Brouillard

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« Une armée victorieuse remporte l’avantage avant d’avoir cherché la bataille ; une armée vouée à la défaite combat dans l’espoir de gagner » Sun Tzu

Je traîne ma valise derrière moi en traversant le couloir du centre. Hélène marche dans l’autre sens.

- Bonjour, Aki, me dit-elle d’un ton léger.

Puis elle voit la blessure qui me barre la joue. Son sourire disparait :

- Comment t’es-tu fait ça, Aki ?

- Ce n’est rien, je grommèle en continuant vers ma chambre.

Mais elle me retient fermement par l’épaule.

- Aki, redemande-t-elle, comment t’es-tu fait cela ? Ta réponse, je l’ai déjà entendue des dizaines de fois, et je sais ce qu’elle veut dire.

Je me renfrogne.

- Est-ce la raison pour laquelle tu n’aimes pas rentrer chez toi ?

Je grimace, cherchant à partir vers ma chambre. Mais sa prise se raffermit sur mon bras :

- Réponds-moi !

Je lève lentement les yeux vers elle. Puis je murmure, en remuant à peine les lèvres :

- Oui. C’est possible.

Elle me lâche enfin. Je me masse l’épaule.

- Tu n’es pas obligé de te taire, Aki. Des solutions existent.

- Vous pourriez empêcher mon père ?

La question puérile s’est échappée de mes lèvres. Trop tard. Hélène me dévisage et un mince sourire apparait sur son visage tandis qu’elle me répond :

- Oui, Aki, mais seulement si tu nous parles. Si tu restes emmuré sur toi-même, nous ne pourrons pas t’aider.

- Je ne veux pas en parler !, je réplique. Je réglerai ça moi-même. Vous ne pouvez pas m’aider.

- Et combien de fois reviendras-tu avec ce genre de blessure avant de régler ton problème ?

Son ton est dur. Ses paroles sont pour moi comme une flèche qui atteint le centre de sa cible. Je veux m’en aller. M’en aller avant qu’Hélène ne me perce totalement. Mais je dois être sûr, avant :

- Promettez-moi seulement une chose, Hélène. Ne parlez pas de cela à vos collègues.

Elle parait étonnée.

- Je ne peux pas te promettre ça, Aki ! Ce serait une faute professionnelle. Je ...

- Vous vouliez m’aider, je la coupe. Eh bien, c’est tout ce que vous pouvez faire.

Je saisis ma valise et marche à grands pas vers ma chambre.

Je passe les jours suivants dans un état de confusion sourde. Je ne sais plus exactement où j’en suis. Il faut que je fasse quelque chose, que j’agisse pour me venger de mon père. Mais quelque chose d’autre m’en empêche.

Je ne parle toujours pas aux psys, préférant rester emmuré dans un silence rassurant. Un silence qui me donne l’impression de pouvoir faire ce que je désire.

J’ai l’impression de perdre mes facultés. D’errer sans but dans l’espoir de trouver un repère. Dans l’espoir de me trouver.

Même ma haine semble s’être endormie. Mais je sais qu’elle est toujours là, attendant son heure. Je sais qu’elle ressurgira bientôt. Mais pour l’instant, que l’hébétude. Un nuage de brume qui envahit mon cerveau. Un brouillard permanant qui commence à me faire douter de mon propre état mental.

La semaine passe, heure après heure, sans que je m’en aperçoive. Et arrive le weekend.

Je ne réagis même pas à la vue de mes parents. Je ne leur parle pas, ne les regarde même pas. Je n’arrive plus à me concentrer sur mes réflexions, flottant quelque part hors de mon corps. Et dans mon esprit une seule pensée parvient à se fixer, à s’enraciner suffisamment pour ne pas lâcher prise : je dois voir Balthazar.

Le dimanche, après le dîner, je profite que mes parents sont avachis devant la TV et sors le la maison. J’inspire à fond une bouffée d’air frais qui sent l’arrivée lente de l’automne. Cela me fait du bien.

Je marche tranquillement jusqu’à chez lui. Quand je sonne à la porte, il m’ouvre presqu’aussitôt.

- Aroon, soupire-t-il. Te revoilà.

- Je n’en peux plus, Balthazar. Qu’est-ce que je dois faire ?

Il me regarde d’un air accaparé :

- Je t’ai déjà dit ça, Aroon.

- Ils ne veulent plus que je vienne te voir.

Il me lance un regard triste. C’est alors que la sonnerie de mon GSM retentit. Ma mère. Je décroche.

- Maman ?

- Aroon, où es-tu passé, bon dieu ?!

- Je suis parti me promener, je réponds d’un ton vague.

- Comme ça, sans prévenir ? Tu crois vraiment que nous allons tolérer ça ? Tu te crois tout permis ! Rentre IMMEDIATEMENT à la maison. Ça va chauffer pour ta gouverne ! Je ...

Je raccroche.

- Je dois y aller, je dis en soupirant à Balthazar.

- Au revoir, Aroon. Et préserve-toi.

Il me presse amicalement le bras puis rentre dans sa maison. Je marche jusqu’à chez moi. Arrivé, je me précipite dans ma chambre pour éviter mes parents, et j’y reste jusqu’au soir, jusqu’à l’heure de rentrer au centre, malgré les cris de mes parents de l’autre côté de la porte.

La journée du lundi se passe comme les précédentes. Morne et embrumée. Après la soirée jeux de société, on nous laisse rentrer à nos chambres. Dans le couloir, Ewan accélère pour être à ma hauteur :

- T’as pas l’air dans ton assiette, petit, me lâche-t-il.

Je le regarde avec une profonde antipathie. Il sourit.

- Tu veux voir un endroit spécial ?, me demande-t-il.

Je scrute son regard, piqué malgré moi de curiosité.

- D’accord, je finis par répondre.

- Alors viens par ici.

Il me mène jusqu’à la porte au bout du couloir, surmontée du panneau : SORTIE DE SECOURS.

- On va attendre un peu que les autres partent, dit-il calmement.

Tandis que les autres résidents se disent bonne nuit et regagnent les uns après les autres leurs chambres. Ewan se passe la main dans les cheveux. Je distingue alors quelque chose sur son poignet, entre ses multiples bracelets brésiliens.

- Qu’est-ce que c’est que ça ?, je demande machinalement.

Il sourit en remontant sa manche, dévoilant un petit symbole d’aigle dessiné sur sa peau. Hypnotisé, je fixe le tatouage :

- Quand t’es-tu fait cela ?, je demande.

Satisfait de ma curiosité, il me répond en rabattant sa manche :

- Il y a trois ans.

- Je croyais que c’était interdit aux mineurs.

- Il faut savoir où aller, dit-il en haussant les épaules. Bon, viens, maintenant.

Il pousse la porte, dévoilant un espace de la taille d’un placard à balai dans lequel se trouve une échelle en haut de laquelle je distingue une trappe. Ewan se met à monter, et je le suis. Arrivé en haut, il pousse la trappe en sort au-dehors. À mon tour je m’en extraie et me relève. Nous sommes sur le toit du bâtiment. Autour de nous, toutes les lumières de la ville. Nous nous approchons du bord pour pouvoir mieux contempler tous ces scintillements.

- Alors, me lance Ewan, avec un sourire en coin, ça vaut le coup, non ?

- C’est ... c’est ... je ..., je balbutie, trop bouche-bée pour savoir parler.

Et sur ce toit, au milieu des lumières, au milieu de la nuit, enfin se dissipe la brume qui m’envahissait ces jours derniers. Enfin ressurgit ma colère, dans toute son ampleur, dans toute sa puissance. La puissance. C’est ce que je ressens ici, tandis que le vent me décoiffe les cheveux. Tandis que le bruit lointain de la route me parvient. La colère est là. Une colère calme. Enfin je prends conscience. Je suis lucide, plus lucide que jamais. Je sens, je ressens le plan qu’inconsciemment j’ai préparé durant toute cette semaine d’hébétude. La haine est en moi. Elle est dans mon poing. Je la tiens et je la contrôle. Et je me contrôle, moi. Maintenant je suis moi-même, ici, à cet instant, sur ce toit, dans ce froid. Ici et maintenant, je sais ce que je vais faire. Je sais, je le suis, ma vengeance.

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