La rencontre

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La nuit, le ghetto était plongé dans le noir. Depuis quelques années déjà, les éclairages publics étaient soumis à une gestion drastique aboutissant à des extinctions subites et des baisses de tension brutales. La municipalité de Prague avait vu son budget des consommations électriques exploser avec l’augmentation du coût des énergies fossiles. Elle avait fait le choix d’éteindre des quartiers entiers, notamment les plus défavorisés, ce qui avait augmenté de manière considérable les violences et les actes criminels. Les quartiers les plus riches avaient été épargnés, les élus de Prague souhaitant éviter de couper ce service public à des résidents payant des taxes d’habitation considérables. Par endroit, les gens allumaient des feux sauvages pour s’éclairer. Pour se réchauffer, les habitants brulaient les immondices accumulés dans la rue et pour lesquels il n’existait plus de retraitement. Et lorsque le temps était trop humide, ils venaient se chauffer auprès des latrines en décomposition disposées çà et là, ce qui ne manquait pas de provoquer des problèmes tragiques d’hygiène. Pour les plus bricoleurs, il restait le moyen de détourner des panneaux photovoltaïques pour en faire de l’électricité, solution pratique mais intermittente et peu fiable, les panneaux étant souvent vétustes et en partie oxydés par l’humidité ambiante.

Vilem acheta un journal au kiosque de l’angle de la rue. Une double page était consacrée au parti politique récemment créé, appelé le Nouveau Parti, proche des actuels partis radicaux de gauche et qui comptait parmi ses rangs la jeunesse pragoise et certains intellectuels. Il était mené par un certain Jaroslav Hacek. Issu d’une famille modeste de l’est de la République Tchèque, Jaroslav avait adhéré au Parti communiste radical pendant ses études de philosophie à l’Université de Prague avant de cofonder avec d’autres étudiants le Nouveau Parti. Celui-ci portait les idéaux de gauche et souhaitait résolument se différencier du Parti communiste par sa vision progressiste de la société et son ouverture résolument fédératrice. Le parti d’Hacek avait gagné en popularité depuis que l’effondrement de l’hégémonie américaine et de sa consœur européenne avaient laissé une place béante à l’avènement de nouveaux idéaux de société. Son programme était résolument tourné vers l’homme et sa condition sociale ainsi que sur la nouvelle économie liée au développement d’alternatives préférant l’utilisation raisonnée de l’environnement et de ses ressources. L’article faisait également mention de son second, un certain Ivan Klaus, ancien militant du parti vert allemand et immigré depuis la débâcle allemande de 2020, qui s’était hissé très vite dans les rangs du Nouveau Parti grâce à son expertise en écologie politique et à son retour d’expériences en la matière. Alors que Vilem était en pleine lecture de ce nouveau phénomène politique, une berline noire ralentit à ses côtés et le suivit un instant. Il adressa des regards discrets mais ne distingua aucun des occupants de l’automobile. La voiture accéléra et se gara en double file plus loin dans la rue.

N’y prêtant plus attention, Vilem continua sa lecture jusqu’à ce qu’un homme, le visage dissimulé dans un chapeau noir, le bouscula.

— Vous êtes Vilem Dvoracek ? demanda-t-il sans que Vilem ne puisse observer son visage.

— Oui, que voulez-vous ?

— Montez avec moi, je vous expliquerai, il en va de votre salut.

— C’est hors de question, cassez-vous ! rugit Vilem

— Ce n’est pas une question, répondit froidement son agresseur au fort accent russe.

Il le prit par le bras et le força à rentrer à l’arrière de la voiture banalisée qui avait pris place à leur côté. La porte arrière se verrouilla avant que Vilem ne put tenter d’en sortir.

— Je suis désolé de l’accueil, annonça l’homme à côté de lui, d’une voie chaleureuse forcée.

L’homme devait avoir une soixantaine d’années, les cheveux gris taillés courts et les yeux bleus vifs. Sa mâchoire carrée montrait des dents blanches soignées soulignées par des petites lèvres étriquées. On ne pouvait pas dire qu’il avait un visage plaisant.

— Mon nom est Lubor Sykora, député de la majorité, je ne vous ferai pas de mal. Je sais qui vous êtes, où vous avez travaillé, pourquoi vous avez été viré et comment je peux vous faire à revenir sur la scène.

— Je me fiche de qui vous êtes et de ce que vous voulez, faites-moi descendre ! ordonna Vilem, tout en tentant de forcer la portière, en vain.

Le député ne sembla pas ciller aux injonctions de Vilem.

— Ecoutez, je travaille sur les mêmes dossiers que vous, je souhaite également faire tomber quelques têtes et j’ai particulièrement aimé vos articles critiques sur la politique énergétique du gouvernement. Je peux vous aider à mener votre combat, déclara Lubor tout en posant sa main sur l’épaule du chauffeur qui démarra instantanément le véhicule.

— Mais comment m'avez-vous retrouvé ? questionna Vilem, incrédule.

— Peu importe, l'important pour vous est de ne pas poser trop de questions.

— Je suis journaliste, rétorqua Vilem.

— Je le sais bien mais croyez-moi, il en va également de votre survie, moins vous en savez, mieux c’est.

— Ma vie était déjà bien en danger avant de vous rencontrer.

— J’aime votre sens de la répartie. Tenez.

Lubor tendit un jeu de clé à Vilem et voyant son air incrédule, développa.

— Un chambre d’hôtel, située sur Narodni, installez-y vous.

Puis, il fit signe au chauffeur de s’arrêter, il ouvrit la portière et glissa à Vilem.

— Vlad vous mènera à votre hôtel, je vous recontacterai rapidement pour organiser un rendez-vous plus courtois.

Vilem était bouche bée. Il tenta de protester.

— Mais je n’ai pas récupéré mes affaires au Crowne, s’enquit Vilem.

Lubor avait déjà fermé la portière.

— On récupérera vos affaires, dit Vlad froidement.

Vilem ne protesta pas et se laissa conduire à son nouveau logement de fonction. Que pouvait-il faire ? L’avenue Narodni reliait la place principale de Prague à son vieux Château sur l’autre rive. Vlad déposa Vilem dans une rue adjacente.

L’hôtel ne payait pas de mine, un bâtiment discret à la façade bétonnée de deux étages avec un crépi jaune de mauvais goût. Les balcons étaient défraichis et la porte d’entrée était trop grande. Vlad ne descendit pas, il salua Vilem d’un signe de tête et démarra rapidement. Vilem entra dans l’hôtel à l’accueil de mauvais goût, une moquette rose vif, une imitation mal faite de tapisserie victorienne à fleur et une lumière à néon insupportable.

— Monsieur, bienvenue dans notre hôtel, vous avez réservé ?

— Bonsoir, répondit Vilem en lui tendant les clés.

Le réceptionniste se releva brusquement de son siège et se dirigea vers l’ascenseur sans ajouter un mot.

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