Indélébile

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« Laisse-moi te faire confiance, toi qui pourrais m’aider. Ne crois pas que je suis là pour te corrompre, laisse-moi t’écouter. Tu as une sagesse que je n’aie pas. Tu as une vision que je n’aie pas. Laisse-moi te demander, je ne suis pas là pour te tromper. Laisse-moi t’accorder ma confiance, toi qui as peur de moi. Car c’est au nom du silence, que j’aimerais que tu me parles de toi. Sache que si je te le dis sérieusement, c’est que je crois à ce que tu peux m’apporter. Sache que si tu restes un silence, je m’assieds tranquillement pour l’écouter. Toi, ou n’importe qui d’autre, entendez ! Je ne maudis personne, laissez-moi vous parler ! Je ne suis pas bizarre, car j’en suis consciente. Je ne suis pas normale, comme personne en ce monde. N’ayez pas peur de moi, ma différence n’est qu’une illusion. Laissez-moi vous demander, au rythme des saisons. Laissez-vous entrainer dans une de ces conversations. Car c’est en écoutant et ressentant, qu’enfin on parvient à la libération. »

Le lendemain, au petit-déjeuner, je parle à Ewan. Il m’écoute attentivement, sans faire de commentaire. Il accepte sans broncher. Il n’a nul besoin d’explications pour comprendre.

Une après-midi par mois, les résidents du centre sont autorisés à sortir en ville. Ces sorties sont étroitement contrôlées et les heures à respecter strictes.

Ewan me fait prendre deux trams qui nous conduisent au bord de la ville, là où les ruelles sont étroites et sombres. Pas un chat, ici. Après une dizaine de minutes de marche dans ce dédale, nous arrivons devant une boutique miteuse, dont la façade est recouverte de graffitis. Une pancarte indique : Chez Mohamed.

Ewan y entre et je le suis, un peu hésitant. À l’intérieur, quelques chaises, une table de travail et divers instruments. Un homme nord-africain s’approche de nous et s’adresse à mon compagnon :

- Ewan ! أنا سعيد برؤيتك !

Ewan se met à lui parler en arabe. Il me désigne du doigt et semble lui poser des questions. Mohamed réfléchit un instant puis s’adresse à moi dans un français approximatif :

- Toi sûr vouloir tatoo ?, demande-t-il.

- Oui, je réponds.

- Alors quel modèle tu choisis ?

Je lui tends une feuille où un dessin est imprimé. Il la scrute un instant et son regard s’illumine :

- Par Allah, moi connait ça !

Il lève des yeux brillants sur moi.

- Loin ... loin modèle. Aki, pas vrai ? Très bon choix.

Il nous désigne des chaises et sort de la pièce. Je me mets tapoter le sol de mon pied, nerveusement.

- T’inquiète, me dit Ewan, c’est le meilleur tatoueur que je connaisse, et le plus rapide. Il fait ça dans les règles d’hygiène élémentaires.

Mahomed revient enfin, muni d’un calque où est représenté le dessin que j’ai choisi. Il m’emmène vers la table de travail et m’y couche, après m’avoir demandé d’ôter mon t-shirt.

- Toi pas bouger, sinon tattoo raté, me dit-il.

Je respire profondément afin de calmer les tremblements de mon corps. Je repasse en revue toutes mes raisons. Je n’ai aucune hésitation à avoir. Enfin calmé, je regarde Mahomed raser mon épaule gauche et la désinfecter. Il me demande enfin :

- Toi prêt ?

- Oui, je réponds.

Il dépose le calque et approche l’appareil ...

Le martyre dure deux heures trente. Ma peau est en feu. La douleur est presqu’insoutenable. Mais je n’ai pas bronché de toute la séance, endurant avec stoïcisme. Enfin, Mohamed repose l’appareil et passe une lingette désinfectante sur le tatouage terminé. Il bande ensuite mon épaule.

- Voilà, annonce-t-il, terminé ! Toi garder bandage pendant deux semaines pour cicatrisation. Et mettre ça trois fois jour.

Il me tend une bouteille de désinfectant et une boîte de pansements. Je remets mon t-shirt et passe par au-dessus le sweat d’Ewan afin de dissimuler les bandages. Ensuite, je sors de ma poche une liasse de billets de 20 euros que je tends à Mahomed. Je le remercie avant de quitter la boutique.

Assis dans le tram, Ewan m’explique les différentes étapes de cicatrisation du tatouage, me parlant de sa propre expérience. Je sens que je viens de passer un cap, un rituel. Mon instinct me souffle que j’aie fait le bon choix et je suis intérieurement ravi.

Il nous reste une demi-heure avant de rentrer. Ewan me conduit dans un « H & M » :

- Si les autres nous voient rentrer sans rien, ils ont se poser des questions. Il faut faire croire qu’on a passé l’après-midi à faire du shopping, pigé ? Achète des t-shirt à haut col et des polos, des fringues qui feront qu’on verra pas ton tatouage quand t’es au centre.

- Comment t’as réussi à ce que les éducs ne remarquent jamais rien ?

- En restant prudent, répond-il en haussant les épaules.

Je fais l’acquisition de trois polos foncés. Nous arrivons en courant au centre, à l’heure limite, portant nos sacs en plastique contenant nos achats. Les éducateurs paraissent intrigués de nous voir ensemble, mais ne nous posent pas de questions.

Durant les deux semaines suivantes, je m’applique à mettre la crème désinfectante trois fois par jour, tandis que mon tatouage cicatrise peu à peu. La brûlure est constante, mais diminue peu à peu.

Enfin, mon tatouage est cicatrisé. Debout torse nu devant le miroir de ma salle de bain, je m’observe. Il est magnifique, tranchant parfaitement avec mes yeux bleu glacier, mes cheveux bruns, et mon torse musclé. J’attends le weekend avec impatience.

Le lendemain après-midi, un jeudi, la prof d’art nous demande de reprendre nos toiles là où nous en étions restés. J’observe la mienne, où j’ai déjà peint le fond, d’un rouge nuancé.

Je saisis un pinceau fin et le trempe dans le noir. D’un trait décidé, je trace les bords de l’eau. Je veux que la puissance première de cette peinture soit située dans celle-ci.

Je commence doucement, puis mes traits deviennent plus fermes. Je jongle entre noir de jais et rouge de sang. Peu à peu l’eau prend vie, telle une masse insondable. Je crée des vaguelettes et des remous. Des scintillements et des surfaces mates. L’eau est stable, et pourtant agitée. Elle impose le silence, telle une grande statue d’un dieu. Mon eau est la juge et la reine. C’est une eau imprenable, imperméable.

Cette fois-ci, c’est mon père qui vient me chercher. Je lui dis bonjour, affichant une indifférence railleuse. Il semble étonné, sur ses gardes. C’est ce que je cherchais.

Arrivé à la maison, je monte déballer mes affaires, puis redescends pour le souper, que chez moi on mange tôt, vers 18 heures. Après, j’aide mes parents à ranger la table, puis remonte dans ma chambre. Je veux que l’effet soit complet. Je me déshabille, et enfile une robe de chambre à la japonaise, rouge sang. Je ne serre pas trop le nœud de la ceinture, exhibant en partie mon torse, et laissant partiellement voir le dessin indélébile sur mon épaule. Puis, je prends une profonde inspiration, savourant déjà ma gloire glaciale, et redescends en bas.

Mes parents sont dans le salon lumineux, feuilletant des magazines. J’entre d’un pas de velours, et toussote légèrement pour attirer leur attention. Ils lèvent leurs têtes de leurs magazines.

- Qu’est-ce que tu fais là ?, demande mon père, méfiant.

- Je suis venu vous souhaiter bonne nuit, je réponds sans un sourire, en avançant d’un pas.

Mon père observe attentivement ma tenue, des pieds à la tête. Soudain, son regard passe sur mon épaule. Ses yeux se figent. Ma mère aussi l’a vu, et lâche son magazine sous le choc. Reprenant ses esprits, elle me lance, le visage déformé par la rage :

- Qu’as-tu fais, Aroon !

- C’est à vous de me le dire. A votre avis ?, je réponds calmement.

Mon père souffle bruyamment :

- Un ... non ... ce n’est pas un ... Non !

Il se lève brusquement. Le magazine qu’il lisait tombe au sol. Il s’apprête à me frapper, je le sais, je le sens. Mais je tends la main devant moi. Il s’arrête dans son élan, comme figé. Je souris cette fois, en articulant les mots de ma victoire, d’un air railleur :

- Là, tu n’es pas très clair, père. Je dois dire que tu me déçois ! Il s’agit bien d’un tatouage, en effet. D’un vrai, d’un authentique.

Je vois l’expression des yeux de mon père changer à toute allure. D’abord une horreur. Puis une colère. Et enfin, un peu de peur. Il a peur de moi, de ce que je fais, de mon regard de pierre. Sans visiblement s’en rendre compte, il se rassied dans le canapé. Satisfait, j’éclate d’un petit rire avant de repousser vers l’arrière la partie gauche de la robe de chambre, pour bien dévoiler l’entièreté de mon tatouage. Puis je continue sur ma lancée :

- Je vais vous raconter une histoire. Vous rappelez-vous de mon 3ème prénom ? Aki, prénom japonais. Je ne sais toujours pas pourquoi vous avez décidé de ne me donner que des prénoms asiatiques, mais qu’importe !

« Je disais donc : Aki est aussi le nom d’une province, au Japon. Elle est connue depuis le XIIème siècle pour son fameux sanctuaire d’Itsukushima, construit sur la mer. Il faut un bateau pour s’en approcher, et il est interdit d’y poser le pied.

« Or, une certaine famille de samouraïs, le clan Kobayakawa, possédait des terres dans cette province, dans ce « pays de l’automne ». Ils furent associés et dépendants du grand Hideyoshi Toyotomi, jusqu’à sa mort, en 1598. Ils se joignirent également longuement au clan des Mori. Cependant, à la bataille de Sekigahara, en 1600, ils abandonnèrent ces derniers pour se joindre à Tokugawa Ieyasu. Ils permirent à ce dernier d’emporter la victoire, les Mori perdant la province d’Aki. Les Kobayakawa ont disparu à la mort de leur deuxième et dernier chef, Kobayakawa Hideaki, en 1602.

« Pendant ce temps, le sanctuaire d’Itsukushima, lui, est resté là, immobile, malgré les batailles, malgré les typhons qui l’ont parfois abîmé. Comprenez-vous ? Les Kobayakawa, indépendants, qui ont décidé du camp qu’ils choisissaient, celui des gagnants. Qui, une fois Hideyoshi mort, ont pris en main leur destinée. Et le sanctuaire, l’éternel, ne laissant personne y entrer, ne laissant pas les évènements y apposer leur marque.

« Je porte ici le symbole, le mon des Kobayakawas. Un tatouage est définitif, et vous n’y pouvez rien. »

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