Vox populi

6 minutes de lecture

La manifestation était assez représentative de l’ambiance générale du pays, des citoyens déçus du gouvernement, des associations de soutien, des syndicats pour donner le ton et des partis d’opposition qui tentaient de récupérer l’événement pour servir leurs intérêts. En ces temps de crise, la situation politique du pays était complexe et de nombreux acteurs jouaient des rôles parfois diffus, souvent opaques. Le parti social-démocrate, en charge de l’exécutif, était affaibli depuis la dissolution du Parlement il y a un an et la perte de sa majorité. Désormais, de multiples groupes aux différentes couleurs politiques constituaient le Parlement et rendaient les réformes du gouvernement encore plus difficiles à mener. Surtout, ce dernier était en proie à un adversaire redoutable dont la popularité augmentait à mesure que le pays s’enfonçait dans la crise. Il s’appelait historiquement le KSCM, le Parti communiste de Bohême et Moravie et aujourd’hui le Parti communiste radical. Jouant à la fois sur la déroute des partis traditionnels libéraux incapables de répondre aux problématiques actuelles, le Parti communiste tchèque savait raviver les nostalgies du communisme de l’ère URSS auxquelles une partie de la population était encore sensible. A cela s’ajoutaient les propagandes liées à l’arrivée de migrants climatiques et politiques qui parvenaient à trouver le terreau fertile de la peur.

La foule de manifestants était postée sur Vaclavski Namesti, la grande avenue de Prague entourée des deux côtés par les immeubles des grandes marques de luxe et qui menait à l’imposant musée national. Cette avenue était le symbole même de la puissance économique de la capitale tchèque, un symbole qui s’émoussait à mesure que les manifestations s’y succédaient. Dans le vent flottaient des banderoles évocatrices qui faisaient directement référence au prix de l’énergie, au chômage de masse, à l’incompétence du gouvernement. Environ vingt mille personnes avaient pris part au rendez-vous.

Vilem aborda un petit homme moustachu d’une cinquantaine d’années qui marchait avec le maillot jaune du syndicat agricole.

— Bonjour, je suis journaliste pour le Pravo, dit Vilem en lui tendant la main. Puis-je vous interroger sur l’événement d’aujourd’hui ?

— Bonjour Monsieur, oui, je vous écoute.

L’homme prit un air solennel et se recoiffa comme pour officialiser l’interview.

— Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas filmé, le rassura Vilem. Je m’appelle Vilem Dvoracek.

— Josef, répondit-il simplement.

— Commençons par les raisons qui vous amènent à manifester aujourd’hui.

— J’ai une exploitation agricole à deux heures d’ici dans le sud-ouest. Le tiers de mes dépenses passe dans l’essence pour mes machines. Je ne peux plus payer les charges, je vais être obligé de renvoyer mon employé et surement d’arrêter l’exploitation.

— Vous n’avez aucune aide du gouvernement ?

— Non, rien ! Ils nous ont tout enlevés à nous les petits producteurs alors que les multinationales continuent à se faire alimenter, c’est dégueulasse !

Josef était nerveux et tournait la tête pour trouver des confrères qui viendraient l’appuyer dans ses propos. Avant que l’Union Européenne ne disparaisse, cette dernière avait réduit par trois son budget à l’agriculture qui était alors la majorité des aides qu’elle allouait. Sous la pression de la Banque Centrale Européenne, institution des plus puissantes en ces temps, les Etats avaient suivi la même tendance. L’absurde dans tout cela, c’était la persévérance des gouvernements à maintenir une agriculture industrielle hyper mécanisée qui nécessitait énormément d’énergie mais générait peu d’emplois. Les manœuvres occultes des lobbys d’agro business soudoyant les institutions politiques n’étaient désormais plus ignorées de personne.

— Que cultivez-vous aujourd’hui ? demanda Vilem.

— Des céréales seulement, maïs et blé.

— Et qu’attendez-vous de cette manifestation ?

— Cela fait des mois qu’on demande au gouvernement des subventions pour compenser nos pertes, on n’a jamais eu de retour. Au moins, du temps de mon père, ils avaient des subventions, des horaires fixes et des congés payés, souligna-t-il.

— Votre père était également agriculteur ? Il y a combien de temps ?

— Avant et après la Révolution. Il a bien vu la différence.

Josef faisait référence au statut de salariat qu’avaient les agriculteurs du temps de l’URSS. Employés d’une ferme d’Etat ou d’une coopérative, les agriculteurs de l’époque avaient l’assurance d’un salaire et d’un rythme de travail. Cette forme d’agriculture avait considérablement dégradé les sols, l’environnement et avait provoqué un gaspillage alimentaire énorme. Mais l’agriculture actuelle, avec un fonctionnement différent et modernisé, avait engendré les mêmes problèmes.

— Et votre syndicat joue son rôle ? demanda Vilem, ne souhaitant pas rentrer dans la comparaison de ces deux modèles qui manifestement n’avaient pas produit les avantages qu’ils avaient tous deux fait miroiter.

— Oui, ces gars-là ont l’air sincères mais rien ne bouge.

La question des syndicats, quant à elle, était centrale car ils étaient les seuls à ce jour à offrir un contrepoids pour ce corps de métiers.

— Je vous remercie Josef. Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?

— Nous allons continuer la lutte, il faut que les gens d’en haut nous entendent ou nous allons tous mourir à feu doux, lança-t-il.

Et prenant Vilem par l’épaule, il ajouta, le regard perçant.

— Les journalistes ont rarement été de notre côté mais nous avons besoin de vous pour faire passer ce message. Pour l’instant, la seule instance politique qui parle de nos problèmes, c’est le Parti communiste. Eux au moins semblent comprendre la situation.

Un mouvement de foule eut lieu près de l’immense Museum National qui fermait la Vaclavski Namesti, Des policiers tentaient de déloger des manifestants qui avaient grimpé sur les marches de ce dernier avec l’aide chaleureuse de la matraque. La foule huait les policiers et tentait de faire pression sur le cordon de sécurité entourant désormais la grande statue équestre. Vilem était à une dizaine de mètres de la scène et pouvait donc l’observer avec clarté. Il vit alors deux policiers attraper un manifestant récalcitrant et le jeter à terre. Le geste provoqua une vive colère chez les manifestants dont la première ligne se mit à lancer des projectiles. Les policiers répliquèrent avec une salve de balles plastiques. Les projectiles redoublèrent de la part des manifestants et deux policiers tombèrent. Dès lors, la ligne de policiers s’arrêta. Ils semblaient attendre des renforts.

Un camion de police avec d’énormes tuyaux se posta devant la foule en délire et déploya un immense canon à eau. Tout le monde tentait de fuir et se bousculait dans des directions aléatoires. Mais la masse ne fut pas dispersée assez vite. Il était déjà trop tard. Vilem vit juste le regard effrayé des gens, le ciel s’assombrir soudainement et le bruit effroyable de la pression des grands canons à eau qui projetèrent des trombes d’eau avec une pression destructrice. En quelques secondes, ces machines d’horreur envoyèrent des dizaines d’hommes à terre emportées par les flots, les autres s’affalaient sous l’avancée de la foule. La scène était d’une violence inouïe, les cris perçaient le ciel nuageux, déclamant l’injustice et la haine.

Vilem releva deux femmes et les amena dans une rue adjacente. Un riverain descendit avec des couvertures pour les couvrir.

— Comment vous sentez-vous ? demanda Vilem aux deux femmes choquées.

Celles-ci ne répondirent pas et s’enveloppèrent dans les chaudes couvertures pour se réchauffer.

Le riverain semblait révolté.

— Voilà comment répondent nos élites à la détresse de notre peuple. Que se passe-t-il dans ce pays ?

— Je ne sais pas, se lamenta Vilem, mais je vous remercie pour votre aide monsieur.

— Si je n’aide pas, que va-t-il advenir ? Ces pauvres gosses vont mourir de froid devant ma porte ?

Vilem se tourna vers les deux manifestantes.

— Où habitez-vous mesdames ?

— Prague 6, métro Dejvicka, bredouilla celle qui semblait la plus âgée.

— Ok, je vous appelle un taxi, il sera là dans quelques minutes, restez-bien ici, ok ?

— Merci, Monsieur.

— C’est normal, croyez-moi.

— Vous, vous êtes un bon, renchérit le riverain.

— Comme vous, j’apporte ma pierre. S’ils sont des sauvages, montrons-leur que nous sommes solidaires et plus fort qu’eux.

— Vous avez raison !

Vilem s’excusa et laissa le riverain attendre avec les deux jeunes femmes l’arrivée du taxi.

La nuit était tombée, lourde et le ciel sans étoiles avait absorbé la ville tout comme ses cris de détresse, laissant les rues trempées et lavées de toute humanité. La fin du communisme avait fait naître des libertés primordiales pour les tchèques, celles de pouvoir s’exprimer librement et manifester sans violence. Y avait-il une institution assez forte aujourd’hui pour pouvoir encore garantir l’application de ce droit en République tchèque ? Le pluralisme des partis politiques et leur rôle au sein de l’Etat, premier point de la Constitution Tchèque de 1989, était-il encore respecté ?

mais tou*,��Q�T

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Jordi ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0