Impermanence

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Le lendemain soir, alors que je fais mes valises, Hélène frappe à la porte de ma chambre et entre.

- Eh bien, Aki. Joyeux Noël, tout d’abord !, commence-t-elle.

- Joyeux Noël, je réponds en cherchant mon portable dans mon armoire.

- Tu as une seconde ?, demande-t-elle. Je voudrais te parler.

Je me tourne vers elle. Sans attendre ma réponse, elle me demande :

- Tu n’as pas l’air bien, pour le moment.

- Je vais bien, je réponds. Et je n’ai toujours pas besoin d’aide, j’ajoute précipitamment. Je me débrouille seul.

- Peut-être que tu es trop exigeant avec toi-même ?, suggère-t-elle.

- Peut-être bien, je lui réponds avant de fermer ma valise. Joyeux Noël !

J’entre dans le froid et la neige me mord le visage. Avançant péniblement, je me trace un chemin jusqu’à la maison de Balthazar. Je frappe.

Pas de réponse. Pas de pas s’approchant en vitesse. Pas le bruit de son bâton.

Je frappe plus fort et c’est à nouveau cette même chose. Hébété, j’attends là comme un idiot, guettant le moindre bruissement à l’intérieur.

« Si un jour, je ne t’entends pas quand tu frappes. »

Au fond de ma poche la petite clé est là. J’y glisse deux doigts pour la saisir. Je la sors de mon manteau et l’introduit dans la serrure. Elle tourne avec un cliquetis assourdissant.

Un grincement suit l’ouverture de la porte. Je frappe mes bottes d’hiver sur le sol pour les débarrasser de leur neige. J’entre enfin, me précipitant, déboulant dans le salon avec dans ma tête une musique d’horreur, une musique d’inquiétude qui me torture.

Je m’arrête brusquement. Balthazar n’est pas là. N’y est plus. Dans le fauteuil orange son corps repose, la lueur de ses yeux disparue, sa main reposant élégamment sur l’accoudoir.

Le silence engloutissant est la perle où trouver refuge.

Nous entourant de ses bras, il nous protège.

Juste un moment dans une pose, juste un moment avant de voir.

Il nous rassure, retardant la chute.

Il précède le choc, il dure une éternité.

Il est un moment posé, nous faisant reprendre une dernière fois pied.

Il est ce silence, ce silence qui nous enveloppe.

Comme un bandeau devant les yeux, il refoule le passé.

À travers lui tout est figé, tout sentiment qui nous est obligé

Un instant sur un champ de bataille, les cris figés, la mort aussi.

Un instant pour te pleurer, toi gisant inconscient à mes pieds.

L’instant fini se retourner, la peur figée, mes pleurs aussi.

Et dans les cris de cette guerre t’oublier.

Le silence engloutissant est la perle où trouver refuge.

Je crie. Plus fort. Plus sourd. Je hurle tant un sentiment qui me secoue. J’appelle ce nom qui n’est plus. J’appelle cet ami éteint.

Je ne refuse pas de voir ce que je vois, je m’y oppose. Je crie dans le silence insupportable de cette maison. Au-dehors les oiseaux s’envolent. Au-dehors tout est gris. Tout est gris et pourtant il fait noir, ici.

Je crie comme un fou, mais sans bouger. Je crie pour vous dire d’arrêter. Je crie sans m’adresser à personne, mais au monde entier.

Arrêtez votre quotidien. Arrêtez de sourire, de bouger.

Arrêtez cette musique de tranquillité. Puisque Balthazar est mort, pourquoi le soleil brille-t-il encore ? Pourquoi les oiseaux chantent-il encore ? Dans son vase, la fleur de cerisier s’est fanée. Sans prévenir, Balthazar s’en est allé. La dernière touche à ce tableau d’enfer. Le dernier souffle de la nuit étoilée.

Tout est flou devant moi pourtant je me sens à part. Je me sens vide, sans aucune énergie. Et pourtant mon corps crie et il pleure, et pourtant me transperce la douleur.

La tristesse réveille la colère. Je vois mes bras et mes pieds qui courent, qui détruisent tout. Le bruit des porcelaines que je réduis en poussière est apaisant, est déchirant.

Je fracasse tout ce que je vois à portée de main. Et au bout de quelques minutes, je suis au milieu d’un champ de ruines. Balthazar est parti, et je ne veux plus rien voir de lui. Je ne le peux plus. La flamme vacillante d’un seul coup s’est éteinte. La fleur de cerisier est enfin tombée de l’arbre.

Le bruit appelle les voisins. Et quand j’entends la sirène d’une voiture de police, je ne réagis pas.

On essaie de m’emmener et je résiste. On essaie de me parler et je persiste. Je frappe partout où je le peux. Je crie mais maintenant sans plus de voix. Tout en moi est brisé, laissez-moi seulement pleurer !

On m’a dit que je pouvais implorer le silence en moi. On m’a dit qu’il suffisait de respirer à fond. On m’a dit que la lucidité était possible.

Mais sans Balthazar, rien n’est possible. Les feuilles que l’arbre fait grandir ne survivent pas au bûcheron. Viens le moment du choc fatal. Du choc initial.

Je travaille la terre autant que je le peux. J’arrache les mauvaises herbes. Je lutte contre le froid depuis plus de trois heures. C’est le seul héritage dont je veux. Et une petite voix au fond de moi me dit que si j’arrive à maintenir ses fleurs, Balthazar ne partira pas. Ne partira plus. Je veux qu’il soit toujours présent ici. Je veux que la flamme se ravive. Lentement je laboure la terre, dans le froid mordant de l’hiver.

Enfin je m’arrête. Je vais vers le fond du jardin rechercher certains outils posés pêle-mêle sur le sol. C’est alors que j’aperçois, une petite fleur rose, ses feuilles ressemblant étrangement à celles des orties. Je me fige.

C’est du lamier. Le reproche. Oui, exactement. Le reproche envers Balthazar de m’avoir ainsi abandonné. Le reproche de ne pas m’avoir sauvé. De ne pas avoir entendu le cri de détresse que je poussais. Pris à nouveau de folie, je piétine d’un geste cette petite fleur. Je maintiendrai le jardin de Balthazar, mais pas celle-ci. Soudain, je m’arrête à nouveau.

Balthazar ne voulait pas m’abandonner. Ça s’est fait contre son gré. Ou en tout cas il pensait que c’était le mieux pour moi aussi. Et il avait senti mon SOS. Et c’est moi qui ne l’ai pas écouté. Lui qui me guidait, mon ami, mon maître, je n’ai pas prêté attention à ce qu’il disait. C’est moi le seul responsable de mon état. Meurt-il pour me le faire comprendre ?

Je suis une abomination. J’ai mérité la douleur de cette perte. J’ai mérité d’être devenu ce que je suis devenu. J’ai mérité cette souffrance. Et je mériterais de continuer à souffrir. Cette vengeance n’est pas contre moi-même. Elle est envers moi. Moi l’inhumain. Moi l’insensible, le monstre. Je continuerai à me venger, envers ce père que je déteste. Et je continuerai à souffrir de cette colère. Parce que c’est ce que je me dois.

La déchirure me reprend une fois encore : Balthazar est mort. Je m’effondre à nouveau dans un souffle, aspiré par le vide en moi. Jamais plus je ne lui parlerai, jamais plus je n’entendrai le bruit de son approche, le claquement de son bâton. Je crie d’intérieur. Non, c’est impossible, il ne peut pas être parti. Pas comme ça.

Recroquevillé sur l’herbe, je réalise une nouvelle fois cette perte. Il y a maintenant un flou en moi, de tout ce qui s’est passé avant la mort de mon ami. Je ressens cette perte comme un souffle glacé. Je ne peux plus respirer, je ne peux que contempler le vide. Ma tendance à la colère n’est que mon seul refuge. Et maintenant que même le corps de Balthazar est parti en fumée, il ne reste vraiment plus rien de lui. Plus rien, à part ces fleurs qui dépérissent. Ces fleurs contre lesquelles je lutte, que je veux maintenir autant que je n’accepte pas la mort de mon grand-oncle.

Je redresse la petite fleur de lamier, puis, sans un bruit, quitte le jardin. Quitte l’antre de mon seul protecteur. Quitte le lieu où l’on m’aimait, et où je l’ai perdu. Quitte le lieu de cette tristesse qui me suit partout où je vais. Quitte ce gouffre ou tout est noir, où je ne vois plus rien que de l’ombre.

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