Partie IV

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Tic tac !

Et s’écoulent les secondes, les minutes, les heures, les jours, les semaines et les mois. La petite souris continue son ballet, entre ombres et lumière. Tandis qu’elle s’ennuie, elle a le temps de penser. Des vagues battues et rebattues jusqu’à ne plus laisser qu’un tas d’écume. Des nuits perdues à ressasser.

La petite fille émerge des tunnels, guidée par la fin grondante de son ventre. Malgré l’angoisse, elle entre dans la lumière. L’avale le vacarme grouillant des enfants que la faim n’empêche pas de bavarder. Des chaos variés émergent des bandes distinctes. Chacune occupe sa table habituelle. Celles vident attendent d’être remplies. Les exclus sont assis aux extrémités. Tête plongeante sur leur plateau repas, ils grignotent leur pain comme des animaux aux aguets autour d’un point d’eau. La petite fille ne peut s’empêcher de ressentir du mépris envers eux, quand bien même elle a parfaitement conscience d’offrir une vision aussi pathétique.

Oppressée par la file, elle s’efforce de se rétracter le plus possible. La lumière lui brûle la peau. À l’instant où elle sort des cuisines avec son plateau les regards inquisiteurs s’accrochent à elle. La sensation que des doigts griffus déchirent sa robe, s’emmêlent dans ses cheveux. Impossible de s’adapter aux frissons que cela provoque. La gamine avance regard baissé, se dirigeant via le sol et sa mosaïque en damier noir et blanc. Elle trouve une place au bout d’une table bénéficiant d’un minuscule coin d’ombre. Les épaules voûtées, elle se penche sur son assiette. Le mépris des exclus l’étreint désormais. Elle sait être aussi lâche qu’eux. La sorcière a raison.

Non loin, la bande occupant le milieu de la table l’observe du coin de l’œil en émettant des ricanements. La petite fille sent les regards de la table voisine caresser son dos, entretenant les frissons incessants qui la parcourent toute entière. La peur. La peur et la honte. Tout son univers se résume à ça. Et puis après vient la colère. La rancœur. La haine. Une rage démente qui menace de faire s’effondrer le rempart, un brasier capable de faire fondre la carapace de glace autour de son cœur, qu’elle peine à contenir sous le poids de la culpabilité.

─ Hey ! Pssst ! l’appelle l’une des filles de la bande d’à côté. Hey, toi !

La petite fille sent l’ombre infime se dissiper et la lumière intense dévorer sa nudité. Elle tourne la tête, écœurée.

─ Comment tu t’appelles ?

Elle réfléchit en faisant mine d’hésiter, puis se souvient des récits mythologiques, l’unique cours qu’elle apprécie écouter.

─ Némé, invente-t-elle.

Les enfants lâchent tous ensemble un pouffement suivi d’un rire gras à peine retenu. Une vague bouillonnante fouraille les entrailles de la petite fille qui sent la nausée monter.

─ C’est quoi ce nom bizarre ? reprend l’autre fille, le fou rire passé. Tu sors d’où ?

─ De nulle part, se contente de dire l’enfant terrifiée en se détournant, tête plongeante sur son repas qui refroidit.

Un tiraillement sur sa manche la fait pivoter.

─ Hey ! Tu veux venir avec nous ? Faut pas rester toute seule dans son coin.

La gamine doute. Elle connaît le sort qui l’attend. Celui réservé à la brebis assez bête pour s’engouffrer dans la tanière du loup. Pourtant, elle se décale en emmenant son plateau pour venir s’asseoir juste à la droite de sa cruelle bienfaitrice.

─ Némé de nulle part, donc, la présente cette dernière en lui donnant un coup de coude faussement amical. Depuis quand t’es ici ? On te remarque à peine au fond de la classe. Sinon, on te voit de temps en temps déambuler dans les couloirs ou la cantine. T’es comme un fantôme, ma parole.

Les autres membres de la bande sont déjà passés à un autre sujet. Néanmoins, dans leur discussion, à laquelle la petite fille n’a pas sa part, leurs yeux curieux continuent de la lorgner. Son interlocutrice seule lui adresse la parole.

─ T’es pas très bavarde dis donc. Ça te dirait pas de me répondre ? C’est pas très poli d’ignorer les gens.

La fillette a la sensation d’avoir à faire à une version plus jeune de la directrice.

─ Ta gueule ! lâche-t-elle dans une plainte incontrôlée. Pourquoi vous ne me laissez pas tranquille ?

Elle sent les larmes monter, flouter sa vue. Les autres ont aussitôt interrompu leur conversation pour la foudroyer de leur jugement outré. Il en est de même pour les tables voisines. La petite souris sent tous ces regards la toucher. Elle se sent nue au milieu de cette fosse de prédateurs.

La fausse bienveillance s’efface d’un coup du visage de l’autre fille, remplacée par une gueule de hyène. Elle attrape ses boucles dorées et la fait basculer en arrière. La pauvre enfant s’effondre au pied du banc. Son bourreau la soulève brutalement, toujours par les cheveux, lui arrachant un cri. La petite souris a l’impression d’être une chose entre ses doigts. Elle tente de se défaire de l’étreinte douloureuse mais ses doigts tremblants n’ont pas assez de force. Ses ongles griffent sans entamer la peau. Elle est si faible.

Si j’étais plus forte, songe-t-elle, je serais en mesure de m’extirper des mâchoires. Non seulement je n’aurais plus à subir cette douleur, mais aussi, je n’aurais plus jamais peur. Au contraire, ce sont tous ces monstres cachés derrière ces visages juvéniles qui auraient peur.

La petite fille les voit tels qu’ils sont. Des êtres humains, imparfaits et cruels, comme le temps qui les anime, et à l’image de l’Univers qui anime le temps. Seuls les forts vivent pour être libres ! Les paroles de la sorcière résonnent dans le méandre de pensées contraires. Entre les griffes de sa tortionnaire, la petite fille ne sait plus réfléchir.

En larmes, elle relâche tous ses efforts, se laissant balloter telle une marionnette. Voyant que son jouet ne réagit plus, l’autre fille l’abandonne. Elle se détourne aussitôt et recommence à discuter avec ses amis, comme si de rien n’était. On croirait que la poignée de minutes écoulées a été effacée. Le jugement outré des regards a disparu tandis que ceux-ci suivent le chemin de la petite fille qui tente en vain de retenir ses sanglots. Ne demeure que l’incompréhension face à une chose bizarre qui ne devrait pas être. Même les exclus affichent cet exact regard.

Chacun doit jouer son rôle. Lorsque le masque tombe, un torrent nous submerge. La suffisance et la morale prédominent dans le monde dit « civilisé ». Leurs fils de fausse sagesse tissent un voile de mensonges dérobant aux êtres limités la réalité chaotique de l’Univers. Voilà l’unique et amère vérité. Une simplicité cousue par les mains d’un enfant.

Telles sont les pensées de la petite fille tandis qu’elle court en gémissant, le plus loin possible de la lumière, pour se plonger dans les ombres. La directrice a raison. La liberté nécessite la puissance. Je dois être forte pour être libre. Une nouvelle fissure dans la chape de glace fait vibrer son être.

À l’entrée de son trou, la petite souris s’arrête. Elle peut enfin réfléchir. Ses réflexions passées reviennent à la surface en un défilé de bribes résumées qu’elle organise successivement. Finalement, une image nette se forme dans son esprit. Le brouillard de doutes se dissipe. Elle sait ce qu’elle doit faire. Tournant le dos aux tunnels sombres, qui jusqu’ici lui apportaient paix et abri, et à ses sœurs de l’ombre, elle marche d’un pas sûr vers le bureau de la directrice. Le moment est venu, se dit-elle.

La barque a traversé le torrent. Le saphir semé à l’aube des eaux et emporté dans le courant de la Rivière brille désormais sous la surface. La petite fille n’a plus qu’à tendre la main pour saisir la précieuse roche.

Dans le lointain, une voix languissante gémit tandis que son cœur se serre.

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