Déchaînement

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« Assise sur le trottoir, je tremble. Peu à peu mes doigts s’engourdissent. Le froid m’impose son silence, bloquant mes pensées. Alors j’abandonne, je lâche prise, laissant le froid m’envahir. Au-dessus de moi brille une étoile. »

J’ai le cœur acide. Bouillant, écumant. J’ai le cœur débordé, qui ne peut plus supporter. J’ai le cœur de souvenirs transperçants. J’ai le cœur de bien, et peut-être donc de mal. J’ai le cœur vibrant, le cœur qui bouleverse. J’ai le cœur en colère. J’ai le cœur qui n’oublie pas, j’ai le cœur qui regrette. J’ai le cœur à qui il manque quelque chose : une vengeance.

Une vengeance est la règle du moins par moins égal plus. Une vengeance, c’est noyer une mauvaise chose dans une autre. La première personne, le bourreau, comprendra la douleur. La deuxième personne, la victime, aura le plaisir féroce de se dire « J’ai fait du mal à quelqu’un qui m’a fait du mal. Je lui ai fait encore plus mal que lui m’avait fait mal. J’ai prouvé que je ne suis pas un faible. Nous sommes quittes. ».

La vengeance est une chose terrible, la vengeance est une horreur. C’est le mal pour soigner le mal. La flamme pour éteindre la flamme. Au lieu de l’arrêter, elle la déculpe. Et ce n’est qu’après coup, qu’on s’en rend compte.

Mais peut-être est-ce cela que l’on recherche ? Peut-être est-ce de cela dont nous avons besoin ? Se venger est terrifiant, se venger est tragique. Se venger fait peur. Se venger est une envie poignante, qui nous étouffe en resserrant son étau.

Une envie et une terreur. Plus par moins égal moins. Pour après faire plus. Ou pas.

C’est un cycle infini et tentateur. Une force oppressante. On peut lui résister mais un jour ou l’autre elle revient frapper à notre porte. Sur le seuil réapparait cette personne si belle, si envoûtante. Et pour lui résister, il faut la comprendre et connaître son nom : Vengeance.

- Aroon, réveille-toi !

J’émerge des limbes du sommeil, mais je garde les yeux fermés. Ma mère tambourine avec force à ma porte en me criant de me dépêcher. Je l’entends s’éloigner dans le couloir. Je ressens dans les muscles de ma gorge comme un blocage.

Tic tac tic tac tic tac tic tac

Mon horloge. Un bruit incessant, angoissant.

Tic tac tic tac tic tac

Ce bruit me martèle les tympans et l’esprit. Il me tourmente. Le blocage dans ma gorge s’intensifie.

TIC TAC TIC TAC TIC TAC

J’ouvre brutalement les yeux, les poings serrés. J’halète.

TIC TAC TIC TAC TIC TAC

Ma respiration se fait de plus en plus rapide. Je sens des gouttes de sueur glisser sous mon pyjama. Je referme les yeux.

TIC TAC TIC TAC

Ne renie plus ta colère.

Je me lève d’un bond et projette en avant mon poing, ainsi que toute ma rage et mon énergie.

- Tu sais combien il a coûté ? Tu sais que ton père et moi travaillons dur tous les jours pour subvenir à tes besoins ? Eh bien non, monsieur fait à sa guise, il croit que l’argent, ça tombe du ciel ! Ne viens pas pleurer pour qu’on te rachète un nouveau miroir. Oh, tu peux bien râler, mais ça n’y changera strictement rien. Il est temps que tu te ressaisisses, sinon tu finiras chômeur. Seigneur, mais qu’avons-nous fait ?! Nous t’avons éduqué, nous t’avons toujours donné une certaine liberté et toutes les chances de réussir, et toi qu’en fais-tu ? Rien ! Tu te contentes de te prendre pour le roi du monde ! Tu sais qu’en Afrique il y a des enfants pauvres qui donneraient n’importe quoi pour avoir un miroir comme le tien !...

Ma mère m’assène tous ses reproches dans la voiture. Elle débite le tout d’une traite, si bien que sa capacité pulmonaire m’étonne. Je reste impassible durant tout le trajet, à regarder les gouttes de pluie attachées à la vitre. Enfin, elle stoppe la voiture et je descends.

Je me plante devant sa portière. Elle baisse la vitre :

- Quoi encore ? Je te signale que je viens de te conduire en voiture et que tu n’as même pas dit merci. La prochaine fois, tu n’auras qu’à...

- Maman, si tu as crié pendant tout le trajet, c’est parce que tu es fâchée ?, je dis d’une voix parfaitement calme.

- Mais, qu’est-ce qui te prends de répondre comme ça !, lance-t-elle. Je pense que vu ton attitude inadmissible ce matin, j’ai toutes mes raisons d’être fâchée !

- Tu veux exprimer ta colère, je réplique en criant cette fois. Moi c’est pareil, et je le fais même si pour cela il faut casser un miroir.

Je fais volte-face et marche vers l’école.

Je suis les cours distraitement. À la troisième heure, juste avant la pause de 10h, je suis dans la classe de français. La prof, d’une soixantaine d’années, est une caricature du type « de mon temps ».

- Mais de mon temps on n’avait pas Internet ! Et nous en profitions pour lire. Mais maintenant à cause de cela, vous n’avez plus la capacité de réflexion, vous n’avez plus l’intelligence suffisante. Misère de misère ! Mais c’est à se demander où va le monde, et vous ne vous en rendez même pas compte !

Je suis assis au dernier rang, comme d’habitude. Elle est en forme, aujourd’hui !

- C’n’est pas vrai, madame, s’exclame Laya, une fille assise au premier rang, moi je lis beaucoup.

- Oui, moi aussi, disent d’autres.

Cette prof m’énerve. Depuis le début de l’année. Elle n’arrête pas. Mes mains se crispent sur mes poignets, sous mon bureau.

- Oui, j’entends bien, mais vous ne lisez pas autant qu’avant ! Vous lisez des mangas, des romans Wattpad à l’eau de rose, ou je ne sais quoi encore ! Moi à 16 ans je lisais des encyclopédies, vous savez ! Et je les étudiais ! Mon Dieu, mon âme, mais où allons-nous, ce n’est quand même pas possible. De mon temps on envoyait des lettres, mais maintenant avec les correcteurs automatiques de GSM, vous ne prenez même plus la peine de faire attention à l’orthographe. Et votre vocabulaire ! Vous dégradez complètement la langue française !

Mon agacement augmente en flèche. J’enfonce mes ongles sur le dos de mes mains.

Laya, révoltée, lui dit :

- Mais qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

- Eh bien, tenez par exemple, l’autre jour, les 3F me demandent « Mad-ame ! C’est quoi votre pire connerie quand vous étiez ado ? ». Et moi je leur réponds « Moi vous savez, je me caresse la coulpe. » Et ils ne savaient même pas ce que ça voulait dire ! Je vous le dis, la dégradation, elle est là !

Ses paroles sont une enclume qui peu à peu écrase mon cerveau, coupe l’entrée de réflexion. Je tremble de colère. J’enfonce mes ongles un peu plus et le sang commence à perler. La douleur est pour l’instant supérieure à la colère. Pitié faites que ça s’arrête.

Laya reprend :

- Mais la langue doit quand même évoluer, non ?

Ne renie plus ta colère.

- Ah, bien sûr, mais vous ne connaissez rien des expressions passées ! Mais ce n’est pas de votre faute, vous savez. C’est votre entourage qui vous pousse à ne plus vous fatiguer, et cela fait que les ados deviennent de plus en plus cons !

Je me lève d’un seul bond. Des gouttes de sang dégoulinent de mes mains et tombent sur le sol. Je respire bruyamment. La rage m’étouffe. L’enclume me pèse.

La prof me regarde, étonnée.

- Qu’est-ce qu’il...

- Vous nous traitez de cons ?, je dis lentement, d’une voix calme mais qui tremble à cause de la colère que j’essaye de contenir.

Elle me regarde comme si j’étais une immondice.

- Mais non, je ne vous traite pas de cons. Mais je dis juste que l’esprit général des ados est de plus en plus con. Et puis, en tant que professeur, si j’ai envie de vous traiter de cons, j’ai le droit de vous traiter de cons.

Ne renie plus ta colère.

- Et moi je suis élève. Et si en tant qu’élève j’ai envie de vous traiter de salope, j’ai le droit de vous traiter de salope !

C’est fait. C’est trop tard. Les mots sont sortis.

Je suis assis sur une chaise, devant le bureau de la proviseure. J’éponge le sang de mes mains à l’aide d’un mouchoir.

Qu’ai-je fait ? Je réfléchis à la situation. Pourquoi m’a-t-elle tant énervée ? Ce n’est pas si tragique, après tout. Qu’est-ce que je m’en fous, si la prof me trouve con ?! J’ai fait toute une montagne de quelque chose de pas grave du tout. Mais pourquoi, jusqu’où puis-je aller ? Jusqu’où la colère est-elle juste ?

La porte du bureau s’ouvre et j’entre dans le bureau. La proviseure est assise de l’autre côté du bureau.

- Entre, jeune homme, dit-elle. Assieds-toi !

Je m’installe sur le siège face au bureau.

- Alors ? Que s’est-il passé ? Ton professeur m’a dit que tu l’as traitée de salope. Pourtant, tu es un bon élève. Aucun professeur ne s’est jamais plaint de toi jusqu’à présent.

- Elle m’a énervé.

- Et pourquoi ? Qu’est-ce qui, selon toi, t’autoriserais à l’insulter comme tu l’as fait ?

- Elle a plaisanté à propos des adolescents.

- Ah ? Et tu penses que cela te donne le droit de l’insulter ?

- J’ai mal réagi.

- Oui, on peut le dire. Tu seras en retenue mercredi prochain après-midi. Je vais envoyer à tes parents une recommandation de suivi psychologique. Tu as réagi de manière disproportionnée, tout à fait inacceptable.

- Très bien.

- Maintenant, tu vas aller à l’étude pour le restant de l’heure. Nous ne tolérerons plus le moindre écart. Si tu persistes, tu n’auras plus qu’à te chercher un nouvel établissement. Est-ce clair ?

- Oui, Madame

Je m’enfonce dans le canapé et attends le retour de mes parents. Ce sera une autre tempête, à coup sûr. Ma chatte saute sur mes genoux et je la caresse distraitement.

Ma mère entre dans la pièce dix minutes plus tard, suivie de mon père. Et l’orage commence.

Ça dure une vingtaine de minutes. Estimant que je peux enfin quitter discrètement la pièce, je me lève (mes parents sont de toute façon trop occupés à crier pour s’intéresser à moi). Alors, une de mes boules Kies tombe de mon oreille. Ma mère ouvre la bouche, ébahie, et les yeux de mon père s’agrandissent.

Je ne voulais pas les entendre. Pour ne pas m’énerver. Mais il semble que ma vie soit faite pour cela. Il semble que la colère est mon moi, que la colère est mon état de nature.

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