Bratislava

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Une forte lumière envahit l’arrière du camion. Les portes étaient ouvertes sans que Vilem ne sut depuis combien de temps. Il s’était assoupi et sa nuque lui faisait un mal de chien. Il rassembla ses affaires, laissant la bouteille de schnapps vide dans la remorque. La cabine était vide et seuls étaient présents des ouvriers de l’usine qui déchargeaient les caisses vers les stocks de l’entrepôt. Le conducteur s’était volatilisé.

— Excusez-moi, y a-t-il un bus qui part pour le centre-ville d’ici ? demanda-t-il à un ouvrier près de lui.

Celui-ci était occupé à charger les caisses du camion. Il lui indiqua une vague direction en levant le bras sans s’attarder dans des explications.

Le bus emprunta de grandes avenues ouvertes sur de simples friches et des squares de mille habitants où s’élevaient anarchiquement des blocks gris réguliers et froids. Après quelques minutes de trajet, les larges artères changèrent de physionomie, sporadiquement creusées par de petites ruelles étroites flanquées de vieux bâtiments en pierre défraichie. La vielle ville était proche. Vilem avait oublié un instant son statut fâcheux d’exilé, bercé par la douce aura qui émanait déjà de la ville. Les espaces de verdures qui parfois manquaient à Prague tenaient ici toutes leurs places, imposant à la rue et à ses voitures l’ombre audacieuse des marronniers, la structure discrète des haies de fusain, le rouge merveilleux des azalées plantées avec parcimonie. Il descendit un peu par hasard à un arrêt proche du vieux tramway qui circulait au pas. De là, l’avenue se prolongeait dans un arc de cercle à la courbure douce. Il atteignit très vite un parvis agréable devant une église catholique dont les deux tours au rose discret indiquaient indéniablement son architecture baroque. Bratislava, cette ville méconnue et pourtant superbe, le recevait aujourd’hui dans ses bras protecteurs pour atténuer sa tourmente et le mettre à l’abri des mauvaises âmes. Il ne se souvenait que très peu de son dernier voyage dans la capitale slovaque. Il devait avoir dans les cinq ans, embarqué tout comme ses frères et sœurs, dans le déplacement diplomatique de son père. Ce dernier, trop occupé, avait laissé sa petite famille visiter les discrets joyaux de Bratislava. Le souvenir était aussi plaisant que l’odeur agréable d’un plat dont on avait oublié tout le goût. Vilem se souvenait aussi de ce sentiment indicible de découvrir un pays, émotions démesurées pour un petit garçon, curieux et ouvert vers le monde extérieur. Mais ce qui intriguait Vilem ici, c’était le calme ambiant. Le peu de véhicules qui circulaient n’émettaient pas ces klaxons intempestifs, des piétons discutaient sans crier, seulement interrompus par la cloche des vieux tramways. Ces derniers arboraient des couleurs si vives qu’elles contrastaient avec la palette de couleur pastel de ces artisans de génie qui avaient enduit les façades il y a quelques deux cent années. Où que Vilem aille, le sceau des austro-hongrois était présent dans les frises, la couleur et bien sûr dans le Hrad Bratislava, le château qui surplombait l’ensemble de la ville.

Son contact sur place était un certain Tech. Vilem devait le rencontrer en début de soirée sous la pile du pont Most SNP à l’entrée de la vieille ville. Il profita de ce temps pour déambuler dans la ville slovaque, apprécier le vieux centre et ses édifices modestes mais subtilement ornés, ses petites ruelles discrètes au charme insoupçonné, les quais du Danube aux bâtiments bruts mais aux berges naturelles. Les slovaques s’avéraient être des gens charmants, ouverts à la discussion et soucieux de faire connaître leur ville.

Lorsque Vilem arriva sous le pont, un homme habillé dans un manteau beige fumait une cigarette la tête baissée. Comme personne d’autres n’était présent, il s’avança vers lui.

— Tech ? demanda Vilem.

— Ouais, suivez-moi.

L’homme, au visage marqué par l’alcool et le tabac, éteignit sa cigarette et commença à longer le fleuve. Vilem le suivit, n’étant désormais plus surpris de ne pas recevoir d’accueil en fanfares. Après vingt minutes de marche, Tech s’éloigna du quai pour s’approcher d’un vieux break rouge délavé. Les portes grincèrent et les deux hommes s’assirent sur les sièges troués mais confortables. Personne ne parlait. Tech se ralluma une cigarette et enclencha le contact. Une vieille radio grésillante balançait un Michael Jackson fatigué. Les vieux phares jaunes éclairaient les hauts bâtiments en béton qui constituaient la banlieue ouest de Bratislava. La voiture s’arrêta net devant l’un d’entre eux, un bâtiment sans lumière à la façade décrépite. Les trottoirs étaient défoncés, des chiens hurlaient au loin. Tech, toujours silencieux, ouvrit la porte d’entrée et monta deux étages. Le réduit dans lequel il vivait était des plus sommaires, un vieux canapé affaissé, une ampoule jaune sans abat-jour et une télé hors d’âge. Tech le conduisit dans la seconde pièce composée d’un petit lit et d’une lampe de chevet qui, en l’allumant, fit apparaître une tapisserie fleurie.

— Je peux dormir sur le canapé, fit Vilem, gêné.

Celui-ci hocha la tête négativement et sortit en fermant la porte. Curieux personnage, pensa Vilem. Il posa son bagage et s’allongea sur le lit dont les ressorts résonnèrent pendant quelques secondes. Pour la première fois depuis un long moment, il se sentait en sécurité. Ou du moins, il avait du mal à imaginer que quiconque puisse le trouver dans cet endroit. Mais le sentiment de sécurité n’enlevait rien aux tourments de l’exil. Il se sentait affaibli, déraciné, comme si une partie de lui-même avait été amputée de manière brutale. Se retrouver dans ce lieu étranger loin de ses repères le rendait hautement vulnérable. Il se sentait trop à l’étroit dans son corps, son cœur était serré dans sa poitrine et aucune pensée de quelque sorte ne pouvait l’attendrir. Il sortit de son sac un livre aux pages racornies, Le Passant, d’Yvan Blatny.

« Page ouverte où écrivaient la fatigue, la peur et la guerre,

Se tapissant dans les poutres et les pierres,

Un abandon sans borne, le jour baissait.

Page ouverte où écrivaient la fatigue, la peur et la guerre,

Se tapissant dans les poutres et dans les pierres,

Un abandon sans borne, le jour baissait.

Et les visages serrés vie contre vie.

N’y faisant plus qu’un, point infime,

Tandis qu’en ville grondait la canonnade. »

Ce poète tchèque avait retranscrit avec merveille le point de vue d’un homme en apparence passif mais en réalité observateur attentif de son environnement, détaillant, via une sensibilité exacerbée, aussi bien les choses simples du quotidien que les événements tragiques de la vie d’un homme. Le lyrisme du génial poète lui apporta la mélodie nécessaire à la venue d’un sommeil sans rêve.

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