Nuit improvisée

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Lorsqu’il sortait de son travail, Vilem aimait longer la Vltava, sentir les odeurs qu’elle transportait et l’âme qu’elle dégageait. De nombreuses voies piétonnes permettaient d’y apprécier les ripisylves, ces alignements d’arbres choisis pour préserver la biodiversité et assurer le maintien des berges. Mais la grande rivière tchèque avait une autre facette, plus sombre. Au demeurant calme, elle pouvait rentrer en crue de façon violente et son caractère destructeur s’amplifiait au fil des années. En cause, les précipitations plus fréquentes dans les montagnes bavaroises où elle prenait sa source. Elle semait, dès lors, la panique dans nombre de quartiers de la ville dont certains mêmes avaient été évacués de façon permanente il y a quelques années déjà. Certains habitants, n’ayant pas accepté l’expulsion de leur quartier, avaient entrepris l’édification d’habitations sur pilotis, précaires mais résistants avec succès à la succession de crues. Et lorsque l’on s’approchait des quais, on pouvait entrevoir les huttes de bois hissées sur des troncs d’arbres enfoncés dans le béton préalablement éclaté. Leurs habitants avaient délimité eux-mêmes leurs espaces intimes grâce à des barrières métalliques recouvertes de vieux panneaux et d’affiches publicitaires.

Le portable de Vilem vibra.

Vilem, puisque tu ne nous invites pas, on débarque chez toi ce soir. Tu as deux heures pour ranger ton appartement et aussi nous confirmer que tu es bien chez toi.

C’était signé Ludovik, un ami d’enfance. Vilem écourta sa balade le long de la Vltava et rentra chez lui mettre un peu d’ordre pour que ses invités puissent s’asseoir sans froisser des feuilles ou se planter une fourchette dans le pied.

Deux heures et demie plus tard, la sonnerie retentit. Le visage débonnaire de Ludovik apparut sur le palier.

— Tiens Vilem, pour ton appartement poussiéreux.

Ludovik, grand blond au visage rond et bien rasé, tendait un objet maladroitement emballé.

— Un cadeau ? Ça ne va pas ? Allez, rentrez vite ! ordonna Vilem.

Ludovik était suivi par ses deux compères que Vilem enlaça amicalement.

— Ne faites pas attention au bordel, dit mécaniquement Vilem.

— De toute façon, ça nous rassure, on n’aura pas de scrupules à en mettre un peu plus ce soir, lança Botid

Botid état un petit gars à la chevelure rasée et dense et l’œil pétillant. Il avait une créativité débordante pour faire des conneries. Botid avait fait partie de ses bons amis d’université avec qui il avait passé plus de temps dans les bars que sur les bancs de l’université. Vit, le plus grand et le plus discret, prit soin de poser son manteau sur une chaise à l’entrée. Sous ses airs blafards, il cachait un véritable sens de la dérision et une répartie hors du commun. Vilem avait passé d’innombrables heures à débattre avec lui dans des lieux plus improbables les uns que les autres.

Les trois invités prirent place dans le canapé poussiéreux.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Vilem considérant son cadeau avec circonspection, celui-ci était beaucoup plus lourd que le laissaient penser ses dimensions.

— Arrête de poser des questions, ouvre-le ! lui ordonna Botid.

Vilem alla chercher un couteau et déballa le cadeau soigneusement. Il découvrit avec surprise une petite statuette en pierre calcaire tirant la langue. Une véritable gargouille d’église.

— Génial ! s’écria Vilem, vous avez choppé ça où ?

Les trois amis se lancèrent un regard complice

— Peu importe, ça te plait ? demanda Ludovik.

— Oui bien sûr, s’esclaffa-t-il.

Une chose interpella Vilem, le socle de la statue était très irrégulière comme si elle avait été arrachée d’un support.

— Sérieusement, vous ne l’avez sûrement pas trouvé dans un commerce ce truc. Vous pillez des églises maintenant ?

— Vilem, si t’étais un homme poli, tu ne demanderais pas ce genre de compte à tes amis, répondit Vit, froidement.

— Bande de truands ! Bon, en même temps, je me dis que la destitution des lieux religieux doit fournir pas mal d’objets de ce genre. Merci les gars, ça me fait plaisir.

Vilem posa le petit monstre sur son buffet.

— Au moins, tu pourras garnir ton balcon vide et évacuer les mauvaises pensées qui pullulent dans cette appart et dieu sait qu’il y en a, plaisanta Ludovik, tout en jetant un regard sur l’appartement.

Les gargouilles représentaient des visages horrifiés mais avaient la symbolique pureté de rejeter le mal en dehors de là où ils étaient postés. C’était d’ailleurs leur fonction seconde dans les églises en dehors de servir de gouttières aux vieux bâtiments.

— Je vais le poser près de la fenêtre ou à côté du lit, ça doit aussi marcher contre les cauchemars.

Vilem leur servit quelques verres de rhum arrangé, celui qu’il laissait macérer depuis des mois maintenant dans de vieilles bouteilles sans étiquette.

— Vilem, ça fait un moment qu’on ne t’a pas vu. Comment ça se passe pour toi ? commença Ludovik.

— Eh bien écoute, j’ai été pas mal occupé avec le journal et il faut dire que je ne suis pas trop sorti pendant l’hiver, j’ai hiberné.

— T’es sûr de ça ? A mon avis, t’as rencontré une petite pour oublier le froid et la pluie, lança Botid.

— Non, vraiment, j’avais du boulot. Enfin, il y a bien cette Svetna du journal qui ne me laisse pas indifférent mais bon, ce n’est pas elle qui me prend du temps.

— Et alors ? Tu l’as baisé ?

Ludovik posa la question avec enthousiasme en finissant d’un trait son verre de rhum.

— Non, ce n’est pas évident, je vais me faire choper si je fais ça.

— Oh arrête, ce n’est pas la première fois que tu te tapes une nana de ton journal, rétorqua Botid faisant rire les deux autres.

— Non, mais là, c’est différent, c’est l’assistante du boss. Si je fais un écart avec elle, je serais sur le marché du travail dans pas longtemps.

Les blagues grivoises s’en suivirent et les rires fusèrent.

— Et vous, quoi de neuf ? Ludovik, tu es toujours dans ton entreprise de tortionnaires ? enchaîna Vilem pour changer de sujet.

Ludovik avait très tôt abandonné les études de journalisme pour travailler dans la communication d’un fabricant de téléphones tchèques qui multipliait les licenciements depuis quelques années et menait une politique interne drastique. Depuis que l’électronique ne bénéficiait plus des échanges commerciaux mondiaux, les fabricants nationaux avaient rouvert boutique dans un flou artistique grandiose. Les commandes n’arrivaient jamais à l’heure, les téléphones comportaient souvent des erreurs de programmations et les prix étaient toujours trop élevés pour une majorité de la population sans emploi ou mal payée. Résultat, le marché de l’occasion battait son plein et les licenciements et réductions de salaire chez les fabricants étaient monnaies courantes. Ludovik, dans cet univers peu réjouissant, tentait de produire des supports de communication vantant l’entreprise et ses valeurs.

— Je n’ai jamais été aussi heureux, répondit Ludovik, ironique. Bon là, c’est vrai, l’étau se resserre et je crois que si je n’avais pas tissé des liens avec le directeur d’exploitation, je serais déjà dans la rue.

— T’es juste un vendu ! lui asséna Botid.

— Je t’emmerde Botid, on a une passion pour le handball tous les deux, ce n’est pas un calcul carriériste. Et puis, ce n’est pas mon type, dit-il.

— Et toi Botid, ta boîte ? demanda Vilem.

— Ce n’est pas la joie mais je tiens bon.

— T’as pu rencontrer les contacts que je t’avais donnés ?

— Oui, je te remercie d’ailleurs, ils devraient en sortir des choses intéressantes.

Botid avait lancé une entreprise de manufacture pour particuliers en mode DIY (Do It Yourself : A faire soi-même) qui proposait aux clients de construire eux-mêmes les objets de leurs quotidiens à partir d’outils numériques tels que les imprimantes 3D et autres découpes lasers. Vilem avait tenté de l’aider en lui glissant des contacts qu’il avait obtenus lors de ses interviews.

Vit, discret jusque-là, sortit de son silence.

— Et moi, Vilem, puisque je crois que c’est mon tour de raconter un peu ma vie, je continue mes recherches avec moins de moyens mais toujours cette volonté naïve de parvenir à quelque chose.

Vit était chercheur en théologie et étudiait plus spécifiquement l’approche économique des courants religieux, anciens ou récents.

— Vit, ce que tu dis est déprimant. Reprends un rhum, celui-là est à l’orange, lui conseilla Ludovik en riant, tout en lui remplissant son verre.

— Merci Ludo, mais je n’ai pas forcément besoin d’alcool pour relativiser ma vie.

— Et sur quoi bosses-tu en ce moment plus précisément ? demanda Vilem, très intéressé par le sujet.

— Je décortique les arguments économiques des groupes religieux. Les constats qu’ils établissent sont souvent les mêmes mais les réponses qu’ils y apportent sont beaucoup plus riches.

— Pas difficile vu ce que nous laisse ce système financier pourri, remarqua Ludovik.

— Ça, c’est de l’anti-capitalisme primaire, rétorqua Botid. Tu ne te souviens pas ce qu’ont vécus nos parents et grands-parents pendant le communisme ?

— Attention les gars, arrêtez d’opposer toujours le capitalisme au communisme, l’économie n’est pas binaire, dit Vit, montant la voix soudainement.

— Et qu’est-ce que tu proposes ? demanda Botid.

— Moi, rien, je veux juste dire qu’il existe beaucoup d’approches économiques. Et la spiritualité sera la clé de voûte du prochain système totalitaire, vous verrez, prophétisa Vit.

Le silence se fit.

— Allez, on parle d’autres choses, j’ai une petite anecdote à vous raconter et je vous assure qu’elle est croustillante, proposa Ludovik pour détendre l’atmosphère.

— Vas-y Ludo, j’ai confiance en toi, lui lança Vilem avec un clin d’œil.

Les discussions avaient continué tard dans la nuit, au rythme des rhums, alternant entre des débats politiques et des anecdotes ridicules de la fac. Vilem avait remarqué que même s’ils restaient des mois sans se contacter, leur amitié était toujours aussi forte et la complicité chaque fois au rendez-vous. Les mystères de l’amitié, pensa-t-il. Les trois amis étaient restés sur place tant leur alcoolémie était élevée. Aucun d’eux ne pouvait rentrer en l’état et Vilem dut improviser des couchages dans son appartement.

onic

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