Rencontre impromptue

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Il s’agissait d’une de ces douces nuits où le vent était absent et où la pleine Lune, seule dans le ciel, éclairait les rues sans lampadaires. La ville était d’un calme religieux, l’heure du repas avait sonné le glas des moteurs et des passants nocturnes. Vilem était tout absorbé par les paysages lunaires lorsqu’il aperçut, dans son champ de vision, la silhouette de Johanna entre les rails du tramway et les majestueuses façades en pierre. Elle portait un long manteau noir seyant qu’une ceinture en coton gris serrait au niveau de la taille. Vilem sentit une nouvelle énergie le traverser.

— Bonsoir Vilem. Désolé du retard, j’ai cru que le bus n’allait jamais arriver.

Il sourit, compatissant.

— Ne t’inquiètes pas, les seuls moments où j’arrive à l’heure, c’est pour aller boire un verre.

— Ça s’appelle de l’alcoolisme ça, le toisa Johanna en riant.

— Oui et justement en parlant d’alcoolisme, nous devons nous dépêcher avant que le bar ne ferme.

— Où veux-tu m’emmener ?

— C’est un surprise, suis-moi.

Vilem la prit par la main et l’emmena à travers le dédalle des rues sinueuses du vieux centre. Ils arrivèrent bientôt devant une enseigne moyenâgeuse discrète à proximité des plus grands joyaux de Prague.

— Je ne reconnais pas où nous sommes, admit Johanna.

— Personne ne le sait vraiment, lui répondit Vilem en lui lançant un clin d’œil.

— Arrête tes mystères, lui dit-elle, en lui décrochant une tape dans le dos.

— Je suis tombé dessus par hasard une fois. Je t’en dis pas plus. Après toi.

Le bar, à la droite de l’entrée, offrait à la vue de magnifiques bouteilles opaques peintes et ornées. La première salle était boisée, de petites tables en bois étaient disposées à côté d’un piano à queue. Une mezzanine inaccessible affichait des tableaux et des portraits entourés d’un liseré doré. De vieilles affiches publicitaires d’absinthes décoraient les murs et dissimulaient une teinture rouge épaisse. Tout semblait ici d’un autre âge, les voûtes en pierre, le sol dallé, jusqu’aux serveurs habillés en tabliers de cuir.

— C’est étrange comme endroit mais j’adore, s’exclama Johanna.

— Ha ! J’étais sûr que ça allait te plaire !

La serveuse invita les deux arrivants à prendre place et revint avec deux cartes. Sans même les regarder, Vilem et Johanna commandèrent deux grandes Urquell, cette fameuse bière favorite des pragois dont la consommation annuelle avoisinait les millions de litres. La serveuse parut surprise, le bar ne servait en général que des absinthes.

— Il faut nous désaltérer, nous prendrons, bien entendu, le verre d’absinthe après ça, la rassura Vilem.

—J’ai cru que vous nous aviez pris pour un bar irlandais, ironisa la serveuse.

— Pourquoi cette déco ? demanda Johanna, une fois la serveuse partie.

— C’est un vieux bar qui est devenu très populaire lorsque l’absinthe est devenue interdite, en France, notamment.

— Pourquoi cela ?

La serveuse revint avec les deux pintes, pleines à ras bord.

— On pensait à un moment que l’absinthe rendait fou. Enfin, c’est une longue histoire. Nasdrovi ! lança Vilem en entrechoquant sa chope avec celle de Johanna.

— Nasdrovi ! répondit-elle joyeusement.

— Comment vas-tu Johanna ?

— Ça va, je commence juste à réaliser ce qu’il s’est passé.

Elle marqua un temps.

— Il va me falloir du temps.

— Tu vas faire quoi ? Tu as des idées ?

— Je pense rentrer chez mes parents à Brno, le temps de trouver une solution, dit-elle résignée.

Vilem tenta de changer de sujet, voyant la mine décomposée de Johanna.

— Brno ! C’est une jolie ville. C’est là que tu as fait tes études, c’est ça ?

— Oui, j’ai fait quatre ans de droit là-bas avant de me dire que ça ne me mènerait nulle part. Mais j’ai passé de belles années, dit-elle avec nostalgie.

— Les années de fac sont les meilleures, je me souviens des miennes avec Ludovik notamment, un branleur qui n’hésitait pas à draguer la prof en plein cours jusqu’à la faire rougir !

Johanna rit.

Trois musiciens avaient pris place dans la salle. Un homme, aux cheveux blancs habillé d’un costume gris et bardé d’une écharpe blanche autour du cou, venait de s’asseoir derrière le piano. Un homme plus jeune en chemise mais sans instrument s’était posté à ses côtés et un autre encore, cheveux rasés et visage joufflu, retirait un saxophone éclatant de son étui. Les trois hommes entreprirent leur arrangement sous les regards incrédules de Vilem et Johanna.

— D’où viennent-ils ? demanda Johanna, les yeux pétillants d’excitation.

— Je ne sais pas, mais on dirait des habitués, observa Vilem.

Quelques minutes après, le vieil homme commençait un air de jazz au piano tout à fait exceptionnel. Ses doigts glissaient sur les touches avec une dextérité déconcertante. Les notes magnifiques résonnaient dans l’antre vouté du vieux bar. Le saxophoniste lui emboîta le pas et magnifia encore l’harmonie. Puis, le jeune à la chemise bien boutonnée et à la coiffe parfaite entonna un chant grave et mélodieux qui glaça son auditoire. Et lorsque leur première prestation fut terminée, couronnée d’applaudissements, un client italien du bar demanda un air de Bellini. Le jeune baryton se leva de sa chaise et lui répondit dans un italien parfait. Il briefa son petit orchestre et l’ensemble se mit à jouer l’un des plus célèbres airs d’opéras.

Johanna semblait subjuguée.

— Ce ne sont pas des artistes de rue…fit-elle.

— Je ne crois pas non, chuchota Vilem, songeur.

La serveuse revint, toujours aussi souriante.

— Ok, vous avez gagné. Amenez-nous vos meilleures absinthes s’il vous plait, demanda Vilem.

— Je vous avais dit, on ne résiste pas très longtemps à l’absinthe ici, répondit la serveuse, partant en marche rapide jusqu’au bar.

Une fois le Bellini terminé, le jeune baryton enchaîna sur le Don Giovanni de Mozart. La salle changea de décor pendant le jeune virtuose enveloppait le vieux bar de sa voix magnifique sur la mélodie sacrée du compositeur autrichien. La magie renaissait par sa voix, le mal-être existentiel, la passion inconditionnelle, la langueur parfaite, l’amour impossible, la désillusion reine. Toutes les moindres particules de peau réagissaient à la transmission de cette émotion, trop imparfaite pour l’esprit, trop compliquée pour l’âme. L’orchestre s’était interrompu mais les notes continuaient à résonner dans toutes les têtes.

— Messieurs, venez prendre un verre avec nous, proposa Vilem à l’attention des musiciens qui rangeaient leurs instruments.

— Volontiers, répondit le jeune baryton, en s’asseyant à leur table tout en faisant signe à ses acolytes.

Les deux musiciens les rejoignirent.

— C’était exceptionnel ! s’écria Vilem.

— Bravo à vous, quel talent ! rajouta Johanna.

— Je vous remercie. Nous continuons à jouer ensemble dans ce bar depuis quelques années. Mais laissez-moi nous présenter. Voici Valdemar Vik en montrant le pianiste aux cheveux blancs qui venait de s’asseoir, Robert Huska, le saxophoniste et moi-même John Kadlec.

— Vilem Dvoracek, enchanté.

— Johanna Barta, de même. Quelle équipe vous formez !

—Vous prenez une absinthe avec nous ?

— Avec plaisir ! répondit instantanément John.

— Et vous Valdemar ?

— Non, je vous remercie, mais John, maintenant qu’il ne chante plus, peut boire, souligna-t-il.

— L’alcool a vraiment un effet sur la voix ? demanda Vilem à John.

— Oui, c’est terrible, l’hydratation est primordiale pour les cordes vocales, l’alcool me rend inapte.

Sur ces mots, la serveuse arriva avec la bouteille d’absinthe et parut décontenancée par le nombre de personnes en plus.

— Apportez juste d’autres verres, nous allons partager, proposa Vilem.

— Et vous, que faites-vous dans ce bar ? demanda le pianiste.

— Nous sommes venus boire un verre tout simplement.

— Et que faites-vous dans la vie ?

Le jeune baryton semblait intrépide et direct.

— Je suis journaliste au Pravo

— Ah, un journaliste, très intéressant, tu vois Valdemar, nous pourrions avoir des soutiens des médias ici.

— Et vous, mademoiselle ?

— J’étais serveuse et là je cherche un métier monsieur.

John détourna la tête. Visiblement, Johanna n’était pas assez intéressante pour lui.

— Et vous, messieurs, comment vous êtes-vous rencontrés ? demanda Vilem, curieux de ce trio des plus original.

— Par nos familles.

Vlademar toisa John du regard et l’exhorta à se taire.

— Je ne ferai pas d’éditos sur vous, ne vous inquiétez pas. Il y a un code déontologique du journalisme, vous savez.

John chuchota à l’oreille de Vilem.

— Je suis le vicomte de Moravie et ce monsieur-là, en pointant Vlademar, a reçu la légion d’honneur des mains de Mitterrand. Quant à ce bon Robert Huska, il est issu de la digne famille des Huska, vicomte de Bohême.

Au départ, Vilem avait été un peu incrédule sur les titres de ces musiciens. En les questionnant, il comprit qu’il avait affaire à de vieilles familles tchèques et slovaques qui avaient été destitué par les récents événements et qui tentaient de se fondre dans la masse si tant est que leur égo leur permette. Beaucoup de ces anciens nobles continuaient leurs activités artistiques de manière anonyme pour garder leur prestance sans toutefois faire connaître leurs hérédités.

Johanna s’était absentée aux toilettes depuis plus de dix minutes. Lorsqu’elle revint, elle glissa à l’oreille de Vilem.

— Ces gens ne me plaisent pas, on part ? Elle était restée debout, comme sur le qui-vive.

Vilem acquiesça. Ils saluèrent les musiciens et sortirent. Grâce aux absinthes, la nuit devint plus chaude et plus étoilée que jamais.

— Johanna, je t’offre un verre d’after chez moi, j’ai quelque chose à boire qui te plaira, s’avança Vilem.

Alors qu’il s’attendait à un non catégorique, Johanna hésita.

— On avait juste parlé d’un verre, rétorqua-t-elle.

— Ce n’est pas trop loin d’ici. Vilem laissa un temps puis précisa.

— Mais je n’insiste pas.

— Ok mais pas longtemps alors, répondit-elle avec un sourire.

Vilem prit Johanna par la hanche.

— Tu es bien dans ce quartier ?

— Oui, cela fait un moment que j’y suis. C’est proche de mon boulot, plutôt calme mais à proximité de bons bars à ambiance, j’y trouve mon compte je crois. Et toi, où habites-tu exactement ?

— A Bucharova, dans Prague 13. C’est un espace de friches et de bloks résidentiels, pas très joli mais le logement n’est pas cher et j’ai un grand parc proche de chez moi.

— Tiens, c’est ici, indiqua Vilem tout en tournant dans la petite ruelle à droite.

Vilem entra le code et tous deux montèrent au deuxième étage.

— Je ne pensais pas recevoir du monde donc ne fais pas attention au bazar, ok ?

— Ah bon, tu n’avais pas prévu de me ramener dans ton lit direct ?

— Non madame, je ne calcule pas comme ça.

Il enleva quelques dossiers d’un fauteuil dans lequel il invita Johanna à s’asseoir et sortit une bouteille de schnaps.

— Ah oui, carrément, du schnaps ! s’exclama Johanna, tu veux m’assommer, c’est ça ?

— T’es pas obligée d’en prendre, j’ai du vin si tu veux, mais cette bouteille a été faite par mon grand-père, à l’époque où nous avions encore notre maison dans la campagne pragoise.

— Tu me prends par les sentiments là ? demanda Johanna, suspicieuse.

— Non, je t’explique juste, si je la bois seule, je serais probablement encore plus heureux.

— Allez, j’en veux bien un verre, mais n’y renverse pas la bouteille non plus.

Les discussions s’étaient terminées tard dans la nuit et Johanna était finalement restée dormir. La nuit avait été une des plus merveilleuses que Vilem ait connue depuis longtemps, son intensité sexuelle, sa ferveur charnelle et ce repos sans rêve ni cauchemar. Aucune ombre n’était venue ternir le tableau. Johanna avait révélé en lui des choses profondément ancrées sans qu’il n’en sache réellement la nature et il ne comptait pas en rester là.

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