VII

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Le trajet jusqu'à l'aéroport, je n'en garde pas le souvenir.

Mes pensées sont un magma brûlant, un imbroglio de personnalités, de tensions, de questions, de réponses et d'hypothèses, d'enthousiasmes et de terreurs.

Et, sur tout ça, de grands pans d'ombre qu'il faut encore lever.

En effet, si chaque séance d'hypnose a fait sauter un verrou, chaque réminiscence est partielle et laisse hors de portée de ma conscience l'essentiel de mes vies antérieures. Mes rêves, des flashes, des impressions de déjà-vu, des visions, des sensations me reviennent au gré des stimulations de mon quotidien, mais je ne maîtrise pas le procédé à l'origine de ces souvenirs enfouis.

Je suis à la merci de ce que j'ai oublié et de ce que je me rappelle.

Néanmoins, grâce à ma dernière réminiscence, tout prend un sens.

J'ai gâché la vie de Cœur de Lune et d'Aigle Serein : je dois assurer leur bonheur dans cette nouvelle vie.

Et je crois savoir qui est Cœur de Lune.

Et comment faire en sorte que tout se passe différemment.

Que nous puissions être heureux.

Et cela me réjouit au-delà du dicible.

J'ai hâte de retrouver Béatrice !

Je reviens au réel en entendant une voix grésillante et musicale annoncer l'aéroport de Roissy.

La douleur dans ma main, désormais presque insoutenable, et la courbature dans mon dos et mes reins, m'indiquent qu'il est temps que je me débarrasse de cette foutue valise du moyen-âge !

Je me traîne laborieusement dans l'aérogare, la pendule me confirmant que, sans être en retard, je ne suis pas en avance, et, examinant les enseignes lumineuses qui agressent les regards des passants, je repère une pharmacie dans laquelle je m'engouffre.

Le pharmacien, rapide et efficace, traite les trois ordonnances avec indifférence et je repars vite avec mes médicaments.

Parfait.

Je reviendrai !

Poursuivant vers mon terminal d'embarquement, j'hésite devant la vitrine d'un bagagiste. Un coup d'œil à ma montre me tranquillise : mon avion est dans plus de trois quarts d'heure ;j'entre dans la boutique en conquérant et opte sans faire le difficile pour la plus grosse valise à roulettes que je trouve.

Abandonnant sans regret le cheval mort qui m'a épuisé tout le jour, je tire avec bonheur et une joie enfantine mon nouveau jouet fraîchement rempli de mes affaires jetées à la va-vite dans leur nouveau contenant.

J'en siffloterais, si je savais.

- Baptiste ! On s'inquiétait !

Je me retourne d'un coup dans un sursaut ; ma mère et Alexandre sont face à moi, elle soucieuse et lui souriant.

- Qu'est-ce que vous faites là ?! je m'exclame, exprimant dans ma surprise plus d'étonnement que de joie.

- Tu ne croyais quand même pas partir sans nous dire au revoir, quand même, malpoli ! me dispute mon frère en rigolant et en feintant une attaque de chatouilles.

- Merci, dis-je, soudain ému et sentant mes yeux s'embuer tandis qu'une boule se forme dans ma gorge.

Ma mère m'enlace et, redevenu enfant, je glisse mon visage dans son cou et je pleure doucement, entre débordement du chagrin et consolation. Alexandre nous rejoint et je sens sa main devenue grande frotter tendrement mon dos.

Au bout d'un moment, je me reprends et nous nous séparons, vaguement gênés et souriants.

- Tu as mangé ? me lance ma mère d'un ton de reproche inquiet.

- Non, je rétorque, prêt à me faire gronder.

- Tant mieux ! Je nous ai préparé des sandwiches et j'espérais qu'on prendrait ce dernier repas ensemble !

Je remarque alors le sac qu'Alexandre tient à la main.

Je leur souris, heureux.

- J'ai une faim de loup ! Vous êtes supers !

Et je les regarde avec dans le cœur une bouffée d'amour sans ambiguïté. Je suis triste de les quitter mais profondément heureux de les avoir près de moi. Soulagé.

- Installez-vous là, je propose en désignant des bancs vides près d'un bosquet artificiel ou résonne une cascade éclairée de couleurs changeantes. Je vais enregistrer mon bagage et je reviens.

Je file vers le guichet d'enregistrement, le cœur soudain plus léger, plein de la pensée de ce petit en-cas en famille.

- Baptiste !

Sa voix me cueille au cœur et je me tourne vers elle, ma famille soudain oubliée.

- Béatrice ! Tu es déjà là ?

- Et depuis un moment ! me répond-elle, les yeux au ciel. Je commençais à croire que tu t'étais dégonflé et que j'allais devoir partir seule ! J'étais terrifiée ! Heureusement que tu es là ! Je ne sais pas comment j'aurais fait, sans toi !

Je souris bêtement.

- Tu n'as pas de bagages, dis-je brusquement en ne lui voyant que son sac à main.

- Déjà dans la soute, cher collègue retardataire ! me dit-elle sur un ton de faux reproche.

- J'y allais, justement, je réponds gaiement.

- Je t'accompagne ! conclut-elle résolument en prenant mon bras libre. Maintenant que je t'ai retrouvé, je ne te lâche pas !

Le cœur comme un ballon et un vertige délicieux plein la tête, je glisse sur un nuage vers le guichet d'embarquement.

- Bonsoir monsieur, me dit l'employé. Je peux voir votre titre d'embarquement et votre passeport ?

- Bien s-

Je m'interromps brutalement les mains sur la poitrine.

- La valise ! Je les ai laissés dans la valise ! Je reviens tout de suite, dis-je en repartant au galop à travers le hall.

- Baptiste, tu vas où ?

- Je reviens ! je lance au passage à ma famille que mon sprint surprend et inquiète.

Dans une glissade digne d'une cascade de cinéma, je pénètre comme un boulet de canon chez le bagagiste qui, lorsqu'il me voit, me tend la précieuse chemise cartonnée avec un grand sourire.

- Heureusement que je vérifie toujours toutes les poches d'un bagage avant de le jeter ! Vous avez de la chance, monsieur !

- Merci ! Merci beaucoup ! lui dis-je tout en vérifiant fébrilement que tout y est.

Je le salue tout aussi précipitamment et repars sans prendre le temps de retrouver mon souffle.

Je dépasse un Alexandre goguenard et ma mère qui sourit avec tendresse et amusement de ma distraction et regagne le comptoir, suant et soufflant, brandissant la pochette comme un trésor.

Je dois attendre à nouveau mon tour et reprends ma respiration devant Béatrice qui me sourit d'un air gentiment moqueur.

- Tu m'avais caché l'athlète que tu es !

Je ris et pars dans une quinte de toux, riant de plus belle.

Sportif, moi, résolument non ! Pas que je sois nul en sport, non ; c'est plutôt que le sport est nul en moi !

Enfin, je tends les précieux documents à l'employé qui m'enregistre et je dépose ma toute nouvelle valise à roulettes magiques sur le tapis mécanique qui l'entraine vers la soute de notre avion.

Mon souffle apaisé, je peux mieux apprécier mon point de côté.

Encore une fois, ce n'est pas que je n'aime pas le sport mais, plutôt, que le sport ne m'aime pas. Une indifférence polie qui nous convient tout-à-fait tant qu'on s'en tient à elle : si je ne me mêle pas de sport, le sport ne se mêle pas de moi et nous nous en portons très bien !

C'est alors que je réalise que je vais devoir présenter Béatrice à ma famille.

Et respectivement.

Une timidité soudaine prend mon visage d'assaut et je me sens rougir.

- Je... Ma famille est venue. Pour me souhaiter bon voyage. Je te présente ?

Un peu lamentable, mais je suis arrivé au bout du message avec des phrases compréhensibles. Pas tout à fait construites, les phrases – on est loin de l'éloquence, c'est sûr ! –, mais le sens y est.

Je crois.

Mais peut-être pas, vu l'absence de réponse de Béatrice.

Je relève les yeux vers elle et, quand je croise son regard, elle me sourit.

- Avec plaisir !

Ragaillardi mais encore intimidé par la situation, je la mène vers l'îlot de verdure artificiel qui chatoie électriquement au milieu du carrelage blanc sous les néons.

En nous voyant approcher, Alexandre cesse de manger son sandwich et ma mère repose les deux qu'elle tenait en m'attendant.

- Maman, Alexandre, dis-je en montrant ma collègue, je vous présente Béatrice. C'est une collègue avec qui je vais partir à Alger. Pour le travail, j'ajoute précipitamment en me sentant rougir de plus belle. Béatrice, je conclus, voici ma mère et mon frère.

- Jacqueline Roths, se présente ma mère avec enthousiasme en faisant la bise à Béatrice. Mon fils nous a déjà parlé de vous ! ajoute-t-elle avec entrain tandis que je fixe mes pieds, embarrassé.

- Alexandre, donc, le frère de Baptiste. Ravi de vous rencontrer !

Béatrice les salue tour à tour et un instant de gêne s'installe, que ma mère rompt avec aisance.

- Vous avez faim, mademoiselle ? Il nous reste un sandwich supplémentaire et nous allions dîner sur le pouce.

- Je ne dis pas non, répond la jeune femme en souriant.

Et nous nous mettons à mastiquer gaiement, échangeant des propos légers grâce à la savante participation de ma mère dont je ne peu m'empêcher d'admirer les qualités de talent social, moi qui ne sais jamais trop quoi dire hors des sentiers battus de la communication utile.

Et, ma foi, une demi-heure s'écoule sans que je la voie passer et c'est surpris et triste que j'entends l'annonce de notre embarquement imminent.

Nous nous embrassons, ma mère et mon frère multipliant les vœux de bon voyage, de courage et les conseils de prudence, puis nous nous éloignons, Béatrice et moi, sous le regard de mes proches.

Mon cœur, comme dirait Louise Labé dans ce poème qui me revient fort à propos depuis les limbes où j'ai rangé pêle-mêle mes souvenirs de lycée, a chaud extrême en endurant froidure : la joie et la tristesse se mêlent, comme l'excitation et la peur.

Tout est nouveau pour moi.

J'ai l'impression de naître.

La gueule du tunnel d'embarquement me fait du coup penser que pour naître il faut s'arracher au doux et chaud cocon protecteur du ventre maternel que l'on connaît si bien.

Le frôlement de l'épaule de Béatrice contre mon épaule m'électrise.

Mais ça en vaut la peine.

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