Asphyxie

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Vilem arriva dans le restaurant de Johanna, diminué et sans entrain. La nuit au journal et la visite dans le ghetto l’avait rendus des plus moroses. Heureusement, la belle l’accueillit avec un grand sourire. Elle semblait visiblement contente de le voir.

— Bonjour Vilem, vous n’avez pas l’air en grande forme, remarqua Johanna tout en prenant le menu enveloppé dans une couverture en cuir.

— Salut Johanna. J’ai eu une matinée et une nuit difficiles, j’espère que vous allez me régaler.

Il lui ajouta à l’oreille.

— On peut se tutoyer ?

Johanna sourit, gênée.

— Oui, si tu veux. Assieds-toi, on a de bonnes choses à te proposer.

— J’espère bien. Tu viens boire un café avec moi tout à l’heure ?

— Je ne suis pas censée sympathiser pendant...

Vilem la coupa.

— Je ferai un mot d’excuse à ta patronne, elle m’aime bien j’ai l’impression. A tout de suite.

Il descendit les trois marches qui menaient à la salle de repas, précédée par la serveuse. La salle était toujours vide, il semblerait que les gens n’étaient pas revenus comme l’avait prédit Johanna la dernière fois. Le repas fut une nouvelle fois exquis. Mais Vilem eut du mal à l’apprécier à sa juste valeur tant il était absorbé par ses pensées, les images de la matinée lui revenaient en boucle. Il cherchait désespérément un sens à tout cela.

A la fin de son repas, Johanna fit son apparition en haut des marches, enleva son tablier et descendit avec deux cafés. Elle portait un joli haut noir avec un décolleté léger que recouvrait partiellement une écharpe en soie bariolée.

— Merci pour le café. Je n’aime pas me plaindre mais j’avoue que j’aimerais faire un autre job quelques fois. Vilem but une première gorgée de café en se brulant les lèvres.

— Attention ! Tu as oublié qu’on servait les cafés brulants ici ?

— J’hésite même à mettre du lait, dit-il, en faisant une grimace.

— Alors, dis-moi ce qui se passe ?

— J’ai visité un camp de migrants ce matin, ça m’a retourné les tripes.

— Où ça ?

— A Kosarkovo.

— Ah oui, j’ai vu ça aux infos, c’est triste. Que vont faire ces gens ?

— C’est compliqué, ils vont sûrement se faire expulser, tout le monde souhaitent leurs départs, les riverains, l’opinion publique, le gouvernement et la plupart des partis d’opposition. Seules les ONG et des initiatives citoyennes militent pour qu’ils aient un droit d’asile mais j’ai peur que cela ne soit pas suffisant.

— Et toi, quel est ton rôle là-dedans ? Tu peux leur apporter des solutions ?

— J’aimerais. Je vais faire en sorte que mon article soit le plus pertinent possible pour faire évoluer les consciences. Je vais décrire qui ils sont, d’où ils viennent, qu’ils étaient comme nous, serveurs, employés de bureau, journalistes, médecins, ouvriers et qu’ils sont ici non par choix mais parce qu’ils ont dû fuir un pays ravagé par la guerre ou par les catastrophes climatiques, voire les deux quelques fois. Je souhaite juste montrer qu’ils sont des êtres humains, que les enfants avec lesquels ils viennent pourraient être nos enfants.

— Je vois. Je suis sûr que tu feras de ton mieux, chacun apporte sa pierre, n’est-ce pas ?

Johanna semblait admirer le travail de Vilem.

— Oui, chacun apporte sa pierre, tu as raison. Et toi, comment ça se passe ici ?

— Ce n’est pas rose, mais je ne peux pas trop t’en parler, d’ailleurs j’y retourne, fit-elle après avoir jeté un coup d’œil à sa montre.

Son visage s’était refermé et ses yeux ne pétillaient plus. Elle termina son café, adressa une moue d’excuse à Vilem et retourna accueillir un client qui arrivait dans la salle de réception. Vilem regrettait d’avoir trop parlé de lui, il aurait aimé l’écouter plus. Cette femme l’étonnait par sa douceur et son sang-froid. Elle dégageait réellement quelque chose de puissant et d’apaisant en même temps. La prochaine fois, il l’inviterait à dîner.

Lorsqu’il retourna au journal, l’agitation était à son comble, tout le monde courait dans les couloirs, criant et agitant des notes fraîches. Même Evzen, pourtant d’un sang-froid sans commune mesure, semblait agité. Personne ne fit attention à Vilem, et celui-ci, après avoir posé des questions à la volée sans obtenir de réponses, s’assit dans son bureau, las. Il y avait souvent des rushs au travail, des scoops qui tombaient, des événements improbables qui se passaient dans le monde mais l’intensité de l’ambiance avait grimpé d’un échelon ce jour-là. Vilem avait entendu quelques mots peu réjouissants au passage, tsunamis, tremblement de terre, mais il ne savait pas où, quand, quelle intensité. Il ferma la porte pour éviter le vacarme et se prépara un café bien noir.

Après quelques minutes de tranquillité, on frappa à sa porte. Il vit la silhouette de Svetna à travers le store intérieur.

— Oui, entre, dit Vilem.

— Ben alors, tu fais quoi ici ? Tu n’es pas au courant ? demanda-t-elle, interpellée, en voyant Vilem assis derrière son bureau.

— Eh bien, la preuve que non ! Personne n’a pu m’informer depuis que je suis arrivé, c’est bien la peine de bosser dans un journal !

— Vilem, enfin, il vient d’y avoir un ouragan historique dans le golfe du Mexique, les côtes américaines et les Caraïbes ont été dévastées. Littéralement, souligna-t-elle.

Elle annonçait ça de manière détachée, sans âme ni conscience, un simple sujet qu’il fallait soulever de manière froide comme si le nombre de morts importait moins que le buzz qu’il allait provoquer dans la presse mondiale. Après l’effroi que ressentait Vilem sur ce genre d’événements venait le dégoût avec lequel les journalistes le traitaient. C’était devenu une sorte de jeu macabre où l’adrénaline était d’autant plus forte que le spectacle était morbide. Ecœurant. Svetna continuait à lui annoncer les détails de la nouvelle effroyable alors même que Vilem ne l’écoutait plus. Son âme s’était fermée à ses paroles pour s’envoler dans un tout autre monde. Il eut la vision d’un homme seul marchant sur une immense étendue de neige, la vapeur d’eau se dégageait avec régularité de sa bouche gelée, ses bottes s’enfonçaient à moitié dans le manteau neigeux et les rayons du soleil balayaient diagonalement la couverture blanche.

La porte se claqua et la pensée de Vilem s’évanouit. Svetna savait qu’il ne l’écoutait plus depuis un moment, elle et son énonciation morbide avaient quitté la pièce. Bon débarras, pensa-t-il.

Vilem préféra quitter son bureau et prit soin de fermer sa porte à clés. Il souhaitait que personne ne fouille dans ses notes ni ne tombe sur des choses personnelles. En rangeant ses clés dans sa poche, il fit tomber un petit papier froissé. Il le déplia et lut :

« C’était mon dernier jour au resto

Bisous

Johanna

79404959293 »

Douce surprise, la jeune serveuse avait dû forcer sa timidité pour glisser un papier dans sa poche. Chose anecdotique pour lui, la dernière fois qu’on lui avait envoyé un mot de cette façon, c’était à l’école primaire. Il hésitait à l’appeler. Vilem saurait-il mettre de côté sa mauvaise humeur pour profiter d’un verre en sa compagnie ? Mais l’image du sourire de Johanna provoqua un effet suffisamment fort pour qu’il se décide à composer le numéro.

— Oui ? répondit-elle, visiblement surprise.

— C’est Vilem, j’espère que je ne te dérange pas.

— Je n’étais pas sure que tu m’appelles, admit-elle d’une petite voix.

— Je me suis dit que tu avais peut-être besoin qu’on te remonte le moral.

— Je te remercie mais ce n’est pas si grave, je vais trouver autre chose.

Il y eut un blanc, puis Vilem se lança, la voix bredouillante. C’était la première fois qu’une femme le rendait aussi nerveux.

— Écoute, j’aimerais te voir. Tu es libre ce soir ?

— Heu… Ça va être difficile pour ce soir. Ce week-end ?

— Ah… ce week-end, je crains d’avoir du travail.

Vilem ne put cacher sa déception.

Quelques secondes de silence.

— Si on se voit ce soir, ce sera juste pour un verre mais je ne peux pas rentrer tard, j’ai des choses à faire tôt demain matin.

— Ok, ça me va, et promis, on ne parlera que de toi.

Johanna rit.

— Oui, c’est très bien.

Elle raccrocha. Elle se laisser désirer, pensa Vilem.

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