Vengeance

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«L’eau met du temps, vous savez, longtemps, à finalement atteindre le bas de la chute. Et il me semble que notre vie humaine est un peu ainsi. Notre vie passe par beaucoup d’expériences difficiles. Mais en même temps, ai-je pensé, à l’origine, l’eau n’est pas séparée, elle forme une rivière entière. [...] Avant notre naissance, nous n’avions pas de sensations, nous faisions un avec l’univers. C’est ce qu’on appelle « rien que l’esprit », « essence de l’esprit », « esprit vaste ». Quand la naissance nous a séparés de cette unité, comme le vent et les rochers séparent l’eau de la chute d’eau, alors nous avons la sensation. Vous avez des difficultés parce que vous vous attachez à la sensation. Vous vous attachez à votre sensation sans même savoir comment est créée cette sorte de sensation » Shunryu Suzuki

La semaine suivante se passe dans un calme relatif. Le jeudi soir, je remonte sur le toit. Assis sur le bord, les jambes pendant dans le vide, je me sens dans mon élément. En tout cas dans un endroit qui me donne une relative sérénité. Les yeux fermés, je goûte à l’arôme d’une ville qui s’endort, d’une nuit au cœur des immeubles.

Je rouvre les yeux, et fixe intensément un lointain point lumineux. Je réfléchis à la suite de ma vengeance. Le tatouage n’était qu’un avant-goût. Le grain de sable qui se cale dans la machine infernale. L’étincelle qui met le feu aux poudres. Le premier pas vers le précipice. Le début de l’horreur.

Mon père a ressenti un peu de ce qu’est l’impuissance. Mais rien par rapport à ce qui va suivre. Ce sera toujours les mêmes actes que je lui ferai subir, mais pour lui ce sera une habitude. Il sera habitué à l’horreur.

Le tatouage n’a pas soulagé mon désir de vengeance. Il l’a décuplée.

Le weekend suivant, alors que mes parents sont dans le jardin, je descends au sous-sol. Je passe devant la cave aux légumes pour me diriger vers la petite pièce au fond du couloir sombre. J’y entre et actionne l’interrupteur. Apparait un fouillis de caisses et d’objets.

Je repousse sur le côté diverses boîtes de carton, laissant apparaître une silhouette recouverte d’une bâche. C’est elle.

D’un geste je jette sa protection de plastique à terre, dévoilant le tapis de course. Cette machine qui me dégoûte. Qui m’a torturé. Que je hais.

Je la pousse de toutes mes forces et elle tombe sur le flanc. Le bruit sourd fait en moi monter la rage. En proie d’une folie destructrice, je saisis une pelle rouillée posée contre le mur et l’abats de toutes mes forces. Encore une fois. Encore une fois.

La colère est en moi. Elle me possède, et je ne suis plus qu’un jouet entre les mains de ma haine. Je réduis la machine à l’état d’une épave. Elle m’a torturée, maintenant j’inverse les rôles.

Une joie furieuse, terrifiante, s’empare de moi quand je vois le tas de débris qui un jour a été un tapis de course. Qui un jour a forcé un garçon de huit ans à perdre du poids de la mauvaise manière. Une simple enveloppe vide de plastique, de métal et de fils, personnifiée par mon père, par sa colère et son affreux « devoir filial » qu’il voulait tenir à ma place.

Mon acte terminé, qui ne parait être qu’un symbole mais qui pour moi est une victoire de plus, celle que j’attendais, celle que je voulais réaliser quand j’avais huit ans, je remonte l’escalier, la pelle toujours à la main. J’en fais mon trophée. Ma preuve.

En sortant de la cave je croise ma mère, qui alarmée descend sur le lieu de mon crime. J’entends son petit cri de stupeur quand elle voit ce que j’ai commis. Elle appelle mon père, qui y va à son tour, qui a son tour comprend enfin la raison de toute ma colère. Mon père qui a cru, qui croit toujours, bien faire.

Le weekend suivant, en entrant dans sa chambre, mon père retrouve sa précieuse montre détruite. Celui d’après, c’est son appareil photo qui est détruit. A chaque nouveau weekend, un nouvel objet auquel il tient se retrouve cassé. Mon père, et ma mère à travers, ont peur. Peu à peu, ils se mettent à redouter ma venue, car ils savent que c’est moi, même s’ils n’en ont pas la preuve.

Mon père m’a encore battu deux fois. Mais maintenant c’est différent. Maintenant je lui montre à chaque fois mon tatouage, pour lui montrer que ça ne sert à rien, que ça ne change rien. Que quoi qu’il fasse le fils dont il rêvait, celui qu’il voulait faire à son image, celui qui s’appelait Aroon Hyo, s’est évanoui au point du non-retour.

Je vois que mon père essaye de se réimposer. Parfois il m’annonce « Aroon, je dois te parler », et me conduit dans le salon. Mais avant qu’il ait pu dire un seul mot, j’exhibe mon épaule gauche, le mon des Kobayakawa, et je lui dis calmement : « Aroon n’existe plus. Lui acceptait peut-être de rentrer dans le cycle infernal que tu lui imposais. Je ne suis plus Aroon. Je suis Aki, que ça te plaise ou non. »

- Mon fils m’échappe.

Cette phrase se forma sur les lèvres de Mr Walker. Face à lui, la psychologue. Il avait toujours manifesté une certaine antipathie à l’égard de ce genre de personnes, mais son épouse l’avait supplié d’aller voir cette dame, et il avait fini par céder. Après une demi-heure durant laquelle Mme Elzire Guyonnet l’avait arrosé de questions le concernant, auxquelles il ne comprenait pas l’utilité et où il avait répondu a priori, il venait enfin de lui exposer son problème, la vraie raison de sa visite.

Pourtant, à son grand étonnement, la psychologue de renommée avait tout de suite compris qu’il ne croyait en rien aux bienfaits de séances telles que celles-là, et les lui avait expliqués avec lenteur et parcimonie.

Mme Guyonnet, « la psy », comme l’appelait Mr Walker, ne lui avait pas dit qu’elle avait déjà eu l’occasion de rencontrer son fils, en tant que pédopsychiatre au CAJSD. En réalité, c’était au départ dans ses intentions, mais elle s’était abstenue après avoir cerné l’individu qu’était Mr Walker, remettant à plus tard cette révélation.

La séance, aussi bien du point de vue de « la psy » que de celui de son patient, fut constructive. Peu à peu, Mr Walker sentait le nœud qui nouait constamment ses tripes se relâcher. Ils convinrent d’un autre RDV pour le mois suivant et se quittèrent sur un « Bonsoir ».

L’automne s’allonge. Les feuilles tombent et les masques aussi. Le masque d’Aroon que je portais s’envole lui dans le vent. L’odeur des arbres après la pluie est souvent présente. L’inquiétude de mes parents aussi. Le vent nous prend en plein visage, fouettant nos erreurs, balayant nos peurs. Le froid s’installe, dans l’esprit comme dans l’espace. La vie ralentit au fur et à mesure que les plantations se figent, que les herbes cessent de pousser. Les arbres verts deviennent rouge métallique et orange de feu, comme si les feuilles mûrissaient autant que les consciences. Les derniers fruits, les pommes et les châtaignes, sont prêts. Et lentement, avant qu’on puisse la saisir, cette saison coule déjà dans l’hiver.

Aki, l’automne, porte bien son nom.

Le seul qui ne change jamais en hiver, c’est Balthazar. Je retourne le voir une fois, une semaine avant les vacances de Noël. Son énergie n’a pas changé, et ses fleurs, comme par magie, continuent de pousser, sans être gênées par le froid. Peut-être est-ce en raison de la vigueur avec laquelle Balthazar les entretient, ou de la bonté avec laquelle il les inonde, les chérisse ?

Malgré tout, il me semble un peu plus fatigué qu’à l’ordinaire. Ses mains tremblent légèrement quand il me tend une tasse de chocolat chaud parfumé aux fleurs. Et quand je prends congé de lui, avant de me remettre les habituelles fleurs, il me tend un double des clés de sa maison.

- Si un jour, je ne t’entends pas quand tu frappes, dit-il d’un ton saccadé.

Ensuite il m’amène à son jardin et se dirige vers le seul arbre de la propriété, un cerisier du Japon qui contre toute attente est fleuri à cette saison. Je n’ai jamais vu ce cerisier sans fleurs. Il en coupe une, délicatement, et me la tend :

- La fleur de cerisier, hana. Beaucoup de significations, mais retiens celles-ci : la beauté éphémère, l’impermanence et le renouveau.

Dois-je comprendre autre chose ?

Rentré chez moi, contrairement à d’habitude, je mets la fleur dans un petit vase de cristal, et le pose sur un meuble carré au coin de ma chambre.

La semaine suivante, une sortie en ville est prévue. Avec Ewan, nous passons tout l’après-midi dans un café moderne, à boire chocolat sur chocolat en parlant de tout et de rien. Cela me fait du bien. Ma colère, ma vengeance sont mises sur « pause ». Ewan n’est pas mon ami, pas mon ennemi. Nous en sommes tous les deux conscients. Nous ne sommes que des pauvres types, des ados dérangés. Nous ne sommes que deux êtres qui partagent un moment dans le froid de l’hiver, et dans le chaud d’un chocolat. Alors nous parlons simplement, avec pour joie d’avoir une conversation banale. Dans ces moments où l’on fait quelque chose qui est normal pour les gens normaux, pour les gens qui ne vivent pas dans un centre pour délinquants, nous prenons vraiment conscience de notre nature humaine. Nous savons que la vraie folie n’existe pas, car il nous reste toujours assez d’amertume pour partager des moments comme celui-là, pour ressentir le froid de l’hiver, pour boire un chocolat en sachant que l’on boit un chocolat.

Le bonheur est peut-être éphémère, mais dans des moments comme celui-ci, on comprend qu’il suffit de le saisir au bon moment pour le savourer pleinement.

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