Le Pravo

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Le siège du Pravo était situé sur la Dvorakono Nabrezi, une avenue où se succédaient de vieilles bâtisses à usage d’habitation, des espaces en friches et des bâtiments en verre vieillissants. Elle longeait la Vltava dont les quais avaient été aménagés avec un certain goût. Des arbres, des espaces de verdure et une piste pour piétons et vélos faisaient le plaisir des promeneurs et des habitants du quartier. Le journal était logé dans un bâtiment du XIXe siècle qui avait été récupéré suite à une affaire immobilière intéressante, la complicité du directeur avec le promoteur du quartier avait été connue de tous. L’édifice n’avait gardé que sa façade d’origine, le reste avait été grandement modernisé il y a 10 ans maintenant. Il possédait désormais trois niveaux dont les coursives de façade renfermaient le grand hall d’entrée. Bien qu’on lui ait choisi un bureau au troisième et dernier étage à côté de celui du directeur, Vilem aimait la luminosité et le volume des espaces de travail qu’offrait cet agencement en L.

Ce matin-là, Vilem s’assit tranquillement dans son fauteuil et se mit à la lecture des dix pages d’actualités qui s’offraient à lui sur son écran afin de s’inspirer du climat ambiant. Il prenait le plus souvent sa boisson chaude dans la salle commune avec ses collègues même si on lui avait installé une bouilloire personnelle, histoire d’être encore plus productif.

Virus pandémique en Amérique du Sud.

Inondations en Asie du Sud Est.

Migrations climatiques incontrôlables en Europe.

Vilem éteignit son portable. Rien de tel pour commencer la journée de bonne humeur, pensa-t-il. Il rejoignit l’espace commun où il pensait éviter les sujets d’actualité accablants qu’il avait potassés depuis son arrivée. La chose était difficile, tout le monde était accro à l’actualité, dépendant comme des cocaïnomanes à leurs poudres blanches, ce qu’ils partageaient également pour la plupart. Leurs professions occupaient le moindre neurone de leur cerveau et les actualités étaient le carburant de leurs motivations. Oui, ils étaient journalistes mais ils n’étaient pas exempts d’utiliser leur tête pour parler d’autre chose, pensait souvent Vilem, aigri.

Une seule personne semblait prête à discuter d’autre chose que d’actualités ce jour-là. Svetna, l’assistante de direction, « l’ukrainienne », comme l’appelait dédaigneusement ses collègues. C’était une grande brune aux yeux bleus qui attisait les convoitises parce qu’elle avait rapidement grimpé les échelons dans la hiérarchie du journal et que c’était une très belle femme. Elle avait vite compris les rouages du monde journalistique et possédait, qui plus est, une solide culture sur les pays anciennement soviétiques d’Europe de l’Est, une compétence très utile pour la rédaction.

— Une chicorée ? lui proposa Vilem, un gobelet à la main et la bouilloire dans l’autre.

— Volontiers, répondit-elle avec un sourire.

Elle portait un joli tailleur bleu qui épousait ses formes avec harmonie, un brin provocant.

— Je ne crois pas avoir été aussi fatigué de bon matin, lui confia Vilem.

— Ah oui, du boulot en retard ?

— Un peu mais je crois surtout que je dois arrêter de sortir si tard le soir.

— Je comprends, les nuits pragoises ne sont pas simples. Je t’avouerai que je suis aussi à plat, on ne mène pas une vie facile, fit-elle, ironique.

— Je suis d’accord. Tu ne m’as jamais dit d’où tu venais exactement. De quelle ville d’Ukraine ?

— De Lviv, à l’ouest, la Galicie.

— Mais comment as-tu appris le tchèque ?

— Mon père est tchèque. On parlait tchèque et ukrainien à la maison.

— Mais pourquoi être venue ici ?

— A Prague ou dans ce journal ?

— Disons, les deux.

— Comme beaucoup d’autres, j’ai dû fuir le régime ukrainien. Puis, j’ai postulé pour un journal français mais avec les récents événements, j’ai dû y renoncer. S’ils n’acceptent plus d’étrangers, imagine les journalistes de l’Est !

— Je comprends, dit Vilem compatissant. Tu parles français alors ?

— Oui, j’ai étudié le français à l’université mais je crois que je suis en train de le perdre.

Décidément, cette femme était pleine de surprises.

— Bonjour, comment ça va ? s’essaya difficilement Vilem dans la langue de Molière.

— Ah mais je vois que tu es bilingue aussi !

Svetna avait le regard fuyant. Vilem avait du mal à capter toute son attention.

— J’ai encore du chemin à parcourir ! Je collabore avec un confrère français sur certains sujets et il arrive toujours à me glisser quelques expressions. Putain !

— C’est vrai qu’ils adorent ce mot, sacrés français ! s’exclama-t-elle.

— Et dis-moi, Svetna, tu te plais ici ? Sois sincère, personne ne nous écoute, plaisanta Vilem.

— Oui, c’est dynamique et varié, Evzen me laisse beaucoup de libertés dans mon travail. Mais j’avoue que je ne comprends pas toujours les mécanismes du journal, certaines choses restent opaques pour moi, dit-elle avec une fausse modestie.

— Crois-moi, c’est la même chose pour moi. Mais mieux vaut ne pas tout comprendre certaines fois.

— Oui, tu as peut-être raison. Et toi, depuis quand travailles-tu ici ?

— Ca va faire deux ans bientôt, je n’étais pas destiné au métier de journaliste mais je m’y plais.

Vilem était sur la réserve. Au vue de la position de Svetna, il ne pouvait pas lui dire que son métier devenait de plus en plus compliqué et qu’il fomentait une sortie libératrice.

— Ah oui ! Dans quoi voulais-tu travailler avant ça ?

— Tout sauf le journalisme, ironisa Vilem.

Svetna sourit. Elle saisit deux sucres avec ses grands ongles rouges et les glissa délicatement dans son gobelet.

— Non, sérieusement, je voulais travailler dans la communication pour des politiques mais j’ai renoncé.

— La ligne est désormais ténue entre communication politique et propagande, admit-elle, sans conviction avant de poser son regard sur deux collègues à côtés d’eux. Cette attitude hautaine commençait à agacer Vilem.

— Oui, effectivement. Svetna, je vais te laisser, Evzen va me faire pendre si je n’ai pas terminé l’article avant ce midi et je suis déjà bougrement en retard.

Svetna feignit de rire de bon cœur.

— Ok, bon courage alors, dit-elle, détachée.

Vilem était soulagé de terminer la conversation tant l’attitude de la jeune assistante, imbue de sa personne, le déroutait. Pourtant, elle ne le laissait pas indifférent. Son charme avait opéré.

A peine avait-il eu le temps de rentrer dans son bureau qu’Evzen rentra à son tour sans frapper et lui tendit une feuille où figuraient un graphique et une courte légende.

— Le prix du pétrole a encore grimpé. Cette fois, le baril a pris 20%. On va avoir du boulot, annonça-t-il gravement.

— Effectivement, ça risque de dégénérer. Une raison avancée ?

Vilem appréhendait le fait qu’Evzen aborde l’échéance de l’article à livrer avant le début d’après-midi mais il semblait davantage absorbé par cet événement.

— Non, en tout cas, ce n’est pas lié à un événement géopolitique en particulier mais plutôt une raison de volume physique.

Le visage d’Evzen était marqué et sa voix plus grave que d’habitude. C’était un homme bien portant, à la carrure large qui rappelait celle des rugbymen et au visage carré encadré par de puissantes mâchoires. C’était un homme qui aimait plaisanter et même se moquer avec un humour proche du cynisme des situations les plus dramatiques. Mais il faisait également preuve d’une concentration froide lorsqu’il s’agissait de traiter des conflits internes ou externes à la société. Lorsque des réunions étaient organisées au sein de la maison, il aimait à attirer l’attention collective sur le récit des missions auxquelles il avait été affecté en tant que reporter. Tout le monde l’écoutait silencieusement, non pas parce qu’il était le patron mais parce qu’il avait l’art du récit et une approche de la mise en scène qui rendait ses histoires trépidantes.

— Des manifestations ? anticipa Vilem.

— Oui et une grosse demain. J’aimerais que vous la couvriez mais prévoyez le gilet pare-balles, prévint-il, à moitié ironique.

Vilem avait déjà couvert ce genre d’événements où affluait des gens de tout le pays, chômeurs, employés, agriculteurs et tous ceux affectés plus ou moins directement par l’impact du prix des énergies sur leurs vies. D’ailleurs, l’ensemble des secteurs du privé et du public se succédait dans la rue, hormis les policiers, juges et l’armée qui avaient interdiction de manifester selon la Constitution tchèque. Le gouvernement et le parlement à majorité social-démocrate semblaient pris de vitesse dès lors que ces soulèvements se produisaient, leurs discours tombaient dans le vide et les solutions manquaient cruellement.

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