Observation

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La semaine suivante au centre ne se déroule pas comme d’habitude. Je ne me sens plus concerné, mais observateur. J’observe les autres, leurs manies, leurs gestes, me fascinent. J’observe les couleurs, la lumière et les signes. J’observe tout ce monde qui fait bien une unité. Où chacun évolue à sa façon, mais dont l’ensemble a une certaine beauté. C’est la cascade dont chaque goutte a un périple. À chacun son histoire, pourtant ce centre n’a qu’un nom. C’est la beauté des délinquants qu’il illustre, la douce folie. C’est l’idée touchante, de ceux qui n’ont pas réussi. C’est enfin le silence, le silence sans l’ennui. Où chacun a son sens, a son propre minuit.

Le mardi soir, c’est une « soirée jeux de société ». Avec pourtant une ambiance qui n’est pas celle d’une traditionnelle « soirée jeux de société » telle qu’on l’entend. Les jeux choisis sont des jeux d’équipes pour la plupart, afin de développer certaines valeurs en particulier. C’est de but d’un centre de nuit. Même avant de dormir, la thérapie continue, et ne la reconnait pas toujours. Ce soir, Hélène fait partie de ceux qui supervisent et participent à la soirée. Je la vois, accoudée au bar, balayant des yeux la salle. Ewan s’est engagé dans une partie de « Taboo ». Je saisis une boîte sur la pile de jeux et m’approche d’elle.

- Envie de te confronter à moi ?, je lui demande avec un sourire.

- Pourquoi pas ?, répond-elle.

Nous nous dirigeons vers une table inoccupée, au fond de la salle, et je déploie de plateau « Trivial Poursuit ». Elle lance les dés et avance son pion. « Arts et littérature ».

- Alors, je dis en piochant une carte, qui est l’auteur de la célèbre « Nuit étoilée sur le Rhône » ?

- Mmm... Je crois bien qu’il s’agit de Van Gogh.

- Très bien, je réponds avec un sourire. Tu as le droit de rejouer.

Elle relance le dé. 6. « Histoire ». Je repioche une carte :

- Prête ?, je demande.

- Oui, vas-y, répond-elle.

- Très bien. Qu’avez-vous donc vécu pour vouloir à ce point m’aider ?

Son sourire de fige. Puis elle reprend, comme si de rien était :

- Oh, c’est une intéressante question. Je ne suis pas sûre d’y répondre correctement, mais je vais essayer, même si elle ne me fera sans doute pas gagner de point. Il y a quelques années, je travaillais dans un centre à Bruxelles...

Sa voix faiblit, tandis que ses souvenirs remontent en masse. Elle retient ses larmes, je le vois bien. Ses yeux, refusant de croiser les miens, sont perdus quelque part au-dessus de mon épaule droite :

- Les, comment dire, les cas qui étaient en thérapie là étaient ... différents d’ici. C’étaient des suicidaires, des colériques. L’atmosphère était lourde, aussi éloignée que possible de la thérapie. Les psys là-bas n’étaient pas performants, parfois pas même diplômés. C’était une prison plus qu’autre chose.

« Mais je m’en sortais plutôt bien. J’essayais d’introduire un contact de confiance entre moi et les pensionnaires. Ça marchait bien, généralement. Puis un jour, un garçon est arrivé...

Ses pupilles vertes se posent sur mes yeux bleus.

« Il s’appelait Matéo. Il venait d’un internat pour, euh, gosses de riches. Il avait perdu sa mère et sa sœur auparavant et on l’avait placé là. Il est vite tombé dans la dépression, et les bagarres entre les résidents étaient fréquentes. Puis, un jour, l’une d’elles a mal tourné. Deux garçons se sont retrouvés gravement blessés à l’hôpital.

Elle se tait un moment. Je saisis sa main et la presse, pour l’encourager à continuer.

« Il a été envoyé dans ce centre de Bruxelles, et c’était une erreur. Cet internat était déjà une erreur à la base, il aurait dû rester vivre avec la famille qu’il lui restait. Quand il est arrivé ici, il l’a ressenti comme un enfermement. Il se sentait cloîtré, pas à sa place. Il m’en parlait, j’étais la seule à qui il en parlait. En dehors de cela, il était pris d’étranges crises de colère, il n’arrivait pas à se contrôler. Personne ne le comprenait, moi non plus. Je l’écoutais, j’essayais de l’aider. Il aimait la philosophie, il en lisait des livres entiers. Mais tout ce qu’il lisait, il ne l’appliquait pas à lui-même. Il pensait comprendre de quoi il s’agissait, pourtant il n’arrivait pas à le contextualiser. C’était de pire en pire.

Sa main s’accroche à la mienne. J’essaie de lui sourire mais sa vue semble brouillée par les souvenirs.

« Il ... il y avait une trappe qui menait sur le toit du bâtiment. Et un jour il ... il ...

Elle ne semble pas capable de continuer. Je presse sa main et la relâche. Je me laisse retomber sur le dossier de mon siège, l’esprit en ébullition. Hélène sort un mouchoir, s’essuie les yeux, puis relance d’une voix qu’elle essaye de rendre assurée :

- A ton tour.

Je prends le dé et le lance, ensuite j’avance sur une autre case « Histoire », que je lui dois bien.

- Et toi, dit-elle, sans même prendre le temps de faire semblant de piocher une carte, dis-moi enfin ce que ton père t’a fait.

Le surlendemain, je suis sensé aller rendre visite à cette chère Mme Elzire Guyonnet. La plaignant de porter un nom pareil, je m’y rends.

Cette fois-ci je parle. Mais pas de moi. Je parle de telle façon à renverser les choses, si bien qu’à la fin de la séance on ne sait plus très bien qui est le psy. J’apprends qu’elle a un client qui culpabilise vis-à-vis de son fils délinquant, un autre qui est très angoissé par son divorce, etc, et qu’elle a toujours peur de mal faire et de décevoir ceux qui viennent la voir. Brutalement, la spécialiste semble se rendre compte de la situation, et sursaute légèrement. Comme quoi...

C’est peut-être parce que comme moi elle comprend les autres sans réellement se comprendre elle-même ? Ou peut-être s’est-elle laissé prendre par ce que j’ajoutais à mes questions « Afin de comprendre le principe ». Je ne sais pas et je suis le premier étonné. Mais amusé, quoique.

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