Cécité

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« Un temps j’étais avec vous pour rire et pour s’amuser. Un temps moi aussi je me perdais dans cette vitalité. Un temps je jugeais, avec vous à côté. Un temps j’avais des fantasmes, sans aucune lucidité. Un temps quand j’y pensais, la joie faisait son entrée.

Mais maintenant je suis un pas en retrait, ce pas que j’ai fait pour vous observer. J’ai regardé avec des yeux d’émeraude, votre prétendue vitalité. Elle est belle à voir, mais maintenant je n’y participe plus. Maintenant je ne ris plus des autres, maintenant je me suis tue. J’ai aimé votre compagnie, vous compagnons de mon voyage. J’ai aimé votre présence, au cours de ma traversée. Et maintenant je vous quitte, car nous ne sommes plus les mêmes. Car maintenant j’ai grandi, au plus profond de moi-même. Nous resterons amis, vous la jeunesse éternelle. Mais ne m’en voulez pas, je serai en retrait. Car enfin j’ai compris, que tout est malgré nous. Car maintenant je ne combats plus, cette différence d’esprit entre nous. Je vous apprécie toujours autant, vous restez mes amis. Mais je me mure dans un silence, un silence d’observatrice. Laissez-moi choisir, et laissez-moi tranquille. Vous avez fait partie de ma vie, maintenant je vous quitte. »

Ce lundi matin, quand je croise Ewan dans le couloir, il m’entraîne à part.

- As-tu confiance en moi, Aki ?, me demande-t-il.

- Oui, je confirme.

- Alors tu vas voir, je vais te faire comprendre quelque chose, tout à l’heure. N’aie pas peur, OK ?

Un peu inquiet, je hoche la tête avant d’aller en classe.

Aujourd’hui : interro pratique en chimie. Nous circulons tous dans la salle, afin d’aller chercher les produits dont nous avons besoin pour réaliser l’expérience. J’écris soigneusement le titre de mon rapport sur une feuille blanche quand Ewan vient se planter devant moi :

- Salut, dit-il, tout va bien ?

- Euh, oui, je réponds, interloqué, en levant les yeux vers lui.

Il tient un flacon à la main.

- Regarde-moi dans les yeux, sans ciller, dit-il tout bas dans un souffle.

Je fixe ses pupilles vert vif, l’interrogeant du regard. Alors, je reçois une giclée d’un liquide en plein dans les yeux. Je crie, fermant mes paupières, tant la brûlure est intense. Je perds l’équilibre, tombe, et me cogne la tête contre un bureau.

Puis plus rien. Le trou noir.

Je me réveille, vaguement nauséeux. J’ouvre les yeux mais aussitôt ils me brûlent à nouveau. Je suis allongé dans un lit de l’infirmerie. La douleur à mes yeux est insoutenable. À quoi Ewan jouait-il ? J’entends une voix derrière moi :

- Tu es réveillé ? Parfait. Peux-tu me dire exactement ce que tu ressens comme douleur ?

Je réponds vaguement aux questions. Rien de grave. On m’explique que le produit que j’ai reçu dans les yeux a partiellement brûlé ma rétine, et qu’il faut que je garde les paupières fermées pour qu’elle puisse se réparer. On m’introduit un produit dans l’œil à l’aide d’une longue et fine seringue puis on me dit d’attendre bien tranquillement. Enfin on me laisse seul dans la pièce.

Je déteste cette impression de ne rien voir. Je déteste être dans ce noir, sans savoir ce qui m’entoure. Je ne sens que la chaise sous moi, mais rien d’autre. Ça me rend nerveux. Et je me mets à attendre, martelant du pied le sol. Sans même pouvoir évacuer la colère qui vient inexorablement.

J’attends. Des heures. On vient régulièrement me remettre du produit dans l’œil. La douleur est toujours aussi intense, mais reste supportable quand mes paupières sont closes. Je me sens perdu, sans mes yeux. Et la douleur n’est rien à côté de cette impression. Puis on m’annonce que mon père a été mis au courant de ma blessure, et qu’il passera me voir. Je veux protester, mais déjà je suis à nouveau seul dans la pièce.

Je ne veux pas que mon père vienne. Pas quand je suis dans cette position de faiblesse ! À l’aveugle, j’essaie de me lever. J’aligne quelques pas avant de percuter un mur. Je le longe et trouve enfin la poignée de la porte. Je l’ouvre et sors dans le couloir, marchant en hésitant, les bras tendus devant moi. C’est alors qu’une main me saisit par l’épaule.

- Tu dois rester dans la salle, Aroon, sinon tu risques de te faire mal !

La psy. C’est bien le moment ! Elle me tire par le bras et me ramène de force sur ma chaise. Puis j’entends qu’elle verrouille la porte avant de revenir s’asseoir devant moi.

- Comment te sens-tu, Aroon ?

Je respire profondément. Cette fois, je ne garantis pas ma réaction. J’arrive à articuler, la voix déformée par la rage :

- Ne profitez pas que je ne vous voie pas ! Rien n’a changé depuis la dernière fois ! Vous vous dites que quand je ne vois rien, je suis plus calme ? Et bien, détrompez-vous. Partez d’ici !

Heureusement, elle semble comprendre que je suis à deux doigts de m’énerver pour de vrai, à tout détruire à l’aveugle, et quitte la pièce.

Une demi-heure après, mon père vient. Je le sens arriver, comme un mauvais présage, sans réagir malgré ma nervosité. Mais quand il pose sa main sur mon épaule, je me dégage violement :

- Ne me touche pas !, je lance.

Il s’éloigne :

- Aroon, je pense que nous ferions bien de parler, tous les deux.

C’en est trop, je me lève d’un bond, et suis l’endroit d’où est venue sa voix. Je me plante devant lui :

- Dégage !, je lui crie.

Il ne réagit pas Je balance mon poing en avant, mais je ne rencontre que le vide. Ivre de frustration, je retourne lentement vers ma chaise. Mon père reste dans la pièce, faisant des cent pas sans rien dire. Je tremble de colère, perdu dans le noir. J’ai perdu mes repères, et même si ce n’est que provisoire, je ne peux le supporter ! C’est au-delà de ma haine !

Le lendemain, la douleur s’est affaiblie, et on m’assure que je pourrai voir normalement le jour suivant. On me met de la musique pour m’occuper, et on me fait attendre, une fois de plus.

Incapable de supporter de ne rien voir, j’essaie de me remettre les idées en place. Et je réalise que ne rien voir physiquement, c’est ce que je fais depuis des semaines, mentalement. Je suis perdu comme un aveugle, et je ne distingue pas le vrai du faux, ou je l’interprète mal.

Je me mets à réfléchir, au rythme de la musique. Je repense à moi, à mon chemin, à celui qu’il me reste à parcourir. Je pense à mon père, dont je veux toujours me venger. Je pense au reste, à cet homme dans le parc, à Balthazar, à Hélène... J’y pense en essayant d’établir des liens entre les idées. J’y pense en créant des fils invisibles pour les relier. Et quand on m’annonce que je peux ouvrir enfin les yeux sans douleur, je remercie Ewan du fond du cœur.

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