Fantôme

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« S’il existe une chose pire que tout, une chose qui peut nous tarauder jour et nuit, une chose qui nous renferme sur nous-mêmes, qui nous fait pleurer avant l’heure, une chose qui est une émotion, la plus intense et la pire, la plus puissante et la plus terrible. Cette chose est la culpabilité. Elle peut nous ronger jusqu’à la moelle de l’os, elle nous poursuit même dans notre sommeil. Elle nous tourmente même si elle est éphémère, elle nous empêche de réfléchir. La lucidité est son ennemie, et pas des moindres. Mais la lucidité est parfois encore plus difficile à supporter, face à une douce vengeance contre soi-même. La culpabilité est comme un joyau précieux. On a peur de l’obtenir, et on a peur de s’en séparer.

Cette culpabilité, crois-moi, il en existe plusieurs sortes. La pire est la culpabilité du doute. Une autre est la culpabilité du mauvais choix. Et celle-là, si tu te poses la question « Suis-je mature ? Suis-je intelligent ? », te répondra « Non, il n’y a pas si longtemps, tu as fait cela. Non, tu restes un enfant au fond de toi. ». Même si tu l’as assumé, ce choix, même si tu as tout fait pour le réparer, la culpabilité, elle, ne se répare pas. Car c’est la pire émotion, c’est celle qui submerge. Car c’est la pire des saisons, celle qui ensorcelle. »

Le dimanche suivant, je retourne au parc, cette fois tard le soir. Je marche en silence jusqu’à un banc où je m’assieds. La nuit est noir opaque. Un très mince croissant de lune éclaire les pelouses, devant moi. Je ferme un instant les yeux, goûtant l’arôme du soir et du silence. Tout est calme, rien ne bouge. En moi aussi. Je me sens serein, et c’est si précieux. J’ai froid mais cela ne me dérange pas. Le banc sous moi est humide. Je rouvre les yeux, regardant l’ombre imposante des arbres, l’impression de secret, ils ont l’air de chuchoter. J’observe les jeux d’enfants, la balançoire poussée par un léger vent. L’ombre des bosquets de discrétion. La forme vague des tables dans l’obscurité. Et enfin j’observe la silhouette de la pointe de l’église, ainsi que celle des pierres tombales. Puis je reporte mon regard devant moi, vers les arbres.

- Bonjour, Aki.

Je ne sursaute pas, mais tourne légèrement la tête. À côté de moi est assis le même vieux monsieur que j’ai déjà vu ici. Il me fixe de ses yeux perçants.

- Dis-moi, Aki, que sais-tu des fantômes ?

Je ne réponds pas.

- Ils sont des traces. Des empreintes du passé qui refusent de s’en aller.

- Des souvenirs, je murmure.

- Oui, Aki. Et ils restent jusqu’à ce qu’ils décident d’accepter. À partir de là ils ont accès à la lumière.

- J’ai essayé d’atteindre cette lumière. On m’en a empêché, je continue, toujours dans un murmure.

- C’était peut-être le mauvais phare ? Tu t’es perdu au mauvais endroit ?, reprend-il.

- J’ai voulu me débarrasser de cette colère. J’ai voulu y mettre fin. Mais elle me poursuit toujours autant. Je suis quelqu’un de maudit.

- Un homme très sage en ce monde a dit « Il n’y a personne qui ne sois né sous la mauvaise étoile, il n’y a que des gens qui ne savent pas lire le ciel. » Observe le ciel, Aki, il est dégagé même en période de nuages.

- On m’a placé des lunettes déformatrices. Je ne peux les enlever.

- Les fantômes tout comme la rancœur ne sont que des choses immatérielles qui se projettent dans le matériel. Ce sont des choses qui s’imposent une forme, et qui refusent de la quitter, jusqu’à l’acceptation. Quitte ta colère, tu pourras alors reconquérir le ciel.

- Il faut une guerre pour reconquérir. Et il faut la colère pour faire une guerre.

- Alors fabrique des soldats de plume. Et gagne avant d’avoir à combattre. Sois la plume éphémère. N’accepte que ce qui est indestructible. La colère ne l’est pas, les souvenirs non plus, les fantômes non plus. La seule chose indestructible est le changement. Accepte le changement, et tu accepteras ta mémoire. Le symbole mathématique de l’infini nous parle de la constance éternelle, mais lui-même n’a pas toujours existé.

Une légère rafale de vent tiède me fouette les joues, dans une caresse. Je ferme un instant les yeux. Quand je les rouvre, le vieil homme n’est plus là. Fin de transmission.

Je quitte le parc dans une ombre silencieuse, mais pas moins soucieuse.

Trente personnes. Trente pas pressés se hâtant vers un but déterminé. Trente vies parallèles. Et moi, moi au milieu.

Trente parapluies. Trente gouttes de l’eau de fin d’été. Trente couleurs éthérées. Et moi, moi en noir et blanc.

Trente automates. Trente pas robots sans déviation de trajectoire. Trente regards inexpressifs. Et moi, moi qui les regarde.

Trente bousculades. Trente pieds écrasés sur les trottoirs. Trente insoucieux qui ne s’arrêtent pas. Et moi, moi à contresens.

La vision d’un trottoir à l’heure de pointe en apprend plus qu’une vie entière.

L’incendie redoubla de force. Autour, rien que la panique. Les gens courant en tous sens. Le mugissement du tonnerre. Personne ne pensait à faire une chaîne pour éteindre l’incendie à l’aide de l’eau du fleuve déchaîné. Personne ne pensait à appeler les pompiers, la police, ou simplement une aide quelconque. Les gens criaient, couraient, hurlaient. Figée sur place, une dame tenait dans ses bras une fillette. Derrière elle tout n’était que bousculade. Sans se soucier de ceux en-dessous d’eux, les gens couraient, voulant à tout prix échapper à cet orage, à ce tumulte du ciel. Un homme tomba à l’eau, immédiatement englouti par les flots noirs qui reflétaient les éclairs. L’horreur, voilà ce que c’était. Une horreur gravée. Une horreur figée. Une horreur encore plus horrible que l’horreur elle-même. Un cauchemar sans réveil. Une scène de mort, de violence : une scène d’orage. D’un orage pur, d’un orage de colère. D’un orage qui semblait ne jamais vouloir s’arrêter. Un orage dont les éclairs inlassables ne cessaient de tomber. Comme un piteux enfer. Comme une sourde réalité.

Le temps reprend sur moi. Petit à petit. Les fleurs de Balthazar, que j’essaie tant bien que mal d’entretenir, dépérissent. Le ciel est gris et les fleurs tombent. Elles qui résistaient à toutes saisons, à tout temps ... Je suis une fois de plus en train de lutter, dans ce jardin de souvenirs. J’observe le cerisier du Japon., dont les pétales des fleurs s’écrasant sur le sol sans remords me tourmentent. Me disent « Tu ne tiendras pas. Tu n’en es pas capable. » Hana, la beauté éphémère. L’impermanence. Le renouveau.

La beauté éphémère ? Oui, car le bonheur ne dure jamais. Car Balthazar en faisait partie, pourtant il est parti lui aussi. Car le chant des cigales disparait avant le soir. Car les larmes s’écrasent comme de l’encre noire. Car seuls ceux qui savent le stopper avant son évanouissement sont les artistes. Car eux seuls peuvent le graver sur le papier. Car ce dont on fait des cauchemars, ils en font des romans. Car ce que l’on voudrait revoir, ils le transcrivent en le peignant. L’inspiration est une avalanche. Qui arrive puis qui repart. Les mots tapés à toute allure sur le clavier. La fin de l’histoire en retard. Les mots qui déferlent, ingrats de vitesse. Comme un vol d’oiseaux célestes, qui passe trop vite pour être remarqué. Ils peuvent saisir cela du bout des doigts, pris dans cette cascade tumultueuse. Ils peuvent le graver sur la sècheresse du papier, avec cette impression de fantasme indescriptible. Ils le gravent à tout jamais, ils l’empêchent de fuir. Ce dont toi tu rêvais, ils en ont fait des reprises.

La colère sourde est là. Comme un automate je traverse le couloir. Courage, une minute de plus à tenir. Elle est là sans motif, sans raison. Elle me harcèle le crâne. Et je dois y mettre fin.

Je me mets à courir à travers les couloirs du centre. Je cours de plus en plus vite. Je cours à perdre haleine, avec dans la tête un seul motif. Je cours pour oublier que c’est mieux de ne pas. Je cours sans réfléchir. C’est un besoin pressant qui me taraude, qui me ronge le cerveau. Enfin, je vois la porte de sortie. Celle de ma chambre. Enfin, plus que quelques mètres. Je l’ouvre à la volée, je m’y précipite. Je claque la porte.

Le couteau. Où est-il ? Là, juste là. Je m’en saisis si vite qu’il tombe. Je ne peux plus tenir. Je le ramasse et sans une lueur d’ombre, trace une nouvelle ligne rouge sur mon bras.

Ma colère en sort en suintant. Libération ! Alors je recommence. Encore et encore. La douleur vaincra la colère. Elle l’anéantira, elle est la seule capable de le faire. Et moi, moi je serai l’épave. Qui dérive jusqu’à une terre.

Ffffffffffff

Ffffffffffff

Le vent siffle à mes oreilles. Je regarde autour de moi. La mer à perte de vue.

Fffffffffff

De petites vagues. Des scintillements. Un soleil masqué par les nuages. Je dérive, lentement.

Fffffffffffff

Soudain mes yeux se remplissent de larmes. Soudain une vague de mélancolie. Soudain une tristesse, un cri sourd. Soudain je dois fermer les yeux et poser un genou au sol, car je ne peux plus rester debout. J’observe toute cette vie que je traine derrière moi. Cette épave d’inconscience. Je pense à ce que je suis, à ce rien que je ne peux décrire. Je pense à cette prison de souvenirs, et à cette lumière qui m’attire. J’observe l’eau qui me revoie mon reflet. J’observe ce tonnerre qui me fait brûler. J’observe cet éclair de colère qui persiste dans ma pensée. J’observe cette tristesse immense, cette tristesse dont je ne peux me libérer.

Enfin j’observe l’eau. L’eau qui m’attire. L’eau fraiche d’un renouveau. L’eau de pleurs salés. Où je veux disparaitre.

Je me relève, cette fois sûr de moi. Et je me laisse tomber, entrainer par le courant. Entrainer vers le fond. Cette fois-ci j’y suis. La lumière me tend les bras et m’accepte comme je suis. Enfin, une vague de soulagement déferle. Je m’enfonce de plus en plus vers le bas. J’avale de l’eau qui descend dans mes poumons. Et enfin mon cœur s’arrête. Et enfin, je me sens tiré hors de moi. Je vois le visage de Balthazar...

La fin la plus douce est celle que l’on choisit. Et celle qui nous accepte.

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