Battement

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Je suis toujours appuyé sur le muret du pont, en compagnie du vieil homme. L’eau en dessous de nous me parait déjà plus calme, plus fluide.

- Alors ?, je demande.

- Alors il est temps pour toi de passer à la suite, répond-il.

- Si vous me répondez, c’est que je le sais, pas vrai ? Je le sais, tout ce que vous me dites, même si je ne m’en rends pas compte ?

Il hoche la tête :

- En effet.

- Il est temps de tourner la page. Le chapitre est enfin fini. N’est-ce pas ?

- Il est temps, c’est vrai. Il est temps pour toi de retrouver ton humanité. Il est temps pour toi de réintégrer ce monde que tu appelles la normalité. Et pour se faire, laisse-toi une dernière fois une opportunité de colère. Une dernière fois, mais différemment. Une dernière vengeance, mais cette fois intelligente. Cette vengeance, c’est le pardon. Tu en es capable. Alors laisse une dernière fois la colère t’envahir, et tu verras un jour nouveau se lever sur toi. Ce moment viendra, Aki, il est si proche si tu le veux ...

J’observe mon tableau, ma nuit étoilée. Et cette fois, je remarque autre chose, à côté de mes coups de pinceau et de haine. Je remarque autre chose, c’est la fuite. Ce sont tous ces gens qui fuient cette maison en flamme alors que le fleuve est juste à côté, qu’il suffirait d’en prendre de l’eau pour l’éteindre. Mais non, tous fuient, car ils ne peuvent imaginer oser s’approcher des flammes. Ils préfèrent s’en éloigner. Mais tôt ou tard ils retrouveront une autre maison en feu.

Ce tableau est horrible, autant de sang que de détresse. Les eaux déchaînées et l’orage, tout donne une impression de douleur. C’est une horreur, et elle est présente partout sur la toile. C’est une lourdeur, même au niveau des étoiles.

J’hésite un instant puis trempe mon pinceau dans un jaune d’or. Puis, la main tremblante, je rajoute quelque chose dans le coin supérieur droit. La détermination me prend et j’accentue le trait. Or, jaune, et blanc virevoltent, mais juste dans ce coin de la toile.

Enfin je recule, et observe mon œuvre. C’est toujours la même, toujours la même horreur. Mais pourtant quelque chose a changé. Car maintenant il y a un rayon de soleil, qui nous montre que cet orage n’est pas éternel. Le beau temps après le mauvais, un bel évènement après un mauvais. La vie entière que je représente ici. Et enfin, mon tableau est fini.

Je suis à nouveau dans le jardin de Balthazar. Armé d’un sécateur, je m’applique plus que je ne l’ai jamais fait. Je taille, minutieusement. Je coupe et je recoupe. Du haut, on verrait un cercle de fleurs colorées, du centre duquel partent trois bandes dégagées, qui se courbent avec grâce. Le mon, celui que je porte sur mon épaule gauche, celui des Kobayakawas. Celui qui me rappelle bien plus qu’un symbole.

Je m’arrête quand mon travail est fini. Mes mains sont terreuses. J’observe ce symbole, et des souvenirs déferlent. Ce motif que je voulais dessiner, soudain, je le ressens. Je ressens le jour où on me l’a imprimé. Je ressens la haine qu’alors je ressentais. Je ressens la peur de mon père quand il l’a vu. Je ressens tout cela, tout ce que j’ai vécu. Un accès de rage arrive, je le sens. La haine se prépare, je m’allonge au sol. La colère est là, maintenant toute proche. Mes veines se cabrent, tant l’impression est forte. Une fois de plus, et comme jamais, ma haine explose.

Le bruit d’un battement de cœur. Il se relance à chaque fois. Un bruit d’horreur, comme un bruit de pas.

À travers les ondes sonores, à travers les âges, un battement de cœur.

Un battement lent, mais pas apaisant. Il est angoissant.

Un professeur donne son cours, dans une école comme une autre. Soudain, il se tait et fronce les sourcils. Mais ça n’était qu’une impression. Alors il reprend son explication...

Le bord de la mer. Assis devant la fenêtre, un homme réfléchit, doigts croisés, coudes posés. Il pense à la nature de l’homme, à toute une série de concepts. Soudain, une impression lui serre la gorge, lui bloque le souffle. Il inspire profondément : ça y est, il ne sait plus à quoi il pensait. Cette impression soudaine l’a surpris. Il retire et essuie ses lunettes, pour se donner le temps de se souvenir.

Dans une ruelle sombre de Brooklyn, une femme est appuyée contre un mur, un couteau contre la gorge. Son tourmenteur tient bien serré la lame, et du sang se met à perler. Soudain, une légère impression le distrait, comme un cri au loin. Etonné, il regarde sa victime en clignant des yeux. Il secoue la tête, reprenant le fil de ses idées. Mais il reçoit un coup dans le bas-ventre, et se plie en deux. Un instant de distraction, et le voilà perdu. Sa victime s’enfuit en courant.

Dans le froid de l’Alaska, une tempête de neige fait rage. Une troupe marche lentement, afin d’atteindre son village. Soudain, à travers le bruit du vent, ils semblent percevoir autre chose. Un cri. Certains se retournent, mais il n’y a personne. Ils continuent leur marche lente ...

À Tokyo, une avocate travaille dans son bureau, recherchant dans divers dossiers des éléments particuliers. Soudain, une impression momentanée vide sa tête de ses préoccupations. Elle se retourne et observe un instant la ville à travers la baie vitrée de son bureau situé dans un des nombreux buildings. Puis elle reprend ses esprits, et retourne à ses dossiers.

Au milieu des vapeurs, les pieds trempant dans un liquide métallique, un adolescent travaille. Il est employé dans une entreprise de teinture de vêtements, au cœur de l’Asie. Comme tous les jours, il se retrouve pataugeant dans un produit qui le tuera avant 40 ans. Soudain, il relève la tête. Il a perçu quelque chose. Mais on le rappelle aussitôt à l’ordre, et il recommence son travail ingrat.

Dans un appartement de Namur, une femme lâche sa cuillère qui tombe avec un son mat dans sa tasse de thé. Elle porte la main à son cœur. Ses yeux fixent la Sambre qu’elle voit par la fenêtre. Mais très vite, Hélène s’en détourne, reprenant ses activités habituelles.

Dans un jardin, à côté d’une maison abandonnée, un adolescent hurle. Il est allongé sur le sol, secoué de spasmes de haine. Il parait être dans une crise de démence, mais ce n’est que la colère. Il a les yeux exorbités, le regard perdu. Il crie jusqu’à ce que sa voix se taise. Enfin, il s’arrête. Il ne bouge plus. Un vent frais lui passe lui le visage, repoussant ses mèches rebelles. Ses paupières sont closes. Le sommeil et l’épuisement ont eu raison de lui. C’était la dernière colère.

Je me sens poussé doucement hors du sommeil. Une légère brise me parcoure le visage. Je suis dans un endroit confortable, allongé sur de l’herbe. La légère rosée m’humidifie les joues, m’a lavé de mes actes. J’ouvre lentement les paupières, le plus doucement possible, et mes yeux bleus se posent sur les branches de l’arbre au-dessus de moi. J’embrasse du regard le ciel, souriant tendrement. Puis je remarque quelque chose, un léger changement.

Au-dessus de moi, les branches ne sont plus nues. Le cerisier du Japon n’est plus mort. Une petite fleur, frêle et rose, est accrochée au-dessus de mon visage. Je ne peux détacher le regard de cette vision, tant elle m’emplit de bonheur. L’hana, la beauté éphémère, l’impermanence et le renouveau, est de retour. Et pour moi, c’est bien plus que cela. C’est un véritable espoir qui se dessine au-dessus de moi. Un nouvel espoir qui me tend les bras. Un renouveau sans appel. Un espoir au sens premier du terme.

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