Vieux Prague, sept mois avant.

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La pluie n’avait cessé de tomber depuis l’aube. L’eau avait nettoyé le quadrillage de petits pavés gris dans lequel reluisait la pierre blanche des hautes façades. Les passants semblaient poursuivre une course effrénée avec l’afflux d’eau qui dévalait les rigoles. Le claquement de leurs semelles sur les pavés se réverbérait plusieurs fois avant de s’envoler vers le ciel sombre et bas. Le soleil n’avait pas percé cet épais manteau nuageux depuis plusieurs jours et avait plongé la ville dans un marasme sans nom. Vilem observait ce langoureux spectacle depuis les vitres poussiéreuses de son appartement. Il referma les rideaux dans un long soupir et avala une grande gorgée de café. Les jours de cette denrée rare étaient comptés. Sa petite cuisine faisait directement corps avec un salon aux allures classiques où un vieux canapé en cuir marron faisait face à une belle cheminée en pierre. Celle-ci avait été murée par un doublage en plâtre mais constituait malgré tout un ornement agréable. Parfois, les rayons du soleil qui entraient par les grandes fenêtres apportaient un éclat si pétillant que le vieil âtre semblait renaître de ses cendres et donnait l’illusion d’un foyer incandescent. Le plafond offrait des moulures et d’authentiques marqueteries typiques de ce genre d’habitations austro-hongroises. Une vieille horloge en bois ternie du XIXe siècle surplombait son couchage, donnant une heure qui n’existait plus, probablement à l’arrêt depuis que Vilem l’avait trouvée chez ce petit brocanteur du quartier juif. Près de la fenêtre, des livres s’entassaient sur le bureau en bois, cornés et ouverts tels des textes religieux prêts à être récités. Des feuilles manuscrites gisaient sur le vieux parquet érodé par le temps. Il aimait à justifier son manque d’organisation par le fait qu’il préférait le désordre, créateur, selon de lui, d’un environnement propice à l’imagination. Cela lui valait bien souvent la moquerie de ses invités qui pressentaient avec pertinence sa duplicité. Qu’importe, il s’y sentait bien, c’était un casanier et il préférait ce lieu à tout autre endroit.

Il prit une part de gâteau à la crème et s’assit sur le lit. Son pied froissa la première page à moitié déchirée d’un journal.

Dissolution de l’Union Européenne : 10 ans déjà. La photo de couverture montrait l’intérieur du Parlement européen totalement délabré, les sièges entassés au milieu de l’amphithéâtre et les tentes précaires de sans-abris qui y avaient élu domiciles. L’article racontait les dernières années de ce grand espace européen, ses faiblesses de politique économique intérieure, son absence de politique extérieure, la montée nationaliste et surtout sa chute précipitée après l’implosion des Etats-Unis. Deux pages expliquaient la décadence de la première puissance économique de l’époque et la naissance des Etats indépendants d’Amérique qui avait bouleversé l’ordre mondial et avait permis à un autre groupement géopolitique de prendre de l’ampleur, nommé alors par l’Occident, le Grand Ensemble.

Vilem décida d’affronter le petit déluge pour s’enquérir des dernières nouvelles. Il s’enveloppa de son vieux manteau trois quart et marcha jusqu’au petit kiosque à journaux situé sur la rue Nàrodni, la large avenue commerçante qui séparait son quartier du vieux centre de Prague. La grande avenue était chaotique, le béton était éclaté et la voie réservée aux rares voitures était souvent débordée par des stands de rue improvisés et des entrepôts spontanés. Les rails de l’ancien tramway avaient été utilisés comme marché de denrées alimentaires où on y vantait le prix imbattable des pommes de terre, de choux ou de carottes. Des zones avaient été isolées par des bandes jaunes pour prévenir l’effondrement d’un immeuble délabré. Le kiosque à journaux se trouvait à l’entrée du pont most Legi où les vendeurs d’actualité avaient trouvé un espace favorable dans une artère de la ville encore très empruntée.

Le jeune vendeur du kiosque parut plutôt enjoué de le voir et commença à parler de l’actualité brulante de ces derniers jours. Peu enclin à discuter, Vilem lui acheta les deux journaux qu’il prenait habituellement et adressa au vendeur un sourire bienveillant.

— La pluie ne va pas nous atteindre, nous, pragois, lui dit gaiement le jeune homme.

— Je suis d’accord avec toi mais je vais quand même lire tout ça au chaud, bon courage à toi.

Vilem rangea les journaux sous son manteau et effectua le même chemin pour revenir à son appartement. Il habitait dans les vieux faubourgs de Prague, des quartiers résidentiels érigés au XIXe siècle. La ville n’avait plus l’argent pour entretenir ce patrimoine qui se dégradait au fil du temps. Les habitants observaient, impuissants, les façades s’effriter, les trottoirs s’affaisser et certains bâtiments devenir inhabitables car l’insalubrité y était devenue quasi irréversible. Malgré cela, c’était une partie de la ville qui était encore largement visitée par les touristes curieux de constater par eux-mêmes ce qu’on appelait alors le « Prague décadent ». La ville entière, d’ailleurs, continuait à attirer la curiosité des touristes et Prague restait un endroit prisé par les artistes de fortune qui appréciaient son effervescence culturelle survivante. L’exception culturelle ne concernait pas uniquement Paris mais sévissait également à Prague. La musique, la littérature, les arts visuels, il n’y avait pas un seul soir où ne figurait pas une représentation dans l’un des nombreux petits théâtres de quartiers ou dans les lieux sacrés de la musique classique, où les compositeurs tchèques s’étaient produit, Dvorak, Smetana ou encore Janacek. Souvent, les artistes bénévoles acceptaient de jouer dans des bâtiments non chauffés, à l’hygiène douteuse mais où la ferveur du public était toujours présente, encore plus intense. Vilem préférait les petits concerts joués sans publicité dans les bars souterrains de son quartier. Rock, folk, ou jazz, les groupes qui s’y produisaient étaient toujours aussi surprenants sûrement parce qu’on ne les connaissait pas et qu’on n’attendait rien d’eux.

Une période troublée comme celle-ci, Prague en avait connu une quantité, de l’assaut des suédois et des germains jusqu’aux rafles nazis et à l’occupation soviétique. Prague la Grande, était tenace et ce n’était pas sans compter le courage de ses habitants qu’elle pouvait se targuer d’une telle réputation. Vilem avait même observé que les citadins prenaient l’habitude d’aller plus souvent dans la vieille ville pour déambuler autour du château comme pour se rassurer que la ville avait un vécu tourmenté et qu’elle pouvait survivre encore longtemps. Les hautes enceintes entourant le Prague moyenâgeux jouaient sans doute un rôle prépondérant dans le sentiment de sécurité que ressentaient les pragois en cette période, ils prêtaient d’ailleurs à la ville le statut de cité inviolable et protectrice. Et ils avaient peut-être raison. Prague avait connu des souffrances terribles mais s’était relevée chaque fois, plus forte, plus incisive.

Sur la première page du Pravo, l’un des quotidiens les plus lus dans le pays, d’obédience social-démocrate, deux hommes en costume se serraient la main, le premier ministre tchèque et son homologue anglais. A l’arrière-plan, figurait un avion au fuselage blanc, des couleurs du royaume, dont l’éclat faisait ressortir, avec grand contraste, les costumes sombres des dirigeants. Vilem ne put s’empêcher de se souvenir des récits de son père.

« Tu voles au-dessus des nuages, tu flottes parmi les oiseaux et tu contemples le monde, fragmenté et si dérisoire, sous toi »

« Mais qui y a-t-il au-dessus des nuages ? » avait demandé Vilem, alors enfant.

« Un ciel bleu, à perte de vue, où rayonne avec constance l’astre jaune et chaud. »

Son père avait toujours eu cette manière poétique de décrire ses expériences personnelles, ce qui contrastait réellement avec le pragmatisme dont il faisait preuve pour ses prérogatives professionnelles ou paternelles.

Ces mots résonnaient encore en Vilem, ils restaient comme une vérité inaliénable, intouchable de l’esprit critique, le charisme et la force de persuasion de son père ne pouvaient introduire de doute. Il aurait bien aimé connaître un peu plus cet homme mystérieux et paradoxal. Ce n’était pas le père qu’on serrait dans ses bras ou à qui on faisait des confidences. Lorsqu’il parlait, on l’écoutait et on ne remettait surtout pas en cause ce qu’il disait, de peur de perdre son estime. Grand, brun aux yeux verts, d’origine hongroise par sa mère, il avait rapidement fait sa place en politique. Après de brillantes études de droit, il avait été l’un des plus jeunes députés démocrates du Parlement pragois, homme respecté de ses congénères, personne de conviction et de principes. Il apparaissait comme un héros pour Vilem du moins jusqu’à ce que ce dernier eut fait ses choix de carrière. Lorsqu’il lui apprit son souhait de devenir journaliste, métier considéré comme impur et dévalorisant par son mentor, plutôt qu’avocat ou homme politique comme il était pressenti, un lien s’était rompu, irréversiblement. Vilem avait « tué » le père et s’en était jamais repenti. L’homme fort, fumeur invétéré de cigares était mort d’un cancer de la gorge il y a de cela une dizaine d’années avant que Vilem eut le temps de trouver un nécessaire dialogue constructif avec lui. Il essuya les insidieuses larmes sous ses paupières et éteignit la deuxième cafetière qui avait commencé à bouillir. Il s’en servit une large tasse, ce psychotrope indispensable lui donnait sans cesse matière à transformer son approche de la journée. Il se leva d’un entrain soudain et saisit le journal entre ses deux mains. Cet avion, symbole d’une technologie passée, était désormais hors d’atteinte de la majorité de la population. Le prix du kérosène avait tellement augmenté ces dernières années que les vols en avion n’étaient plus que l’apanage de certains business men et d’hommes politiques. Il y avait également quelques touristes, pour la majorité chinois et nord-américains, qui pouvaient se permettre de tels luxes. On retrouvait ces derniers dans les lieux prisés de la capitale tchèque, savourant de grands opéras aux représentations mourantes ou achetant compulsivement des artifices mondains dans les grandes enseignes françaises et new-yorkaises de la mode.

Le transport était le secteur le plus clivant de la société. Se déplacer était devenu un droit inaliénable des sociétés modernes, tant pour travailler, se sociabiliser que pour découvrir le monde. Une grande partie de la population avait de la famille ou des amis à l’autre bout du pays ou du monde et les priver de cela revenait à les amputer d’une partie d’eux-mêmes. Mais la crise énergétique avait sévi et les gens restaient bloqués, privés de leurs proches. Vilem, journaliste au Pravo, avait fait de la crise énergétique son cheval de bataille, considérant qu’elle était à l’origine de la plupart des maux des sociétés humaines actuelles, pas seulement dans le secteur du transport mais dans bien d’autres encore.

Merde, ragea Vilem.

Il jeta ses feuilles de brouillon contre le mur et resta un moment sur sa chaise en fulminant, excédé par son manque d’inspiration. Son article était loin d’être terminé et il était incapable de formuler son idée. Il éteignit toutes les lumières de son appartement et alluma les bougies, comme il faisait chaque soir, l’électricité était un luxe et les bougies étaient devenues un réflexe indispensable. Une mouche vint se poser sur l’abat-jour de sa lampe et en fit le tour plusieurs fois avant de se poser pour nettoyer ses deux pattes avant. Ses gros yeux dévisageaient Vilem. Elle rétracta ses ailes avant de les déployer à nouveau, tout en gardant l’équilibre sur la mince armature de fer sur laquelle elle s’était posée. L’équilibre, pensa Vilem. L’équilibre. L’inspiration était une bête capricieuse, elle n’était aux commandements de personne, elle arrivait par surprise et repartait toujours trop tôt. Vilem reprit ses feuilles de brouillon et fit couler l’encre jusqu’à ce que son invitée discrète reparte.

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