Souvenirs

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« Ô toi, fleur de nénuphar, que rien n’émeut.

Toi l’insensible, l’étang se meurt mais tu ne bouges pas.

Délicate diaphane, ne ris-tu, ne pleures-tu vraiment jamais ?

Belle stoïque, prends-tu seulement conscience de ta fragilité ?

D’un seul geste je pourrais t’arracher, et couper court à ta tranquillité. »

J’ai toujours voulu pouvoir exprimer pleinement ma colère.

Que ce soit face à un professeur, un médecin, ou n’importe qui d’autre. Pouvoir me lever d’un bond, crier ce que je pense, hurler de rage, lancer tous les objets à ma portée à la figure de la personne qui me met dans cet état, la frapper même. Montrer une pâle imitation de l’intensité aussi furieuse que douloureuse que je ressens.

Mais je ne le fais jamais. Car s’exprimer est lourd de conséquences. À longueur de journée les gens répètent qu’il faut toujours mieux passer par le dialogue, qu’il ne faut pas être violent. Oui, je sais que c’est vrai. Oui, je sais qu’il ne faut pas frapper, insulter, ou faire quoi que ce soit dans ce sens. Mais faut-il vraiment renier un sentiment humain pur, un sentiment que nous ressentons tous ?

N’avez-vous jamais eu la sourde envie de vous jeter sur quelqu’un pour le rouer de coups ? N’avez-vous jamais ressenti la haine indescriptible qui vous pousse à user de toutes les insultes qui vous viennent ? Oseriez-vous nier avoir jamais été envahi par ces impressions ? Oseriez-vous nier la colère même, affirmer que vous acceptez tout le monde, que vous considérez chacun comme un être pleinement humain ?

Moi je ne le renie pas, je ne me prétends pas non-violent, capable de gérer ma colère et mes émotions. J’ai, je le dis, je le crie même, ces flashs de haine durant lesquels me viennent toutes les manières de faire mal, de détruire. Puis les flashs s’éteignent, je me retrouve devant la personne qui m’a énervé. Je serre les dents et fronce les sourcils. Je lance un froid « Au revoir Monsieur/Madame » puis je pars, avec au fond de moi une bulle d’énergie vibrante de colère, qui grossit avec le temps et fait des ravages. J’évite d’être renvoyé, ou de me retrouver chez les flics, ou même devant le tribunal. Car le monde est comme ça. Exprimer la pureté même de l’humanité équivaut à quelque chose qui nous suit parfois toute notre vie.

Pourtant, la colère n’est-elle pas l’un des piliers de la base de l’être humain. Pouvez-vous imaginer un monde où toute colère serait absente ? Pouvez-vous seulement visualiser quelqu’un qui, quoi qu’il arrive, quoi qu’on lui fasse, ne s’énervera pas ?

Je m’appelle Aroon et je ne veux plus renier ma colère. Et la colère ne veut plus me renier.

Je suis moi, tu es toi. Je suis Aroon Aki Hyo Huan Walker, et toi aussi tu as un nom. Je ne suis pas « un ado », tu n’es pas « un lecteur ». Je suis « l’ado », et toi tu es « le lecteur ». Un parmi les ados, ou un parmi les lecteurs, c’est quelqu’un qui n’empêcherait pas son groupe d’exister. Si je n’existais pas, on continuerait à appeler les ados « les ados ». Comme toi avec les lecteurs. Mais si je suis « l’ado », et que tu es « le lecteur », alors nous sommes responsables. Si je n’existe pas, alors l’ado non plus n’existe pas. Si tu n’existes pas, alors le lecteur non plus n’existe pas.

Le petit garçon se regarde dans le miroir de la salle de bain. Il a 8 ans. Son regard s’arrête sur son ventre. Très rond. Trop rond. Il est effaré. Les larmes lui montent lentement aux yeux. Dans sa tête une certitude se met peu à peu en place « Je suis gros. Je ne suis pas beau. »

Il se la répète avec insistance, il se sent triste. Il a l’impression que ce n’est pas juste.

Il marche vers sa chambre et ouvre son armoire. Là, tout au fond, il y a une boîte en carton qu’il cache. Il la sort et la retourne. Des emballages colorés de bonbons en tombent. Sa maman lui avait dit que les bonbons faisaient grossir. Il ne l’avait pas crue.

Mais maintenant il se dit qu’il est gros à cause de ça. Et c’est trop tard, il sera gros toute sa vie. Mais il se rappelle soudain ce que son grand-oncle lui a dit un jour : « Il n’est jamais trop tard. Quoi qu’il arrive, il n’est jamais trop tard. La nature humaine est faite pour s’adapter et se rééquilibrer. ». Il n’a jamais bien compris le sens de ces mots.

Son esprit reste bloqué sur le mot « rééquilibrer ». L’autre jour, son instituteur lui a expliqué ce que cela voulait dire. « Se rééquilibrer, c’est refaire revenir à la normale quelque chose de pas normal. Si tu as trop chaud, ton corps va rééquilibrer ta température et tu vas transpirer. »

Dans sa tête certains mots se remplacent par d’autres. Si tu es trop gros, ton corps va rééquilibrer et tu vas maigrir.

Il aime bien ça. Ça sonne bien.

Peu à peu il se convainc que son corps va « rééquilibrer » et qu’il ne va pas être gros toute sa vie. Il est content. Il prend les bonbons et les remet dans la caisse. Il descend les escaliers et va dans le jardin, puis il jette la caisse dans la grande poubelle noire.

Il est chez le docteur. Il a la varicelle et sa maman lui a dit qu’il faut aller chercher un certificat médical. Le docteur le fait monter sur la balance et fronce les sourcils en voyant les numéros affichés. Il se rassied sur sa chaise.

- Bon, je vais être franc avec vous, il est en surpoids, dit-il à sa maman.

Puis le docteur se penche par-dessus son bureau et dit à l’enfant en souriant:

- Alors Aroon, on a mangé trop de bonbons ?

D’un seul coup, Aroon se sent en colère. Mais il ne dit rien car sa maman le regarde d’un air fâché.

Ce matin, le papa d’Aroon est descendu à la cave avec une grosse boîte. Depuis, il fait beaucoup de bruit en bas. Aroon descend voir ce qu’il fait. Il est en train de bricoler une grosse machine. Enfin, il se relève. La machine est prête. Il s’agenouille pour être à la hauteur de son fils.

- Tu vois ça, Aroon ? C’est un tapis de course. Tous les jours, tu vas aller dessus pendant une demi-heure. D’accord ?

- Mais pourquoi ?

- Tu ne peux pas comprendre. Allez, monte dessus.

- Je ne veux pas.

- Monte dessus, j’ai dit ! Tu vas voir, c’est très rigolo.

Il sourit à son fils. Mais il est bizarre, ce sourire. Sa maman descend les rejoindre.

Aroon ne veut pas aller sur cette machine. Elle lui fait peur. Mais son papa à l’air fâché donc il monte dessus.

- C’est bien, Aroon, lui assure son père. Maintenant, cours !

Et il appuie sur un bouton. Aussitôt le tapis se met en marche. Aroon est projeté vers l’arrière. Il tombe. Son papa le regarde se relever et lui demande de recommencer.

- Non je ne veux pas.

- Remonte dessus tout de suite et cours, lui lance son papa d’une voix froide.

Et il le fait. Cette fois il arrive à courir. Mais ça va de plus en plus vite. Il a peur, alors il saute de la machine, tombe encore une fois et se fend la lèvre.

Le visage de son père est tout rouge. Il lève la main et gifle Aroon qui se met à pleurer.

- Tu es sûr que tu sais ce que tu fais?, lui demande son épouse.

- Je ne veux pas d’un fils obèse. C’est pour son bien que je fais ça.

Aroon a compris. Il se sent en colère. Très en colère. Il a envie de frapper, de tuer son père. Il a envie de crier encore plus fort encore que son instituteur. Il a envie de partir en courant. Il a envie de pleurer encore plus fort.

Mais sa joue lui fait mal, alors il remonte sur la machine.

Ça devient un cycle infernal. Tous les jours, à l’heure du tapis, l’horreur recommence. L’horreur, ce n’est pas le tapis, c’est son père. Son père qui le frappe. Son père qui l’insulte. Son père qui le traite de tapette et de fillette. Son père qui l’oblige à continuer. Son père qui le fait monter sur la balance quand enfin le temps est écoulé.

Aroon se sentait fâché au début, mais il ne ressent plus rien, maintenant. Il court comme un automate. Il ne réfléchit plus en le faisant. Peu à peu les insultes de son père lui paraissent normales. Pas justifiées, mais normales. Il s’est habitué à l’horreur, ça ne lui fait plus ni chaud ni froid. C’est devenu son quotidien, sa vie.

Je me regarde dans le miroir de la salle de bain. J’ai 15 ans. Je suis de constitution moyenne, pour ne pas dire normale. J’ai des yeux clairs et des cheveux bruns. Je me regarde comme je le faisais quand j’avais 8 ans. Mais maintenant ma constatation est différente. Je suis grand. Je suis beau. Mais je ne fais qu’un avec la colère. Récemment, j’ai compris. Je me suis rendu compte de cette partie de mon passé, que j’avais enterrée au fond de ma mémoire. J’ai nommé le sentiment qui m’habitait alors, l’impuissance. Et l’impuissance m’a fait accepter un quotidien d’horreur. Ce souvenir me donne de la rancœur et de la haine. J’aurais dû réagir. J’aurais dû empêcher mon père de faire ce qu’il a fait.

Aroon signifie « l’aube ». Pour moi, ce sera l’aube d’une colère.

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