Ghetto juif

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Le 15 février 2030, Vilem arriva dans le quartier Josefov, l’ancien ghetto juif transformé en bidonville qui accueillait les plus démunis. Le quartier bas portait encore les traces de la récente inondation, l’humidité ambiante était si importante qu’on avait l’impression d’avaler de l’eau par le nez à chaque respiration. De nombreux déchets fluviaux avaient été abandonnés par la Vltava, des tronçons d’arbres arrachés, du mobilier urbain désuet, des sacs poubelles fissurés. L’odeur qui y régnait faisait penser aux odeurs d’un port à marée basse, un mélange complexe entre la vase qui sèche et la boue limoneuse. Les frappés du destin venaient se réfugier dans ces quartiers historiques qui reprenaient leur fonction première, celle d’accueillir les rejetés d’une société décadente économiquement et éthiquement. Vilem avait visité un de ces quartiers en tant que journaliste, il en était maintenant un des futurs occupants. Il ne ressentait plus aucune tristesse ni aucun désarroi mais vivait ce moment comme si rien d’autre n’était possible. Il était résigné et acceptait son sort.

— Hey, le nouveau ! Tu cherches un endroit où pieuter ?

Un vieil homme borgne, les cheveux gras jusqu’au cou et un sourire auquel il manquait la moitié des dents, s’approchait de Vilem.

— Hum oui, en quelque sorte, répondit ce dernier.

Le vieil homme se gratta le menton et observa Vilem de la tête au pied.

— Toi, t’es encore un nouveau ex-riche jeté dans la rue. Rasé de près, un beau manteau, de belles dents, tu te tiens droit. T’es pas le premier à qui ça arrive. Regarde !

Il montra du doigt un homme d’une trentaine d’années qui dormait à terre, le visage tuméfié, recouvert par un carton humide.

— C’est un ancien banquier, viré du jour au lendemain, il a complètement pété les plombs, ça fait trois mois qu'il dort là.

— C’est rassurant, observa Vilem.

Le vieil homme continua.

— Descends la rue sur cinq cent mètres. Sur ta droite, tu verras une grande porte rouge entrouverte, il doit y avoir encore un peu de place, si t'as de la chance.

— La chance… murmura Vilem, sombrement.

Il remercia le vieil homme et se dirigea vers le squat. Vilem aurait voulu être sous terre, endormi, le cerveau à l’arrêt, et enfin délivré d'une situation qui empirait de jour en jour. Mais une énergie restait tapie en lui, alimenté par la haine qu’il avait pour les gens qui l’avaient mis dans cette situation et en parallèle par la volonté dont il était investi de rétablir une justice. Il ne pouvait pas abandonner maintenant.

Le bâtiment en question était au moins du début du XIXe siècle, à en croire son style victorien et la taille de ses fenêtres. Comme indiqué par le vieux, la lourde porte d’entrée rouge était entrouverte. La salle dans laquelle Vilem rentra était grande d’une centaine de mètres carrés, la faible lumière qui rentrait par les volets défoncés mettait en valeur une vieille tapisserie à fleur déchirée. Au centre de celle-ci trônait ce qui devait être autrefois un bar, un banc de bois sombre en demi-cercle qui était orné sur les deux extrémités par deux colonnes en marbre montant jusqu’au plafond. Sur le sol en carrelage de grès se dessinaient des formes que Vilem n'aurait pas pu identifier ; du matériel, des hommes, difficile à décrire. Vilem avançait quasi à tâtons dans la pièce, effleurant des tissus et autres inconnues entassées là. Il finit par arriver au fond de la pièce où une grande porte en bois lui barrait le passage. Sous une pression continue de ses bras, la grande porte s’entrouvrit en grinçant. L'odeur qui en émanait lui sembla singulièrement familière. Il s’agissait d’une odeur unique issue de vieux tissus et de bois qu’on laisse vieillir dans une salle humide peu aérée. La salle semblait immense à tel point qu’on ne distinguait pas le plafond, ce qui rendait l'endroit oppressant. Lorsque Vilem s’aventura un peu plus dans la pièce, il aperçut sur sa gauche une scène de théâtre ceinturée par de somptueux rideaux rouges qui fuyaient vers le plafond. Au milieu de la scène était suspendu de travers un panneau en fer forgé sur lequel était gravé en lettres dorées : Crowne Palace. Dans la salle étaient imbriquées toutes sortes de choses, des vieilles chaises en paille, un piano à queue et quelques cuivres, des coffres en bois, des costumes aux couleurs chamarrées, des grandes armoires et d’autres affaires encore dont il était compliqué de deviner la fonction. Tout ce chaos matériel entreposé là pour d’inconnues raisons créait une harmonie certaine, un désordre agréable et confiait à la salle une personnalité et une âme sans pareil.

— Piotr, réveille-toi, Piotr !

Vilem fut sorti de son rêve par une voix suppliante. A quelques pas de là, un homme d’une cinquantaine d’années, recouvert d’un plaid vert, se tenait au chevet d'une personne recouverte d'un drap. Il pleurnichait discrètement et ces lamentations résonnaient contre les murs de la salle. Vilem s’approcha de la petite bougie que l’homme avait allumée.

— Je peux vous aider ? demanda Vilem.

L’homme au plaid vert se retourna vers Vilem, les yeux larmoyants.

— C’est Piotr, il ne se réveille plus.

Le dénommé Piotr était allongé sur le sol, la peau grise et les yeux injectés de sang fixant le plafond.

A la vue de son teint, cela devait probablement faire quelques heures qu'il était dans cette situation.

— Je crois qu’il n’est plus avec nous, je suis désolé, chuchota Vilem en posant sa main sur l’épaule tremblotante de l’endeuillé.

L’homme s’effondra sur le corps du défunt, implorant discrètement le ciel de récupérer son ami. Vilem quitta cette triste scène et rejoignit sa couche. Le sommeil vint si vite qu’il n’entendit bientôt plus les sanglots étouffés ni même les ronflements rauques qui animaient auparavant la salle.

Cette nuit-là, Vilem fit un rêve des plus étranges. Il jouait un acteur de théâtre, revêtant un costume de la renaissance, chemise à collerettes, veste tombant à mi-cuisses et collants blancs. Il scandait sa tirade, les bras en avant, la voix forte, portante, le visage dur devant une audience conquise. Son majestueux monologue fut bientôt interrompu par une explosion retentissante qui projeta Vilem à terre et fit tomber les décors. La scène s'emplit rapidement d'une épaisse poussière grise et la salle se vida de ses spectateurs quasi instantanément. Puis la salle entière changea de physionomie, les confortables fauteuils disparurent, les rideaux se ternirent, le brillant lustre s'éteignit et tout plongea dans le noir. Là, une dame, assise depuis le début de l'explosion, chapeau vers le bas, se leva et adressa un sourire à Vilem avec un air qui mélangeait désinvolture et timidité. Tout en cette femme lui rappelait Johanna. Avant qu'il ne put prononcer un mot, elle s'évanouit dans la poussière et laissa le misérable acteur sur la scène vide et froide.

Le soleil se leva sur Prague et irradia la grande salle d’une luminosité intense, les grandes portes à l’arrière du Crowne furent ouvertes pour que tous les résidents puissent profiter de ce nouveau spectacle.

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