Don Giovanni

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Vilem avait rêvé de ce moment depuis longtemps. Un vrai lit, avec matelas et oreiller, un petit chauffage qui apportait une chaleur douce et une pièce unique où régnait le silence absolu. Cette soirée incongrue allait sans doute l’emmener dans l’inconnu mais il l’oublia vite lorsqu’il s’allongea sur le lit douillet et qu’il détendit l’ensemble de ses muscles. Il observa le plafond aux teintures délavées pendant quelques minutes. La nuit d’avant, il dormait à même le sol avec ses camarades sans-abris. Il eut d’ailleurs une pensée émue pour ces derniers, ceux-là ne retrouveraient sans doute pas un logement de sitôt.

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Lubor lui avait donné rendez-vous au Stravoské Divaldo, le théâtre des Etats, celui-là même où Mozart avait joué sa première représentation de Don Giovanni. Lieu symbolique de rendez-vous pour Vilem puisqu’il en était un féru admirateur. La façade néoclassique comportait quatre colonnes corinthiennes surmontées d’un fronton aux admirables gravures, Avant d’entrer, Vilem relut le message.

Retrouvez-moi au balcon n°10, 2ème étage, vous avez déjà une place à votre nom.

La réceptionniste prit machinalement son ticket et lui proposa de laisser son manteau au vestiaire. Vilem la remercia par la négative, l'opéra lui donnait toujours froid.

Lorsqu'il entra dans la salle d'opéra, il fut étonné de sa petite taille mais apprécia à sa juste valeur cet enchevêtrement de cinq niveaux de balcons aux frises discrètes surplombés par l'imposant lustre, garant de la lumière divine et irradiant le parterre d’une lumière blanche resplendissante. Lubor était déjà assis, un costume gris très solennel, les mains jointes, dans une concentration quasi-religieuse. Il ne sembla pas prêter attention à l'arrivée de Vilem qui s'assit discrètement à ses côtés, prenant bien soin de tenir les plis de son manteau en s'asseyant. Lubor resta silencieux quelques minutes, le regard fixé sur la scène alors vide. Après une inspiration, il ouvrit la bouche, une voix de baryton bass en sortit, grave et sérieuse.

— Bonsoir Vilem.

— Bonsoir Monsieur, fit Vilem à voix basse.

— Je vous vois observer cette magnifique salle. Saviez-vous qu’elle fut rénovée en 1991 pour le bicentenaire de Mozart ? Des travaux considérables y avaient été entrepris alors.

Sans attendre de réponse de son invité, il enchaîna.

— Dans le dos du fauteuil devant vous se trouve une enveloppe qui vous est destinée. Maintenant, je vais rester concentré sur l'opéra et je vous remercie par avance de ne pas me déranger. Si vous avez des questions, je serai au bar Le Dovny après la représentation

Vilem fut quelque peu décontenancé par cet homme qui détenait l’art inconvenant de parler sans regarder son interlocuteur.

— Je vous remercie, répondit simplement Vilem

Les musiciens firent leurs entrées sur scène sous la ferveur des applaudissements du public, parsemé çà et là dans la salle étonnamment peu peuplée. Une mélodie simple entama les hostilités, comme pour préparer l'ouïe de l'audience avant d’entrer dans la composition virtuose complexe. L’idée était probablement de préparer le voyage tortueux du public via des voies d'entrées accessibles. Clarinettes, tuba et trompettes alternèrent leurs mélodies dans cette créativité divergente dont Mozart était l'éternel garant. Soupirs inconstants, envolées sporadiques, gradation progressive, la sphère mélodique du génial compositeur gagnait tout l'espace et toutes les âmes. Cela ne semblait pas à première vue complexe mais la subtilité rendue était merveilleuse, unique. Vilem avait la curieuse sensation que son corps se détachait de ses sens, totalement à la merci des notes. Il n'était plus qu'un quelconque réceptacle incapable de transformer fidèlement les sons divins qui s'insinuaient en lui. La musique éleva le lieu, révélant les marqueteries jusque-là invisibles, donnant vie aux statues angéliques, courbant les tentures et déstructurant le lustre désormais fragile. Toutes et tous étaient esclaves du plaisir suscité par la performance musicale. L'amour du moment, exempt de toutes considérations rationnelles. Le Beau, tel que le concevaient les philosophes grecs, celui qui défaisait la chair de l’âme, celui qui enveloppait l'homme démuni d'une ferveur soudaine et qui le transcendait au-delà de sa condition.

Lors de l’entracte, Vilem sortit de son extase pour considérer l’enveloppe de Lubor. Deux feuilles y figuraient, pliées en deux. Une liste de noms y était énumérée, certains que Vilem connaissait, des personnalités politiques ou de la société civile, d’autres qu’il découvrait. Vilem ne trouvait pas de sens à cette liste mais il avait un pressentiment curieux, celui de détenir un document inédit par son existence mais dangereux par son implication. En arrière-plan, Mozart continuait à envoyer ses notes merveilleuses et mesurées. Vilem devint méfiant, ce génial artiste franc-maçon n’était probablement pas un choix anodin. Dès lors, il regarda de façon différente cet homme à qui il avait peut être fait confiance trop rapidement. Lubor restait impassible quand bien même les regards suspicieux de Vilem le dévisageaient. Vilem commença à transpirer, trop d’éléments étranges s’étaient glissés dans cette soirée. D’abord, ce rendez-vous discret, cet homme froid et mystérieux puis cette liste. Mozart n’y ajoutait rien de stable.

— Je dois partir, chuchota Vilem à l’oreille de Lubor

Celui-ci le saisit par le bras sans le regarder.

— Vous ne pouvez plus faire machine arrière. A bientôt, dit-il froidement.

Après être sorti de l’Opéra, Vilem marchait à vive allure sur le trottoir pour évacuer le trop plein d’émotions de la soirée. Ces pensées étaient troublées, croisées, l’opéra l’avait déstabilisé émotionnellement et cet homme lui avait instigué le doute. Pouvait-il avoir confiance en lui ? Après tout, il pouvait jeter ce papier, oublier cette journée à tout jamais et... Et quoi ? Telle était la question. Il n’avait plus de famille, plus de travail, plus de logement, seule subsistait sa conviction qui, sans soutien ni support d’expression, ne valait rien. Il pouvait également continuer à demeurer au Crowne Palace, faire des cauchemars et mendier la journée. Oui en homme libre, il pouvait opter pour ce choix. Mais ce qu’il ne souhaitait pas, c’était d’errer seul dans le monde pernicieux du doute. Curieusement, il repensa à un conseil que lui avait donné son père alors qu’il était adolescent.

« Rester dans le doute est plus dangereux que de faire le mauvais choix, l’important est de choisir, décider, c’est ce qui fait ce que nous sommes. »

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