Conséquence

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« Décris-moi l’instant. L’instant passé. L’instant que je veux. L’instant où tout est figé, le temps et tes yeux. L’instant du reflet profond du regard, l’éternel silence. L’instant d’agonie au milieu des âges, sans rien d’autre que nos sens. Décris-moi l’instant, l’instant d’un rêve, éclipsé, sans préambule. L’instant pour voir le fond des choses, toi et moi dans une bulle. Décris-moi l’instant, le bref moment, trop court pour cacher tes pensées. Où l’amour que j’ai pour toi explose, je ne peux retenir. Décris-moi la larme qui coule, qui descend sur ta joue. Décris-moi ce geste, pour l’essuyer. Décris-moi la pluie, décris-moi le tonnerre que tu renfermes. Décris-moi l’oubli, les abysses éternels. Décris-moi le jour, décris-moi cette nuit. Décris-moi l’ivresse, sans préambule de sagesse. Décris-moi un temps, juste un temps de soupir. Décris-moi la mémoire, insensible aux souvenirs. Décris-moi ton cœur, fais-le-moi sentir. Décris-moi ta haine, ta colère de minuit. Enfin, décris-moi la fin, le dernier soupir. Quand les mains se séparent, quand tombe enfin la nuit. »

Je marche le long de la route de campagne, vers la petite maison qui se détache nettement du paysage. C’est une construction en brique simple, qui un jour a été blanche. Maintenant, la peinture a viré au « jaune-gris gommé » et les carreaux de l’avant de la bâtisse sont si sales qu’on ne parvient pas à voir l’intérieur de la maison. Difficile également de distinguer l’arrière du bâtiment, le jardin étant entouré d’une vieille et haute palissade en châtaignier.

Mais je sais que le propriétaire ne se soucie absolument pas de l’état de dégradation de sa maison. Mon grand-oncle est considéré par la plupart des gens comme le « vieillard fou » du village. Moi je l’aime bien, avec son caractère vigoureux et son bâton de bois noueux.

J’actionne le frappoir en forme de gueule de lion sur la porte d’entrée et entend approcher son pas précipité. La porte s’ouvre et sur le seuil apparait Balthazar. Âgé de 89 ans, il est en très bonne forme pour son âge, fermement appuyé sur sa canne tordue, toujours prêt à sortir de chez lui pour hurler sur les gamins qui s’amusent à lancer divers objets contre sa façade.

- Ah ! Aroon ! Ça fait longtemps que tu n’es plus venu, qu’est-ce que t’as donc encore foutu ?

Je le suis à l’intérieur, dans son living.

- Tu veux boire quelque chose ? Oui, je suppose, lance-t-il.

Il me tend un gobelet rempli de je ne sais quelle tisane froide de fleurs. Puis il s’installe dans son éternel fauteuil orange.

- Alors ?, me demande-t-il, pourquoi tu viens rendre visite au vieux Balthazar ?

Je bois une gorgée de ma boisson, très amère, puis commence à lui raconter l’épisode du miroir, de l’insulte, et des boules Kies.

Il m’écoute jusqu’au bout, sans m’interrompre, fronçant les sourcils à plusieurs reprises. Enfin, il prend la parole :

- Non mais t’es cinglé ou quoi !, lâche-t-il. Qu’est-ce qui t’as mis dans cet état ?

Je hausse les épaules :

- Je sais pas.

- T’as ressassé un vieux souvenir, c’est ça ?

- Non, je réponds. Enfin si, mais...

Il pointe un index menaçant dans ma direction :

- Nosce te ipsum, Aroon ! Connais-toi toi-même ! Ça se voit, tu t’es mis en colère tout seul, et ce n’est ni la faute de tes parents, ni de ta prof, et encore moins de ton miroir.

- Si, je réplique. Justement ...

- Quoi ? Me dit pas que ton miroir t’a contrarié à ce point ! C’est le reflet que t’as vu dedans ! T’as fait ça tout seul, Aroon, ne blâme pas les autres !

- Ca n’a rien à voir, je dis, agacé, je t’ai déjà raconté ce que mon père m’a fait faire ? C’est lui qui me donne toute cette colère, et personne d’autre.

- Aroon, dit-il en levant les yeux au ciel, c’était il y a plus de 7 ans ! Tu ne crois pas qu’il est temps pour toi de passer à autre chose ? Si tu regrettes, c’est parce que toi et toi seul refuse d’accepter. Ose seulement dire que j’ai tort !

Déconcerté, je le fixe avec étonnement. Puis, lentement, je reprends :

- Mais ce qu’a fait mon père ...

- ... c’était affreux. Injuste et affreux, je suis parfaitement d’accord, termine-t-il.

- J’ai parfaitement le droit d’être en colère, j’affirme.

- Mais pas de cette façon-là, Aroon. Pas de cette façon-là...

Il me fixe avec un sourire en voyant mon visage interloqué. Puis il se lève brusquement et se dirige vers son jardin. Je sors à sa suite.

Le jardin est magnifique, témoignant de toute la passion de Balthazar pour les fleurs. Il y a en a sur chaque millimètre carré, excepté sur une allée d’un demi-mètre de large qui traverse les parterres. C’est l’endroit le mieux entretenu de la propriété de Balthazar, celui où il passe le plus de temps, jardinant à toute heure de la journée. Il a l’habitude, chaque fois que je viens le voir, de me remettre une fleur à la fin de ma visite en précisant sa symbolique. Il adore ça.

Aujourd’hui, il marche jusqu’au fond du jardin et cueille d’un geste vif une fleur rose, avec des feuilles ressemblant à des orties, qu’il me met dans les mains :

- Tiens, dit-il. Lamier. Reproche. Et aussi ... (il cueille une fleur jaune vif à mes pieds)... une onagre, pour te rappeler l’inconstance. Allez, maintenant va, file, et laisse le vieux Balthazar croupir en paix.

Il m’adresse une tape amicale sur l’épaule avec un clin d’œil. Je le remercie puis repart.

En marchant le long de la route pour rentrer chez moi, je repense à tout ce qu’il m’a dit. Comment voudrait-il que je tourne la page ? C’est pour moi impossible. Je dois leur faire payer. Je dois leur montrer que je n’ai pas oublié. Je veux les voir pleurer, les voir me supplier comme moi je l’ai fait il y a 7 ans maintenant.

Je me rends compte que, perdu dans mes pensées, j’ai dépassé ma maison. Je dépose dans l’herbe les fleurs abîmées par la moiteur de mes mains, et fais demi-tour.

Cette visite n’a rien changé à ma détermination.

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