroupe des étudiants de sociologie, d’anthropologie et de philosophie. L’idée est d’amener à faire réfléchir la population sur l’avenir de notre civilisation sans y adjoindre des partisanneries politiques.

— Comment avez-vous réussi à mobiliser des troupes sur ces thématiques ?

— Cela n’a pas été évident. Beaucoup de cours manquent à l’appel, les examens sont tronqués, les diplômes ne sont plus valorisés. Et beaucoup d’étudiants ont fui le pays pour aller étudier ailleurs.

— Vers où ? demanda Vilem, surpris.

— La Suède ou la Norvège. Là-bas, ils peuvent avoir des bourses d’études, des moyens pour étudier.

— Je vois. Pourquoi être resté ici alors ?

— Parce que nous aimons notre pays et que nous ne sommes pas résignés. Il y a beaucoup de potentiel ici pour les étudiants et nous voulons le valoriser. Nous pensons que seule une action politique forte peut faire basculer les choses. Havel a fait ça avant nous.

— C’est intéressant, admit Vilem, continuez.

— Nous suivons votre travail depuis un moment et nous avons pensé qu’il était important de vous apporter notre soutien. Mais nous ne savons pas comment ni quand agir.

— Quand, je pense que le moment est le bienvenu et c’est pourquoi je vous ai répondu. Comment, c’est bien l’objet de notre discussion ce soir. Avec les récents événements, beaucoup ont renoncé à leurs engagements et ont préféré se cacher ou s’exiler pour ne pas subir les représailles des gens qu’ils combattaient. C’est aussi pourquoi je suis ici aujourd’hui, pour pouvoir réunir ces énergies disparates et créer un élan commun.

— Qui par exemple ? s’avança Jonaz.

— Le parti travailliste, les écologistes, certaines ONG, et bien sûr d’autres intellectuels fidèles.

— Oui, mais beaucoup récupèrent les événements actuels pour faire parler d’eux.

— Ecoute Jonaz, une révolution ne se gagne pas seul. Nous avons besoin de toutes les forces en mouvement pour gagner le combat et même si vous ne partagez pas toutes les idées et motivations de ces groupes, nous devons trouver la force de collaborer pour apporter une solution collective concrète.

— C’est difficile à concevoir, rétorqua Jonaz. Les plus fidèles aux idées sont souvent écartés, remarqua lucidement Jonaz.

— Voilà tout le risque des révolutions, quand tout se remet à plat, on ne peut être assuré que tout reparte sur de bonnes bases. Mais écoute plutôt ceci, j’aimerais rédiger un appel à un rassemblement démocratique large, signé et soutenu par les groupes que j’ai énoncés.

Jonaz parut un peu sceptique mais ne répondit rien et Vilem enchaîna.

— Le mieux, c’est que vous veniez dans notre groupe de discussion pour constituer l’appel et vous vous ferez votre propre idée des gens qui nous soutiennent.

— Comment comptez-vous faire pour diffuser ce texte ? demanda-t-il sans relever la remarque de Vilem.

— J’ai un réseau de contacts important, ne vous inquiétez pas pour cela.

Et les deux hommes continuèrent leur entrevue en discutant des forces en puissance et des enjeux du rassemblement. Jonaz ne tarda pas être convaincu par Vilem et promit de se joindre au groupe de discussion.

Sur ces dires, les deux hommes se serrèrent chaleureusement la main et quittèrent le bar qui se remplissait peu à peu de clients pour le dîner.

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