Partie III

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Assise dans l’herbe givrée, la petite fille s’amuse à créer des formes avec la buée émise par son souffle. Là, un bateau. Ses voiles se dissipent dans le vent d’hiver. Ici, un cheval. Ses quatre pattes en forment six qui retombent sur les genoux engourdis. L’image lui arrache un mince sourire, aussitôt effacé par un déluge de frissons. En dépit du froid carnassier, l’enfant préfère être dehors qu’errer dans les couloirs sombres ou les salles macabres de la maison de la sorcière. En plus des tremblements, son ventre gronde famine. Elle n’a pas mangé depuis le matin, et rien qu’une tartine de pain sec, sans beurre ni confiture, conservée en prévision.

La cantine est le lieu qu’elle déteste le plus dans ce palais d’hiver ténébreux qu’ils appellent « école ». Au contraire des couloirs, des salles de classe et des dortoirs où elle passe aisément inaperçue, le hall de la cantine n’offre aucune ombre dans laquelle se fondre. En ce temple de lumière, les regards d’ignorance se transforment en yeux inquisiteurs. Les murmures fusent aux oreilles de la petite fille, et viennent se mêler aux autres tourments de son esprit. Son seul souhait dans cette situation est de courir pour fuir le plus loin possible. Aussi préfère-t-elle s’évanouir d’inanition que d’affronter les médisances muettes ou chuchotées. La suffisance baignée de mépris lui coupe de toute façon l’appétit en lui nouant les entrailles. Mais, tôt ou tard, la faim vient dénouer les nœuds.

La tête se met à lui tourner. Les cercles qu’elle trace sans bouger se font de plus en plus larges. La buée dans l’air occulte bientôt l’entièreté du morne paysage. La petite fille s’effondre dans l’herbe givrée, qui prend la forme de sa maigre silhouette grelottante. Juste avant d’être avalée par les limbes, elle saisit une touffe émeraude entre ses moufles.

Dans ses songes ténébreux, une voix l’appelle au loin. Elle voudrait lui répondre mais la moindre parcelle de son corps lui fait défaut. Son esprit est comme prisonnier d’une statue froide. Il a beau se débattre, les paupières refusent de s’ouvrir, les doigts de bouger.

Des fourmis commencent à remonter le long des jambes, réveillant ses sens endormis.

La petite fille se découvre dans une chambre qui lui est inconnue. Une haute fenêtre en arcade surplombe son lit, des rideaux blancs masquant l’extérieur. Sa mince couverture la protège à peine du froid ambiant, lequel lui arrache de nouveaux frissons. Sa tête la lancine affreusement.

Une présence l’alerte. Elle se tourne pour trouver la directrice à son chevet. Déformés par les lunettes, les yeux de serpent amplifient la douleur de son crâne. Aucune n’ose rompre le silence régnant. Instinctivement, l’enfant se recroqueville. La laine rêche ne tarde pas à lui provoquer d’horribles démangeaisons. Elle finit par ne plus tenir et se met à se gratter frénétiquement malgré le regard inquisiteur de la sorcière.

─ Tu es ridicule.

Elle avait parlé avec un mépris non dissimulé, son visage figé dans une moue colérique.

─ Tu te crois unique ? J’en ai rencontré des tas comme toi. Des enfants qui pensaient que leur solitude les rendait spéciaux. Tous ils ont fini par se rendre compte de la réalité, qu’ils n’étaient rien de plus que des moutons égarés. Des brebis bêlantes. L’image même du ridicule.

Dans un souffle de lassitude, elle croise les bras sur ses genoux et chasse son masque haineux pour en enfiler un nouveau, marqué d’une désolation feinte. Les épées transperçant les pensées de l’enfant s’évanouissent. Ivre de soulagement, la petite fille ne peut s’empêcher de ressentir une profonde gratitude envers son bourreau.

─ La solitude dont tu te drapes n’est pas ce qui te rend exceptionnelle, mon enfant. Tu as un pouvoir qui sommeille en toi. Nous le sentons toutes les deux. Mais tu as peur, et cette peur t’empêche de l’exploiter. Tu dois la chasser, faire tomber le rempart qui retient ton cœur, libérer ta vraie personnalité, celle qui dominera le monde.

Le regard de la gamine balaye la pièce baignée d’une froide lumière blanche jusqu’à s’attacher à une horloge, dont le tic tac incessant éveille en elle des souvenirs enfouis. Une voix qui l’appelle dans le lointain. Ses yeux plongés dans l’abîme de son inconscient s’attardent sur les aiguilles et leur ballet parfait. Elle n’écoute plus la sorcière dont les paroles ne sont que des murmures étouffés par sa mer de pensées. Rien d’autre n’existe que les trois aiguilles et le cadran chiffré à la romaine. Une répétition reposante, qui endort les sens, efface les tourments. Un doux mensonge. Une fausse perfection masquant le chaos de l’Univers.

Le temps n’est pas un cercle, qui se répète dans une succession de battements, aux mêmes intervalles, et méticuleusement répétée à chaque cycle. Le temps est une rivière, traversée par des écueils, tantôt montante, tantôt descendante, émaillée de bifurcations. Son cours, parfois, se divise en plusieurs affluents avant de se réunir. Le courant peut être doux, faible au point d’être imperceptible, ou bien se transformer en torrent puissant capable de soulever les espaces et d’y percer des trous. Une rivière qui n’a ni début ni fin, et s’écoule dans un sens comme dans l’autre, au gré des caprices de l’Univers chaotique, dont le souffle influe sur ses courants.

Le temps n’est pas mesurable. Mais l’humain, avec sa vision limitée du monde qui l’entoure, a été contraint de le représenter de manière à le comprendre. Aucun mal ou bien dans cette façon de faire, qui répond uniquement à une raison pratique. Quand on ne voit pas la Rivière et ses courants, pourquoi s’en soucier ?

Autrefois, la petite fille pouvait suivre les différents cours du temps. À présent, elle est comme tous les autres êtres limités et ne peut avancer que dans une seule direction.

Pourtant, même l’esprit humain et son univers fini de galaxies neuronales est capable de sentir les imperfections, les changements de courant. Comme lorsque l’on s’ennuie et que les secondes deviennent des minutes, les minutes des heures. Ou au contraire, quand l’on s’amuse et que les heures passent à une vitesse folle. La lumière du matin touchait à peine le monde et voilà qu’elle a été remplacée par celle du crépuscule.

Les yeux ont beau se raccrocher à des cadrans identiques et au ballet parfait de leurs aiguilles, la vie humaine n’en est pas moins soumise aux influences du temps qui, par nature, est irrégulier, changeant, chaotique, à l’image de l’Univers qui l’influe. C’est là un des nombreux exemples du paradoxe qui unie la vision à la pensée. On sait mais on ne voit pas. On voit mais on ne sait pas.

─ Tu m’écoutes ?

Des griffes s’enfoncent subitement dans le bras de la petite fille qui lâche un gémissement dolent. Le sang se met à perler sur la peau aussi blanche que neige. De nouveau, les épées invisibles la transpercent, éveillant les lancinements et chassant souvenirs et pensées.

─ Sache que tu ne quitteras pas cette école tant que tu n’auras pas pris conscience de ce que je te dis. L’école est le temple du savoir. Et tu vas apprendre, que tu le veuilles ou non. Le savoir n’est pas optionnel. Chaque être doit remplir le maximum de ses capacités. Tu n’es pour l’instant qu’un vase vide dans le fond duquel croupit un zest d’eau. Fais fondre la glace qui t’emprisonne et remplis ce vase, enfant. C’est le prix pour la liberté. Et la liberté est ce qui anime tous les êtres assez forts pour la désirer. Mais seuls les puissants peuvent la conquérir et la conserver. Je t’offre les clefs de la puissance. À toi de t’en saisir et d’ouvrir la porte. Sinon, tu ne seras jamais libre.

Ce discours résume tout de la vision qu’entretient cette femme du monde qui l’entoure. Un constat cruellement simple, et cruellement réel. Les lèvres de la petite fille, par réflexe, se tendent en un infime rictus moqueur, que la sorcière ne peut voir alors qu’elle lui tourne le dos pour se retirer. En dépit de la situation, un amusement passager domine l’esprit prisonnier.

Si cruellement simple. Comme si l’Univers avait été fabriqué par un enfant.

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