La liste

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Le Dovny était logé dans une bâtisse quasiment aussi jolie que le théâtre auquel il faisait face. Les colonnes grecques étaient soulignées par une frise gravée dans la pierre et la grande entrée voutée imposait le respect. A l’intérieur, le bar semi-circulaire était auréolé d’un grand lustre éclairé par des spots modernes mais discrets. La moquette rouge au sol et les serveurs en nœud papillons avaient surpris Vilem, qui, intimidé, avait demandé une table discrète dans la salle. C’est un Crowne Palace en activité, se dit Vilem pour se détendre. Cette pensée le fit sourire, les beaux endroits d’aujourd’hui seraient peut-être les ghettos de demain. Vilem commanda un expresso, de peur que le prix de la bière le fasse fuir avant de rencontrer son pourvoyeur de logement.

Peu avant minuit, la carrure imposante du député fit son apparition devant la porte d’entrée. Le serveur lui indiqua du doigt la table où Vilem était assis. Ce dernier se leva à son arrivée.

— Restez assis, Vilem, précisa Lubor d’une voix rassurante.

— Monsieur Sykora, salua Vilem.

— Appelez-moi Lubor, ce sera suffisant, précisa-t-il. Je dois avouer, continua-t-il, que j’ai douté du fait que vous veniez ici, votre sortie était des plus rapides et vous n’avez même pas attendu la fin de l’Opéra.

— J’ai beaucoup d’affection pour Mozart mais ses opéras me font perdre le sens des réalités, renchérit Vilem.

— Je ne peux vous le reprocher, je suis un grand admirateur d’opéras.

— Lubor, il semble que vous en sachiez beaucoup plus sur moi que j’en sais sur vous.

— Vous n’avez pas lu ma bio sur Wikipédia ? demanda-t-il, avec un sourire.

— J’ai envie de l’entendre de vive voix, rétorqua Vilem.

— Que buvez-vous ?

— J’ai déjà bu un café, je vous remercie.

— Je vous conseille le vin qu’ils font venir d’Italie, il est très bon.

— Alors, je vous suis, se réaligna Vilem, content de pouvoir boire autre chose qu’un café à cette heure-ci de la soirée.

Le serveur revint avec une bouteille de vin et deux verres puis servit les deux hommes qui trinquèrent à la représentation de Mozart. Lubor commença son récit.

— J’ai fait mes débuts dans la politique il y a vingt ans après avoir dirigé l’entreprise de lutherie de mes parents. Mais voyez-vous, la tradition des lutheries de Bohême n’était plus en phase avec les nouvelles aspirations du monde. J’en ai été profondément marqué parce que c’était un héritage noble. J’ai compris que je n’avais aucun pouvoir, en tant que chef d’entreprise, contre l’extinction de cette tradition créatrice ancestrale. C’est ce qui m’a poussé dans la voie de la politique. J’ai adhéré au parti social-démocrate, fait mes armes de militant et j’ai été élu député cinq ans plus tard.

— D’où cette amour de l’opéra, souligna Vilem.

— Effectivement, j’ai l’impression d’entendre le labeur de mes parents à travers les mélodies des cuivres dans les opéras de Prague. Il marqua une pause. Mais ceci est terriblement personnel. Parlons de politique si vous le voulez bien.

Lubor était pourtant resté stoïque et n’avait pas trahi son émotion par une quelconque expression. Son visage restait dur et modelé.

— Votre présence ici semble être le signe d’un désaveu de votre parti, remarqua Vilem.

— Effectivement, mes convictions n’ont cessé de m’éloigner de ce qu’a proposé mon parti durant ces dernières années. Je suis donc un frondeur, un dissident, appelez ça comme vous voulez. Aujourd’hui, je veux combattre les injustices criantes dont j’ai été au début complice et après observateur impuissant.

— Je vois. Et comment est-ce que vous en êtes venu à me contacter ?

— J’ai lu attentivement vos travaux et je me suis retrouvé dans beaucoup des conclusions que vous tiriez. Mais nous devons, aujourd’hui, faire coïncider plus que jamais nos visions de la politique et du pays. Dans vos écrits, vous constatez que notre société se morfondait dans le consumérisme, l’absence de libertés et la perte de valeurs républicaines, vous êtes d’accord jusque-là ?

— C’est très résumé mais je vous laisse poursuivre, répondit Vilem, prudent.

— De vos propos, j’en tire que l’ensemble de la classe politique est incapable de résoudre les problèmes énergétiques et sociétaux qui en découlent pour apporter les réponses appropriées, avança Lubor.

— Entre autres oui mais j’ai surtout dit que les gouvernements occidentaux ont créé la crise énergétique actuelle en construisant une dépendance considérable aux énergies fossiles.

— Et vous regrettez le manque de réactions face aux conséquences que cela a entraîné.

— Effectivement, comment ne pas le regretter.

— Nous sommes atteints du syndrome des Romains. Une société toute puissante, qui se croit invincible, en oublie ses adversaires et minimise ses propres faiblesses.

— Pensez-vous que l’on reproduise de façon identique un schéma passé ?

— Rien n’étonne l’histoire mais tout surprend l’homme. Et il y a différentes façons d’aborder le déclin d’une société. Mais le contexte est différent. Ce qui a changé par rapport à nos prédécesseurs, c’est que tout cela est devenu une problématique d’ampleur mondiale. Mais ce n’est pas à vous que je vais apprendre ça, vous avez considérablement travaillé sur le problème géopolitique énergétique.

— C’est vrai oui, mais je n’ai pas pu encore développer d’idées globalisantes.

— C’est la critique que je voulais vous faire, vous avez peu écrit sur la crise écologique par exemple.

— Vous devez bien être au courant des lignes éditoriales de mon ancien journal, le problème est trop global, difficile de faire un lien direct sur l’impact local.

— Voilà qui doit vous réjouir désormais, en tant qu’indépendant. A vous les grandes dissertations sur la crise climatique et son impact sur les sociétés humaines.

— J’aimerais. Mais avec quels moyens ? J’ai de la peine à attirer un nombre conséquent de lecteurs, j’ai été tour à tour discrédité par mon ancien journal, par le gouvernement et même par quelques associations citoyennes. Et mon blog est désormais bloqué, regretta Vilem.

Lubor ne parut pas surpris par cette nouvelle.

— Je peux vous redonner votre lectorat et l’impact que vous aviez lorsque vous écriviez auparavant, peut-être même plus encore.

— C’est-à-dire ?

— J’ai quelques contacts à Bruxelles qui pourront vous aider à diffuser votre message, à condition de jouer le jeu.

— Bruxelles, murmura Vilem, l’air incrédule.

— Oui Bruxelles. Ne laissons pas les anciennes puissances dominantes sur le carreau. Regardez un peu l’histoire. Pendant la période post révolutionnaire en France, lorsque Napoléon fut congédié, on fit appel à l’ancienne puissance des Bourbons pour pouvoir assurer une transition. Cela a amené un peu de calme au sein de la population et a servi la cause révolutionnaire.

— Ce n’est pas ma vision de la politique. Croyez-vous alors aux retours des monarques de l’Union Européenne ?

— Dans un certain sens, oui. Il est, je pense, intéressant de pouvoir s’en servir pour pouvoir constituer un nouvel Ordre.

Vilem était un peu incrédule sur la solution, les anciens dirigeants de l’UE étaient tellement impopulaires et illégitimes qu’il était compliqué d’imaginer leur retour. La destitution de l’UE remontait à dix ans maintenant, provoquée entre autres par l’effondrement de quelques démocraties qui la constituaient, notamment le Portugal, la Pologne et l’Italie qui n’avaient pas pu arrêter la montée du populisme. La Pologne avait vu par exemple le retour d’un parti autoritaire dont l’exercice du pouvoir avait emmené le pays dans une anarchie qui n’avait pas de précédents. Le Portugal et l’Italie, affaiblis par des dettes publiques toxiques, étaient gouvernés par des Etats autoritaires d’une nouvelle nature. Ces derniers avaient totalement fermé les frontières et banni tous les autres partis du paysage politique. On ne pouvait d’ailleurs plus se rendre dans ces pays à moins d’avoir un passe-droit. L’idée du retour d’une puissance fédérale était donc des plus farfelues.

— Je comprends votre scepticisme, continuez à écrire vos excellents papiers, élargissez, sortez du cadre tchèque, imaginez des scénarii, offrez de la matière à toutes les têtes qui pensent encore sur ce continent et de mon côté, je me charge de vous offrir un moyen d’expression plus puissant.

— Ne surestimez pas ma capacité à haranguer les foules, je ne fais pas dans le sensationnel, observa Vilem. Pourquoi me proposer de collaborer avec vous ? Pourquoi moi ?

— Vilem, je suis assez surpris de cette question, vous n’êtes pas n’importe qui dans ce pays, une des figures des médias, grand analyste. Pour ma part, je suis un ancien du gouvernement en mal de communication, dénigré par mon propre parti et en bataille avec la population de mon district d’élection. Je vais être honnête, j’ai besoin de vous comme vous avez besoin de moi et je pense sincèrement que notre coopération peut avoir un impact réel.

L’argumentation était claire, logique et Lubor semblait confiant, son regard noir fixant celui de Vilem. Il était évident qu’il savait convaincre, ou plutôt persuader, il n’était pas un homme politique par hasard.

— Souhaitez-vous que nous travaillons ensemble à préserver notre modèle démocratique et les valeurs qui y sont liées ?

— Je ne vois pas d’objection à ce que nous travaillions ensemble, il faut voir selon quelles modalités, objecta Vilem.

— Très bien.

Lubor semblait satisfait.

— Je comprends que la liste que vous m’aviez fournie n’était en réalité qu’un appât.

— Il fallait que je vous donne de quoi attiser votre curiosité. Et croyez-moi, vous n’allez pas être déçu.

— Quand est-ce que vous m’expliquerez sa nature ? Et ce que j’ai à faire avec ces noms ?

Lubor sortit de sa veste un papier de bloc note sur lequel était écrit une longue suite de caractères, chiffres et lettres. Il la tendit à Vilem.

— Tenez, gardez ça précieusement.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une clé pour que nous puissions communiquer via l’application PGP, une messagerie cryptée. Grâce à deux clés de chiffrement, l’une privée et l’autre publique, nous pouvons être quasiment assurés que nous serons les seuls à lire nos messages.

— Vous avez peur des interceptions ?

— Je pense que nous avons déjà été interceptés.

— Lubor, il faudra vraiment me dire dans quoi vous souhaitez me lancer.

— Evidemment mais pas ici et pas maintenant.

Il regarda sa montre, soudainement pressé.

— Je dois partir, je vous recontacte rapidement, fit-il. Il termina son verre de vin et revêtit son long manteau noir. Les deux hommes se serrèrent la main et Lubor sortit après avoir laissé quelques billets sur la table. Vilem regarda la clé de chiffrement une nouvelle fois. L’appréhension l’avait gagné. Il savait bien que cette résidence payée attendait implicitement un travail de sa part. Mais de quelle nature allait-il être ? Quelles ressources pouvaient retirer un politicien frondeur d’un journaliste à la rue ? Bien que Lubor et Oleg soient des personnalités très différentes et aux visions opposées, il fallait bien admettre que leurs approches s’étaient faites dans les même temps et avec la même brutalité. Vilem était-il devenu une putain courtisée pour accomplir les crasses de politiciens véreux? Il était encore trop prématuré pour le savoir. Il fallait rester sur ses gardes, les alliances avec les politiques constituaient souvent un jeu dangereux et versatile.

Une fois rentré, Vilem installa le PGP sur son portable. L’interface était des plus minimalistes et l’utilisation du logiciel était complètement intuitive. Vilem créa ses deux clés de chiffrement, rentra celle de Lubor et lui envoya sa clé publique. Une heure plus tard, un message était apparu.

Entrée Nord-Ouest du Parc Tesnov, Florenc, 21h.

C’est noté, j’y serai, répondit-il simplement.

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