Les deux journalistes

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L’un se nommait Martin Kadlec, du journal Mladá Fronta Dnes, Front de la jeunesse d’aujourd’hui. Il avait couvert plusieurs révélations sur des tentatives d’obstruction du vote pour la destitution de l’Union Européenne et s’était posté en défenseur du droit à l’information libre. L’autre était Karol Simek, journaliste historique du Lidové noviny, le quotidien du peuple depuis sa réédition de 1987. Deux figures du journalisme pragois que Vilem n’avait jamais rencontrées, preuve de son manque d’implication dans le monde journalistique. Tous deux étaient assez expérimentés sur ce genre d’affaires et suffisamment opiniâtres pour mener à bien ce genre de publications.

Vilem leur avait donné rendez-vous à l’arrêt de bus près de la grande résidence où il logeait temporairement. Il n’avait pas eu de mal à les reconnaître, deux individus plutôt bien habillés, l’un avec un sac à dos noir et l’autre avec une grosse mallette en cuir marron.

— Bonjour Vilem, Martin Kadlec, ravi de faire enfin votre connaissance.

Martin était un homme d’une trentaine d’années, les cheveux noirs, un bouc mal rasé, une chemise blanche et un pantalon noir discret.

— Martin, enchanté, le plaisir est partagé.

— Vilem, vous voici en chair et en os, Karol Simek.

— Vilem Dvoracek, enchanté.

Vilem tendit la main à une grande femme, les cheveux bruns jusqu’aux épaules, un front plat avec de petits ridules aux yeux et un maquillage discret. Elle portait une veste en laine marron et une mallette assortie, une allure d’un autre siècle mais qui dégageait une certaine classe.

— Venez, l’appartement n’est pas situé loin, les invita Vilem tout en leur proposant de porter l’un de leurs petits bagages. Ce que les deux journalistes refusèrent poliment. Ils balançaient des regards circonspects sur les bâtiments délabrés.

— La résidence est vieille et peu entretenue mais nous ne serons pas dérangés ici, rassura Vilem.

— Voici donc votre résidence de vacances, plaisanta Martin.

— A vrai dire, je commence à m’y plaire, lança Vilem, ironique.

Il installa les deux reporters dans le canapé du salon et revint avec une cafetière chaude et des tasses.

— Bien, je vous laisse commencer, vous devez avoir beaucoup de questions.

— Effectivement, répondit promptement Karol. Pour ma part, je dois comprendre une chose et surtout la raison de notre collaboration. Vous avez souvent terni le travail du journaliste, décrédibilisé son rôle, mis sur le devant de la scène sa propension à se réjouir du tragique et du sensationnel. Vous semblez ne plus avoir foi en les médias mais vous faites appel à eux aujourd’hui. Pourquoi ?

La question de Karol était légitime. Il était vrai que Vilem n’avait pas soulevé sa plume à propos des journalistes. Ses écrits et ses conférences avaient été souvent virulentes envers eux.

— Désolé Vilem, c’est un peu rude mais je dois être rassuré pour que notre collaboration se passe bien, se radoucit Karol après avoir reçu un regard noir de Martin.

— Ne vous inquiétez pas, je m’attendais à ce que vous me posiez cette question et c’est légitime. Il faut partir sur de bonnes bases.

Vilem prit sa respiration et reprit.

— Je crois avoir toujours eu peur des pouvoirs qui tenaient les médias et mon expérience de journaliste n’a fait que confirmer mes appréhensions. Je me trouvais à mi-chemin entre l’excitation intellectuelle de couvrir des événements qui m’intéressaient et sur lesquels je pouvais avoir un impact et l’appréhension qu’une telle lecture de l’actualité ne soit qu’une caméra orientée par un petit groupe de personnes pour conditionner la masse dans une réalité pré-façonnée. Cette dichotomie était terrible. Et je dois vous avouer que ce licenciement, aussi douloureux fut-il, m’a profondément libéré d’un stress quotidien qui m’habitait sur cette question d’éthique.

Martin, son dictaphone à la main et Karol, son stylo tournoyant sur ses phalanges, le toisaient du regard, visiblement nerveux.

Vilem sourit.

— Bien évidemment, je ne remets pas en cause le métier de journaliste dans son ensemble. Les importantes informations que vous avez amenées, vous, journalistes d’investigations sur des sujets majeurs et d’intérêt collectif, ont permis des avancées sociétales indispensables.

— Je comprends votre positionnement, la déontologie manque chez beaucoup de nos confrères. Mais dites-moi, pourquoi ne pas avoir diffusé sur internet les documents que vous allez nous présenter ? demanda Martin, plus détendu.

— Cela a été une question longuement soulevée avec mon collaborateur mais après mûres réflexions, nous avons trouvé plus raisonnable de diffuser ces contenus via des sources officielles.

— Vous n’êtes donc pas de ceux qui croient que seul le web peut proposer des contenus subversifs, souligna Martin.

— Non, je pense que cela doit être complémentaire. Les informations de cette importance, qui relèvent de la sécurité de l’Etat et de notre démocratie, doivent passer le filtre déontologique des grands médias.

— Votre pensée est assez paradoxale Vilem, releva Martin.

— Pas tant que ça non, j’ai toujours pensé que dans le pouvoir octroyé aux journalistes, il y avait moyen d’orienter la foule vers une idée mais aussi de la protéger contre des menaces existentielles. Et c’est pourquoi vous êtes là, vous représentez pour moi des garde-fous à ces menaces. Vous savez comment traiter ces informations en en divulguant les plus légitimes et en laissant de côté celles qui pourraient réellement compromettre les services institutionnels de l’Etat et provoquer des dommages collatéraux irréversibles.

Karol en vint aux faits.

— Très bien, si nous pouvons continuer sur l’objet de ce qui nous amène, expliquez-nous un peu les documents que vous allez nous transmettre.

— Je ne vais vous faire part que de l’essentiel. Ce sera ensuite à vous d’étudier exhaustivement tous ces documents et de juger ce qui est bon de retenir et ce qui ne l’est pas.

Les deux journalistes se regardèrent et acquiescèrent sans un mot.

— Comme vous le savez déjà, j’ai reçu ces fichiers de Lubor Sykora qui a travaillé avec de nombreux collaborateurs pendant plusieurs mois.

— Vous n’avez aucune idée des personnes avec qui il a travaillé ? demanda Karol.

— Il m’a fait part d’un groupe de hackers qui a permis d’intercepter des messages et les a compilé pendant quelques mois. Je n’ai pas eu d’autres informations sur cela.

Karol prenait des notes avec un stylo noir, silencieuse.

— Souhaitait-il vous préserver des informations qui auraient pu vous exposer encore plus au danger ? demanda Martin.

— Sans doute.

Vilem ne voulait développer les doutes qu’il avait sur le député, qui restaient, pour l’instant, sans réels fondements.

— Quel est le contenu exact de ces documents ?

— Il s’agit surtout de conversations dans des lieux publics, des e-mails et également des échanges via des messageries cryptées. Vous verrez des noms, fonctions, des pseudos d’emprunts, des adresses IP, des adresses postales et des numéros de téléphone.

— De ce que vous en avez vu, de quoi retournent généralement les échanges interceptés ?

— Il s’agit beaucoup de compte-rendu d’écoutes des membres du gouvernement en place, des débats sur la situation politique du pays et surtout la mise en place de la stratégie.

— La stratégie ?Que voulez-vous dire ?

Martin semblait surpris par le terme employé.

— De l’objectif de ces échanges.

— Pouvez-vous être plus clair Vilem ? demanda Karol, qui avait arrêté d’écrire.

— Comment ? Du coup d’état évidemment.

Les deux journalistes se regardèrent, interloqués.

— Ne me dites pas que vous n’étiez pas au courant.

— Un coup d’état ? Etes-vous sûr de ce que vous avancez ? demanda Karol.

— Evidemment…

Beaucoup de questions tournaient désormais dans la tête de Vilem. Vlad lui avait pourtant assuré que les journalistes étaient au courant du dossier.

— A quoi vous attendiez-vous ?

Martin se leva, nerveux. Karol reprit du café et racla sa gorge.

— Je ne peux pas y croire, murmura-t-elle. Elle se tourna vers Martin, comme pour chercher de l’aide.

— Martin, étais-tu au courant de cela ? Tu as été le premier à être instruit du dossier.

— Evidemment que non, Karol. Je t’en aurais fait part.

— Pourquoi êtes-vous venus ici alors ? demanda Vilem, abasourdi par la réaction des deux journalistes.

— Nous avons seulement été mis au courant des écoutes du gouvernement par des membres extérieurs, ce qui est déjà très grave pour notre démocratie. Jamais nous n’avons eu d’informations comme quoi un coup d’état se préparait.

Les doutes s’emparaient de Vilem sur le positionnement de Lubor dans cette affaire et des données qu’il avait fournies à ces journalistes. Mais il se souvenait également de la façon dont il procédait pour acheminer l’information à son destinataire, de manière entrecoupée et non exhaustive. La lettre qu’il lui avait donnée à l’Opéra confirmait cette conjecture.

— Quel est le dernier contact que vous ayez eu avec Lubor ?

— En fait, nous n’avons jamais eu de contact direct avec Lubor, regretta Martin.

— Tout se faisait via Vlad, son assistant, rajouta Karol.

Vilem se grattait le menton, tentant de mettre en ordre ses idées.

— Vous paraissez vous-même inquiet Vilem, y a-t-il des choses que nous devons savoir avant d’avancer plus loin ? Vous doutez de l’intégrité des gens qui vous ont fourni les documents ?

— Nous ne sommes jamais sûrs de rien en ces temps. Mais ce dont je suis sûr, c’est ce que j’ai vu sur cette carte.

Karol le regarda avec circonspection.

— Justement, parlez-nous en plus. Qui sont ces gens ? Quand ont-ils prévu de faire ce coup ?

—Nous avons affaire ici à des hauts fonctionnaires, des hommes politiques du gouvernement en place comme de l’opposition, des intellectuels, la liste est malheureusement assez longue.

— Vilem, vous considérez bien les impacts d’une telle révélation ? Même si nous ne dévoilons pas votre nom, vous savez que nous ne pourrons pas vous apporter une protection ? Vous serez dans la ligne de mire des gens que vous dénoncez, développa Karol, regardant Vilem froidement.

— J’en ai conscience mais je crois que c’est aussi votre cas malheureusement, analysa-t-il sans fierté.

— Oui, effectivement, nous savons les risques que nous prenons quotidiennement. Excusez-moi Vilem, mais j’ai besoin de connaître vos motivations pour une telle prise de risques, fit Martin.

— Parce qu’on m’a mis ces documents entre les mains et qu’il faut bien que des gens se mouillent pour qu’il arrive au grand jour. Je n’ai rien à y gagner personnellement mais j’ai été mis malgré moi dans ce complot.

— Comment pensez-vous nous fournir les documents ?

Karol écrivait sans relâche sur son calepin.

— Maintenant et tout de suite fit Vilem, en tendant la petite carte grise.

— Avez-vous fait des copies ?

— Non, je ne souhaite pas garder ce genre d’informations sur moi. Mais Lubor doit l’avoir fait.

— Vous pensez bouger prochainement alors ?

— On ne sait jamais, j’ai été pas mal en transit ces derniers temps, les documents seront plus en sécurité avec vous.

— Très bien, qu’en penses-tu Martin ? demanda Karol.

Martin s’était levé et se tenait devant la fenêtre, scrutant l’extérieur.

— Martin ? Tout va bien ? demanda-t-elle.

— Vous attendiez quelqu’un d’autre ? demanda-t-il, en tirant le rideau pour une énième fois.

Vilem et Karol se levèrent précipitamment et ouvrirent la fenêtre qui donnait sur le parking de la résidence. Une grosse Honda noire s’était garée en double file et deux hommes attendaient à l’intérieur.

— Qui vous héberge ici ? Quel est votre contact ? demanda Karol, la voix tendue.

— Un dénommé Tech, un contact de Lubor.

— Depuis quand ne l’avez-vous pas vu ?

A vrai dire, Vilem ne l’avait pas revu depuis son arrivée ici.

— Martin, on y va, c’est trop risqué.

Karol rangea rapidement ses affaires.

— Vilem, y a-t-il une sortie à l’arrière du bâtiment ?

— Oui, il y a une sortie de secours dans le local poubelle.

— Emmenez-nous-y vite, s’il vous plait.

— Ok, prenez ça et conservez-le précieusement, fit Vilem, en tendant la carte SD à Karol.

Karol toisa Vilem du regard. Vilem imaginait les innombrables questions qui trottaient dans la tête de la journaliste. Il maintint son regard, l’air déterminé, tenant la carte à bout de bras, sans trembler. Après quelques secondes, elle prit la carte, la plaça dans son soutien-gorge et accourut vers Martin qui attendait déjà sur le pas de la porte. Les trois journalistes descendirent les escaliers quatre par quatre et sortirent par l’issue de secours. Cette dernière donnait sur un espace de pelouses commun aux autres blocks de la résidence. Les deux journalistes suivaient Vilem en trottinant, tout en jetant des regards derrière eux. Ils ne semblaient pas avoir été suivis. Par chance, un bus attendait son heure pour partir en direction du centre. Ils montèrent en vitesse et le bus démarra dans la foulée.

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