Message du Crowne

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Le Crowne était aussi magnifique que maléfique. Des esprits noirs d’un autre temps semblaient y être à l’œuvre, les vies s’y bousculaient, s’y croisaient, des destins s’y liaient ou s’y déliaient. Ici, le temps comme l’espace étaient suspendus et les hommes, dont le destin avait été brisé, y trouvaient l’inconfort de l’introspection et quelques fois la joie des réponses. Les jours se suivaient, identiques en apparence, mais différents dans l’approche que Vilem en avait. Il s’était profondément remis en question sur sa personne. Son existence avait été jusque-là jonchée d’incohérences, de faux pas indésirables, de faiblesses impensables. Il avait définitivement abandonné cette vie de journaliste, ce monde de drogues, de sexe entre collègues, de cynisme sans borne et de relations hypocrites.

Il avait vécu avec la plus merveilleuse des femmes mais, trop obsédé par sa rémission et sa mission, avait été incapable de la rendre heureuse. Il aura fallu cette descente aux enfers pour qu’il prenne réellement conscience de toutes ses dérives. Quelque chose avait changé, quelque chose qui semblait fondamentale mais qu’il n’arrivait pas à formule. Ce matin-là, il se réveilla renouvelé, purifié.

Il attendait depuis plus de trente minutes au point de distribution de nourriture. Ceux-ci était disséminés dans toute la ville, des tickets étaient distribués aux gens sans ressource pour leur permettre d’avoir accès à des plats chauds servis dans la rue, des lentilles ou des pommes de terre. Quelque fois, ces centres distribuaient quelques morceaux de poulet pour les premiers de la file mais Vilem n’en avait jamais profité. On enviait d’ailleurs les riches de pouvoir se permettre de manger de la viande, du porc voire du bœuf. Ce soir-là, la file n’avançait pas et Vilem décida de se rendre, le ventre vide, dans un cybercafé non loin du ghetto, un des rares encore ouverts dans la ville. Il fut accueilli par le gérant que tout le monde avait déjà rencontré, adolescent attardé, un ventre soigneusement entretenu par des soirées quotidiennes de pizzas-bières-warcraft, portant un tee-shirt de super-héros délavé. Curieusement, ce type de personnes, qui avait tendance à énerver Vilem en temps normal, lui parut plutôt agréable. Après tout, c’était peut-être lui qui avait tout compris, mieux valait s’immerger dans un monde imaginaire plutôt que de tenter d’améliorer une réalité chaotique. Quand Vilem lui demanda un PC libre, le vendeur lui posa une question stratégique.

— Vous voulez jouer ?

— Non, seulement de la navigation internet et du traitement de textes, répondit Vilem.

— Alors, prenez le PC n°10, lui répondit sèchement le gérant sans quitter des yeux une cliente brune qui venait de rentrer derrière Vilem.

Il regretta bientôt sa réponse naïve. Son PC était probablement la machine la plus lente de Prague, les autres appareils étant bien sûr réservés aux gamers, comme son voisin, le nez sur son écran, dans une concentration quasi religieuse pour éclater des zombies avec un pic à glace.

Vilem tenta de se connecter à son blog et resta interdit lorsque la page se chargea.

Accès refusé, votre blog n'a pas respecté les conditions d’utilisation.

Vilem était interloqué. Il pensa un instant avoir rentré la mauvaise URL mais la même page s’affichait encore et toujours lorsqu’il la rafraîchissait. Ils avaient bloqué son blog, sa dernière arme encore active, cet espace sur lequel il avait l’habitude de restranscrire ses discours, articles indépendants et autres essais sur la crise énergétique et politique du pays.

— Merde ! ragea-t-il.

Son blog avait été lâchement censuré. Ils avaient réussi à bloquer tous ses moyens d’action.

« Les événements arrivent par cycle » lui avait lancé une fois Johanna sagement. Si ces sauvages lui avaient coupé son moyen d’expression, au moins pourrait-il écrire à Johanna, il devait savoir ce qu’elle devenait et lui raconter la situation qu’il vivait actuellement. Il avait besoin de partager avec elle plus qu’il n’avait jamais envisagé.

Bonjour Johanna,

J’espère que tu es bien arrivée chez tes parents et que tes recherches professionnelles avancent. Ces dernières semaines ont été extrêmement dures, probablement les plus difficiles de ma vie, j’ai dû faire le deuil d’une vie, de ses bêtises insupportables, de ses dépendances ravageuses, d’un égoïsme tenace et illégitime. Te souviens-tu de la mue du serpent que nous avions récupérée au Parc ? Je crois qu’il m’est arrivé la même chose, un corps m’a abandonné et j’en ai pris un autre, plus consistant et plus en accord avec moi-même. Je te remercie Johanna pour les semaines que tu as passées à mon chevet à me rendre meilleur, pour ta patience irrésolue, pour ta bonne humeur constante et je te demande pardon pour le mal que je t’ai fait, pour mon égoïsme et mon comportement intolérables. Ces excuses vont t’apparaître peut-être trop légères, trop tardives mais sache qu’elles sont empruntes de la plus grande sincérité. Ton absence est la chose la plus insupportable qui me soit arrivée depuis longtemps.

Puisse cette message t’arriver vite.

Je t’embrasse tendrement,

Vilem.

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