Décrépitude

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Depuis son licenciement, Vilem vivait reclus dans son appartement. Johanna n’avait pas mis longtemps à découvrir son addiction à l’alcool et à la cocaïne. Dès lors, elle tentait, par tous les moyens, de l’en sortir. Elle l’enfermait à clés lorsqu’elle sortait, lui imposait un régime draconien de légumes et fruits et faisait venir un médecin qu’elle payait avec ses économies. Les deux premières semaines, Vilem était resté alité et vivait les cauchemars les plus violents, réveillés ou endormis. Il passait la plupart du temps à pleurer et à implorer qu’on mette fin à son calvaire. Johanna occupait son temps à ranger son appartement, à lire les articles qu’il avait écrit ou les livres de sa bibliothèque. Le temps ne s’améliorait pas, les journées étaient les mêmes, pluvieuses, moroses et le froid humide emplissait le petit appartement pragois. Lorsque l’état de Vilem s’était amélioré, ils avaient entrepris des excursions quasi journalières au Stromovka, le parc naturel au nord de Prague. Celui-ci présentait encore de beaux espaces dans lesquels on pouvait flâner et profiter d’une nature assez bien préservée. C’étaient souvent des marches silencieuses, Vilem restait muet, il ne parlait que lorsqu’il souhaitait rentrer parce qu’il avait froid ou que ses jambes ne le portaient plus. Johanna profitait de ces moments pour récupérer des feuilles mortes, arracher des petites plantes grasses qu’elle replantait avec soin dans l’appartement. Elle avait constaté une réelle amélioration lorsque son compagnon avait recommencé à écrire. Au départ, Vilem écrivait de petits poèmes lyriques qu’il lui lisait le soir avant de se coucher. Un soir, il annonça à Johanna son intention de démarrer un blog.

— Un blog sur quoi ? lui demanda Johanna, heureuse que Vilem ait enfin le goût de commencer un projet.

— Sur ce que j’ai toujours fait et dans lequel je crois être bon, expliqua Vilem, l’air déterminé.

C’était la première fois depuis longtemps que Johanna voyait enfin des étincelles dans ses yeux. Il est sauvé, pensa-t-elle, soulagée.

Il avait entamé, dès lors, un travail titanesque. Il alimentait son blog d’un article tous les deux jours sur la crise énergétique, l’agrémentant d’analyses géopolitiques à travers le monde. Il envoyait son travail à plusieurs de ses contacts et son blog fut rapidement consulté par des milliers de personnes. Il avait reçu des invitations pour donner des interventions à travers la République Tchèque qu’il avait refusé poliment. Il n’était pas encore prêt pour cela. Il avait refusé à Johanna les sorties au parc et se cantonnait à écrire, à s’informer et à lire. Au bout d’un mois seulement, il accepta d’intervenir dans des petites salles universitaires pour débattre de ses prises de position.

Mais Johanna, malgré les messages d’épuisement qu’elle lui adressait sans succès, se lassa. Elle avait mis sa vie personnelle de côté pour sortir celui qu’elle aimait d’une situation alarmante sans que le concerné ne fasse preuve de reconnaissance. Un soir que Vilem avait accepté de manger dans le petit restaurant du coin, elle décida de lui annoncer ce qu’elle avait en tête depuis déjà des semaines.

— Que veux-tu me dire ? demanda Vilem en l’embrassant, l’air absent.

Johanna semblait renfrognée mais apaisée. Après tout, elle avait déjà pris sa décision. Elle respira profondément et se lança.

— Je vais partir de Prague rejoindre mes parents, ils y ont un chalupy à la frontière, du côté slovaque. Je ne veux plus rester ici.

Les chalupy étaient des fermes entretenues durant l’ère communiste et qui constituaient un lieu privé pour les tchèques et leur octroyait une intimité temporaire. C’était souvent une ferme en bois qu’ils avaient agrémenté au fil des années de commodités et qui leur permettaient de s’évader de la ville et de ses pollutions.

Vilem sentit son cœur se serrer, l’annonce était rude.

— Mais pourquoi maintenant ? Qu’est ce qui se passe ?

— Il se passe que je ne peux plus vivre comme ça, tu m’ignores, tu restes à écrire toute la journée, je t’aide et tu ne fais aucune attention à moi. J’en ai marre.

N’ayant aucun argument, Vilem ne crut pas bon de réagir là-dessus. Elle avait raison sur toute la ligne.

— Où vas-tu exactement ?

— A Brodské, en Slovaquie.

— Vilem, reprends toi, tu n’as pas de boulot toi non plus. Ce n’est pas avec ton blog et tes conférences que tu vas vivre. Jusqu’à quand crois-tu qu’on va te laisser dans ton appartement sans que tu payes le loyer ?

Vilem admit la lucidité de Johanna, son avenir était loin d’être certain pour lui non plus. C’était probablement le choix le plus raisonnable qu’elle avait à faire mais Vilem avait du mal à s’y résoudre. Sentant le désappointement de son compagnon, Johanna passa une main affectueuse sur la joue de Vilem et tenta de le rassurer.

— Je ne pars pas définitivement, on va se revoir.

— Tu sais que ce n’est pas vrai.

Vilem, la tête basse, prenait ça pour un adieu.

— Quand tu iras mieux et que tu auras terminé ta mission, tu pourras venir me retrouver.

Johanna griffonna sur le dos du ticket de caisse du bar

— Ce sera ma nouvelle adresse chez mes parents, si tu comptes m’écrire, précise bien mon prénom pour préserver un peu d’intimité, précisa-t-elle en souriant.

— Tu as l’air de prendre ça plutôt bien, remarqua Vilem, surpris.

— Tu sais bien que je ne fais pas ça par gaité de cœur.

— Peut-être que je n’ai pas pris pleinement conscience de la relation que nous vivions tous les deux, confia Vilem.

—Tu trouves toujours les bons mots, mais ça ne suffit pas cette fois, rajouta-t-elle.

— Je suis triste que tu partes, je n’ai rien à dire de plus, dit Vilem simplement.

— J’y vais. Je n’ai pas envie que ses adieux s’éternisent, je n’aime pas ça.

Johanna se leva et embrassa Vilem longuement.

— On s’écrit, ok ? dit-elle en tenant le menton de Vilem

— Oui, promit-il, bon voyage Johanna, fais attention à toi.

Elle lui fit un dernier bisou à la volée et s’éloigna dans l’ombre de la rue. Evaporée. La femme qui l’avait fait trembler, celle qui avait changé sa vie, qui l’avait aidé à sortir de ses vices et lui avait offert une nouvelle perspective était partie. Une larme coulait sur sa joue, Il sentait autour de lui un vide immense sans cette femme qui lui avait apporté tant de bonheur durant ces derniers mois. Il voyait encore sa chevelure s’évanouir dans l’obscurité, s’éloigner dans les ténèbres. Vilem s’effondra sur son verre, faisant couler les larmes de l’amour, de la honte et de la haine contre lui-même.

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