Tempête

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« Si je pleure, ce n’est pas que je suis triste. Si je crie, c’est pour le cri lui-même. Tous ces instants de malice. Où moi je hurle et toi tu rêves. C’est un cri pour toute espérance. Un cri dans le noir que l’on ne peut rêver. C’est un cri pour toute existence. Un soutenu d’herbes mouillées. C’est une histoire écrite dans le noir. C’est l’écrivain et sa malle de désespoir. C’est celui qui te fait souffrir, ô toi personnage soumis. C’est le cri que tu lances quand il approche, le cri que tu oses pour lui dire. C’est le regard qu’il te lance quand tu approches, le regard du maître qui fait souffrir. Mais c’est aussi un regard inquiet, ténébreux. Un regard qui a pitié et qui t’aime. Ne crains rien, ô toi mon personnage, tout cela se terminera en happy end. Ferme les yeux doucement, ça va aller. Ta fin n’est pas aussi proche que tu ne peux l’imaginer. Ce sera une belle, une douce fin. Ce sera ce que tu n’osais rêver. Laisse-toi bercer, ô mon cœur, mon enfant, laisse-toi te souvenir simplement. Que quoi qu’il arrive, je suis là pour toi. Je t’ai créé je ne te laisserai pas tomber. Toi, Aki, que j’emmène avec moi, ne t’en fais pas car ce n’est pas que moi. L’imagination, l’inspiration, m’obligent des sacrifices. Mais garde-toi de la peur, il y aura une fin au supplice. Car je te ferai grandir et mûrir. Car je t’aiderai avant de te laisser partir. Car je suis ton guide et aussi ton amie. Car enfin cette histoire n’est pas encore finie. »

Je marche dans le parc. En ce dimanche matin d’hiver, la neige a tout recouvert. Personne d’autre que moi dans ce lieu paisible.

Pourtant d’habitude on peut voir les gosses jouer dans la plaine de jeux. Pourtant d’habitude le crissement des balançoires se mêle au bruissement du vent dans les arbres. Mais maintenant, il n’y a aucun bruit. Je me faufile comme un chat à travers les arbres, dans la neige épaisse. Ma respiration forme de petits nuages dans l’air. Il est 5 heures du matin. J’adore la brume opaque à cette heure-ci. La blancheur immaculée de la neige sans traces de pas.

Je me dirige lentement vers le fond du parc, où les pins sont moins espacés, où le lieu offre plus d’intimité. Ce n’est plus le territoire des enfants de bonheur, ici, mais celui des amoureux, éperdus dans leur jeunesse tumultueuse. Je n’ai jamais fait, ne ferai jamais, partie d’eux. Je les considère niais, simples d’esprit, pensant à tort que l’amour triomphe de tout, que l’on est en droit de jouir de ses fantasmes alors que la colère est la seule maître. Pourtant j’ai toujours trouvé touchant la vue de leurs embrassades, plus ou moins fauves. Je suis l’ombre à part, celle qui n’a pas la même notion de « jeunesse », celle qui reste interdite à la vue de d’autres jeunes plus ou moins désirables. Je suis celui qui s’interdit les fantasmes, car ils ne sont qu’éphémères. Je ne tomberai pas dans le piège espiègle de l’amour.

Puis les arbres s’écartent à nouveau. Les parterres sont mieux entretenus, plus sobres dans un certain sens. C’est ici le repaire des adultes. Les bancs sont placés les uns en face des autres. Tout est droit et sans défauts. D’ordinaire on voit les partisans du 2ème âge assis les uns en face des autres, parlant de sujets qui leur paraissent sérieux, dont ils ne veulent s’éloigner. Leur travail, leur conjoint, leurs enfants. Il n’y a plus cette insouciance détachée, ces plaisirs délibérés. Non, les amoureux qui durant leurs premiers émois venaient ici sans se soucier des regards réprobateurs se sont mariés à présent. Depuis ils ne reviennent que pour maudire leurs patrons, maudire leurs proches ou maudire leurs amis, préférant rester droits et fiers comme des gens civilisés. On reste formel, et ceux qui ne le sont pas s’attirent des regards réprobateurs.

Enfin on arrive à la barrière au fond du parc. De là, on distingue l’église avec son petit cimetière, tous les deux bien cachés par les broussailles. On ne les aperçoit que s’y l’on s’en approche vraiment. Les enfants sont bien trop loin pour les voir. Les jeunes n’y prêtent pas attention, par choix. Les adultes, eux, y jettent parfois des regards furtifs, volatiles, inquiets, comme des voyeurs.

De là repart un chemin qui ramène le visiteur jusqu’à l’entrée, bordé par des bancs de bois tout simples, plus ou moins bien entretenus. Ici c’est le lieu de la vieillesse, celui où viennent s’asseoir les personnes âgées. De leur position l’église et le cimetière sont bien en vue, mais elles les regardent sans plus d’inquiétude, avec même une certaine bienveillance. De leurs bancs elles peuvent observer tous les secteurs du parc, sans arbitrage. Elles se réjouillissent de voir toute cette vie. Elles deviennent le lieu de secret et de compassion. Elles ont une connaissance qu’elles sont seules à avoir. Une observation simple dont elles sont seules capables.

Je m’arrête brusquement dans ma marche méditative. Sur un banc juste devant moi se tient un vieil homme. Il me fixe de deux petits yeux noirs et vifs. Je presse le pas mais c’est alors qu’il m’appelle :

- Aki !

Je tourne la tête vers lui et vois qu’il arbore un sourire bienveillant. Je cligne des yeux, étonné. Il porte un imperméable bleu marine et tient dans sa main une canne. Je réalise avec un pincement de cœur qu’elle ressemble beaucoup à celle de mon défunt Balthazar. Il tapote la place libre à côté de lui, comme pour m’inviter à m’y asseoir. Après un instant d’hésitation je viens me poser près de cet étrange inconnu.

Il ne dit rien pendant un bon moment, si bien que je m’apprête à lui demander pourquoi il a souhaité que je m’assoie en sa compagnie, et comment il se fait qu’il me connaisse. Mais au moment où j’ouvre la bouche, il me devance :

- Vois-tu, Aki, on croit toujours que ce parc est un endroit bruyant, mais il suffit de revenir quand il n’y a personne pour percevoir son calme.

Je tourne la tête vers lui. Il me fixe de ses yeux perçants.

- En fait, ce parc est toujours calme. Ce n’est que l’illusion des présences qui le rend bruyant. Mais à tout moment tu peux percevoir ce calme, à tout moment tu peux goûter à sa tranquillité.

Il a un visage tranquille et dégage une certaine élégance, une certaine aisance. Il me sourit à nouveau.

- Ce calme, tu peux le trouver partout sans avoir besoin de chercher. C’est l’illusion que tu te fais du bruit qui trouble ta tranquillité. Mais ce n’est qu’une illusion, Aki !

Son sourire s’élargit encore, un sourire lumineux, un vrai, qui embrasse le parc entier:

- Tout est calme. Tout est illusion. Si tu perces l’illusion, tu trouves le calme. En réalité le vide est partout. Le silence est partout. Mais dès que tu te mets à réfléchir, alors tu le remplis de pensées inutiles. Trouve ton vide, Aki. Et trouve le calme au milieu de la tempête d’illusions.

Sur ce, il me tapote amicalement le genou. Je le salue d’un signe de tête et marche vers la sortie. Quand je regarde à nouveau dans sa direction, il a disparu, sans aucune trace dans la neige, sans un signe. Un vent frais me fouette le visage. La neige recommence à tomber.

La vision d’un parc en apprend parfois plus qu’une vie entière.

Je rentre à la maison. Mes parents sont encore au lit. Je m’affale dans le canapé sans préambule. Ma chatte entre dans le salon à pas feutrés. Je la laisse me monter sur les genoux et s’y lover comme un coussin de fourrure grise, lui grattant distraitement les oreilles. Elle ronronne. Comme j’aimerais être un chat. Comme j’aimerais, comme elle, n’avoir d’autre occupation que de vivre pleinement. Comme j’aimerais être débarrassé de toute colère, être débarrassé de toute amertume, n’étant là que pour être là. N’étant là que pour vivre. Vivre pour vivre. Oui, c’est ce que je voudrais. Vivre pour manger, pour boire et pour jouer. Vivre pour ronronner. Soudain elle saute de mes genoux et s’étire avant de regagner son panier douillet. J’ai appris à l’école que les chats s’étirent pour reprendre conscience d’eux-mêmes. « Pour trouver le calme au milieu d’une tempête d’illusions », me souffle une petite voix intérieure. Je l’observe me regarder sereinement de son nid douillet. Elle ferme lentement les paupières puis les rouvre. On m’a appris que c’était un geste de tranquillité. Je lui rends la pareille, fermant lentement les paupières. Elle ferme les yeux et s’endort. Je ferme à mon tour mes yeux et sens une vague de sommeil m’emporter.

Je suis dans le vent. Dans un vent terrible qui m’emporte. Je n’ai aucun repaire visible et je n’ose pas ouvrir les yeux à cause de cette tempête qui me souffle toute sa puissance. La sensation est très désagréable et je suis balloté en tous sens. Puis je décide d’entrouvrir les paupières et remarque alors que j’ai en main une espèce de télécommande. Qui commande le vent. Je m’apprête à appuyer sur le bouton rouge, afin d’éteindre ce souffle douloureux, quand une pensée me vient à l’esprit. J’ai mérité ce vent. Sans aucun doute. Pourquoi serais-je ici pour une autre raison ? Alors, je pousse sur le bouton « augmenter » de la télécommande, et je me mets à hurler, tandis que la tempête m’emporte, tandis que je me cogne violemment sur tout ce contre quoi le vent me pousse. Tandis que la douleur que je m’inflige devient insupportable. Et que je ne peux me réveiller avant d’être complètement détruit par ce souffle que je pourrais arrêter si je le voulais.

Cette semaine, Ewan est malade et n’est pas venu au centre. Il n’est pas mon ami, pourtant je ressens son absence comme creuse. Il est d’habitude assis à côté de moi à peu près partout. En fait, j’ai de la reconnaissance pour lui. C’est lui qui, inconsciemment, est le plus proche de comprendre « ce que j’ai ». Il est celui qui m’a fait tatouer, il est celui qui m’a empêché de sauter. Je n’ai pas confiance en lui, mais je lui donne une certaine latitude par rapport à moi. Il sait ce qu’il a besoin de savoir de moi, et il en sait un peu plus que les autres.

Mais ce lundi, il n’est pas là. Le mardi non plus, le mercredi non plus. Quand je me rends au cours d’art, le jeudi, il n’est toujours pas reparu. Je me tourne vers ma toile. Ma nuit étoilée. Qu’est-ce qu’une étoile, au juste ? Quelque chose de très loin, d’inaccessible, mais que l’on peut quand même voir. Au fond, n’est-ce pas la « non-colère » ? N’est-ce pas un sentiment qui est contre-nature ? N’est-ce pas une boule de lumière qui nous éclaire de loin, mais qui nous montre que sa sagesse est bien trop inaccessible ? Je tourne la tête vers les peintures des autres. Trop simples. Trop insensibles. Trop banales.

Aujourd’hui je vais montrer les éclairs. Ils seront de glace. Blanc cinglant. Ils seront transperçant, au-delà des peurs. Ils seront aussi vite arrivés que repartis. Ils seront la crainte, l’angoisse. Ils seront la colère même, le contraire de l’étoile. Ils seront ce que l’on redoute, c’en quoi on a peur. Ils seront la fascination, qui vient tout droit au cœur. Ils seront cette lumière aveuglante, ô combien pénétrante. Cette lumière que l’on voit même en fermant les yeux, même l’instant avant la mort. Ils sont ceux qui nous poursuivent, qui tombent non loin de nous. Ils sont ceux qui frappent, ceux qui frappent avec nonchalance, sans aucune élégance. Ils seront froids comme l’acier. Ils seront brûlants comme le feu. Ils seront tout ce que renferme la colère. Tout ce que renferme la haine. Tout ce que je renferme en moi. Tout ce à quoi je veux m’échapper. Ils sont mon danger, et mon envie. Ils sont ma propre prison, que je solidifie. Ils sont ceux que j’aimerais arrêter, malgré moi, contre moi, envers moi. Et ma colère, et mon cœur. Et mon humanité perdue. À tout jamais.

Ce samedi soir, la mère d’Ewan téléphone à mon père pour lui demander de passer chercher les cours de la semaine à la maison. Bien la preuve que l’on ne nous a pas demandé notre avis, ni à moi, ni à Ewan. Ce sont nos parents qui veulent se persuader que nous incarnons un idéal, un « devoir filial », qui passe par la remise en ordre scolaire après une absence. Je suis inquiet par le ton onctueux, exultant, que prend mon père pour lui répondre. Je sens qu’il veut se venger de moi à travers mon « ami ». Il va m’atteindre en l’atteignant lui. Il veut se venger, lui aussi. Il lui dit de passer le dimanche après-midi, mais que malheureusement je ne serai pas là pour lui remettre les feuilles en main propre.

Puis, après avoir raccroché, il se tourne vers moi. Avant que j’aie pu réagir, il me gifle tellement fort que je tombe au sol. Il appuye son pied sur mon torse, de sorte qu’il m’empêche de bouger :

- Demain, Aroon, tu iras avec ta mère à son RDV chez le coiffeur. C’est clair ?

La respiration coupée, je ne peux lui répondre et le fusille du regard, tandis qu’en moi une vague de colère déferle. C’est pire que tout. Pire encore que quand je pouvais l’exprimer. Depuis mes huit ans, c’est la première fois que je me retrouve impuissant. C’est la première fois que je suis obligé de retenir ma colère. Mais il va me le payer. Une bonne fois pour toutes. Je ne me suis pas tué, alors c’est lui que je vais tuer.

Et je reconnais ce sourire moqueur. C’est celui que moi-même j’avais il y a quelques semaines. La ronde infinie. La colère de tournure. La haine à son juste prix.

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