IV

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Je n'y avais pas pensé jusque là mais j'hésite.

Il va se passer près d'un mois avant ma prochaine séance avec Prakaash.

Qu'est-ce que j'attends vraiment de cette séance ? Lui confier la vérité pour avis ? Trop risqué. Affronter une de mes trois dernières phobies ? Tentant, mais s'il s'en suit une expérience traumatisante et que je ne parviens pas à faire face, seul, à des milliers de kilomètres de lui et de mes proches, devant Béatrice ?

Soudain, assis dans mon fauteuil à côté de ma lourde valise, frottant pensivement mes mains douloureuses pour tenter de faire disparaître des ampoules qui ont vocation à s'allumer encore dans les prochaines heures, je me sens vide.

Prakaash a eu une efficacité redoutable sur mes peurs, c'est indéniable, et il m'a apporté beaucoup, mais je n'ai aucune idée de ce que je vais dire ou faire.

De ce que je dois dire ou faire.

Et c'est dans cet état d'anéantissement cérébral que le thérapeute me trouve et m'invite à le suivre.

Évidemment, mon bagage démesuré et encombrant est une plaie dans le couloir étroit et ses rideaux de fils, mais je parviens à traverser en étant précautionneux, et ce sans arracher de fil.

Allongé sur les coussins, je garde le silence, nerveux.

- Alors, monsieur Roths ? A quoi voulez-vous que nous travaillions aujourd'hui ?

Sa voix chaude et calme ne lève pas ma nervosité et je me mords la lèvre.

- Je sais pas.

Je suis sincère et ma voix tremble.

- Vous partez ce soir. C'est quelque chose qui vous effraie ?

- Oui, réponds-je du tac au tac.

- De quoi avez-vous peur dans ce départ.

- De tout ! je lance, sentant les larmes embuer mes yeux. Je ne suis jamais parti nulle part, je n'ai jamais pris l'avion et je n'ai jamais fait tout ce que je vais devoir faire ! J'ai peur de tout !

Et l'idée d'être seul avec Béatrice est une autre source d'angoisse délicieuse sur laquelle je ne souhaite pas mettre de mots.

- Vous avez fait beaucoup de progrès depuis que nous avons commencé cette thérapie. Vous vous êtes débarrassé de cinq de vos huit phobies. C'est remarquable ! Voilà une progression très encourageante dans laquelle vous devez puiser réconfort et courage !

Je sens bien qu'il essaie de me regonfler, mais il y a le poids des souvenirs.

Et celui du secret.

Les deuils.

L'angoisse de ce qui m'attend encore.

Et les questions sur le comment et le pourquoi.

- Vous croyez aux réincarnations ?

La question m'a échappé malgré moi et je n'ose plus rompre le silence qu'elle installe de peur de me trahir. Le docteur ne répond pas et je n'ose pas non plus me tourner vers lui par crainte qu'il comprenne ce que je tais.

- La réincarnation est une idée ancienne, courante et plaisante. On en trouve des traces dès l'antiquité sur plusieurs continents. Or, je crois qu'on peut considérer les invariants culturels de notre espèce comme des indices d'un fonctionnement partagé. Aucune expérimentation scientifique n'a pu démontrer la possibilité de la réincarnation. En revanche, tout le monde comprend bien l'aspect séduisant de la réincarnation : ne jamais mourir. Bref, pas de certitude mais des croyances. Tout est donc pour l'instant question de foi. Or, qu'est la foi sinon le but rassurant qui donne sens à nos existences ? Quelle que soit la culture qui a diffusé l'idée de réincarnation, l'idée a toujours été de moraliser la vie de l'Homme et de lui procurer une voie d'élévation. Se réincarner, c'est avoir une chance de mieux faire, de payer pour ses erreurs comme de se racheter et gagner en sagesse. En filigrane, on peut lire le principe de réincarnation comme la renaissance perpétuelle lors de la vie : chaque seconde de notre existence est l'occasion d'un nouveau souffle, d'un nouvel acte, d'une nouvelle pensée qui, s'appuyant sur l'expérience acquise, offre de nouvelles perspectives plus prometteuses ou plus sages. Par ailleurs, la réincarnation est un moyen de permettre l'ouverture d'esprit puisque l'âme, susceptible de migrer d'un corps à l'autre, rend toutes les formes de vie familières, respectables et sacrées. Vous vous intéressez au bouddhisme ?

Je laisse son discours pénétrer ma réflexion, la réorganiser, ranger et étiqueter mon expérience et mes pensées. Une succession d'existences pour une même âme afin qu'elle se rachète et s'élève. Faire mieux que dans les vies précédentes. Lier son essence à l'essence de la vie sous toutes ces formes.

Je me trouve beaucoup d'affinités avec le bouddhisme, en effet.

Je ruse :

- Avec tous les souvenirs que la thérapie ravive, j'ai l'impression d'avoir vécu plusieurs vies en une, d'autant plus que mes rêves prennent des formes... bizarres qui ressemblent à des souvenirs d'une vie antérieure.

Donner des éléments d'appui pour obtenir un avis pertinent mais aucune preuve de folie pour ne pas risquer l'internement. Je crois m'en être tiré avec dignité.

- C'est normal et ça arrive fréquemment au cours de mes thérapies. Comme je vous l'avais dit lors de notre première séance, le cerveau est une mécanique étrange qui a besoin de mélanger les informations pour mieux les relier, les trier et les comprendre. En résultent parfois des souvenirs fabriqués, recréés ou arrangés en fonction des émotions ressenties à ce moment ou des analogies que votre esprit peut faire entre les images, idées ou expériences. D'où les impressions de déjà vu qui peuvent laisser penser à des prémonitions ou des vies antérieures. Je suppose que mes origines indiennes et le style de mon cabinet n'auront pas été innocents dans votre sentiment de connaître des vies multiples.

Je grogne un assentiment qui n'engage à rien, incapable que je suis de formuler une réponse plus construite.

- Du fait de mon origine indienne, je suis sensibilisé à cette notion et, de fait, en accomplissant une thérapie régressive avec moi, vous avez opté pour une démarche qui entre en résonnance avec cette problématique de l'accumulation des vies antérieures.

Je me tourne vers lui et il me sourit. Ma grimace devait être éloquente car il s'explique.

- Veuillez m'excuser, monsieur Roths : je jargonne. La thérapie régressive est une forme de remédiation qui, notamment grâce à l'hypnose, par un retour aux sources du traumatisme, qu'il se situe dans l'enfance ou une vie antérieure. Que l'on croie ou pas à la réincarnation, nos souffrances psychologiques proviennent évidemment de nos traumatismes passés et régresser vers eux, c'est se donner la possibilité de les revivre et de les comprendre, de les dépasser pour reprendre possession de son développement de manière maîtrisée. Après, que ces vies antérieures soient avérées ou que votre cerveau les crée de toutes pièces en recomposant vos souvenirs importe peu, tant que vous affrontez à nouveau le traumatisme en étant équipé pour le surmonter.

J'acquiesce, concentré et intéressé. Mais une question me brûle. Je tente :

- Que mes phobies prennent racine dans un traumatisme ancien qu'il faut affronter pour les désamorcer, je suis forcé de l'admettre au vu de ce qui s'est passé pour moi et je vous en suis vraiment reconnaissant.

A nouveau, je réprime des larmes qui montent.

- Mais ce qui m'interpelle, c'est l'articulation avec les vies antérieures. Si on part de l'hypothèse que mes rêves seraient des souvenirs de plusieurs vies antérieures et qu'on se réincarne parce qu'on a fait une erreur, pour réparer ou être puni, est-ce qu'on peut remonter à cette mauvaise action originelle pour la réparer ?

Prakaash me sonde du regard, sans rien dire. Je fixe le plafond avec obstination.

- Vous avez déjà entendu parler de karma ?

Je recherche dans ma mémoire un sens à ce mot qui m'est familier, mais rien de concret ne revient.

Je hausse les épaules dans une expression soulignant mon ignorance.

- Le karma, chez les bouddhistes, c'est un peu le casier judiciaire, le CV de l'âme. C'est là que s'inscrivent les actions qui apportent les bons ou les mauvais points qui conditionnent les réincarnations. C'est une sorte de dossier judiciaire qui suit l'âme tout au long de ses réincarnations. A partir de là, on peut le considérer comme relié à l'individu et donc accessible. D'un point de vue plus rationnel, on peut plutôt considérer au sein d'une même existence plusieurs types de traumatismes dont l'un, fondateur, pourrait avoir provoqué la survenue des autres. Vous concernant, vous pensiez à quelque chose de précis en parlant d'une action originelle ? Vous avez eu le souvenir ou la révélation de quelque chose de plus lointain, de plus fondamental, de plus essentiel ?

Sa question fait resurgir l'étrange et puissant sentiment de jalousie que j'ai ressenti lors de cette vision étrange ou la Béatrice qui n'était pas Béatrice embrassait un autre homme. J'acquiesce sans conviction.

- Peut-être.

- Souhaitez-vous que nous essayions une régression vers cet élément pour voir si nous parvenons à déceler quelque chose de plus... essentiel, alors ?

Je prends un moment pour réfléchir. Cette étrange vision a en effet aiguisé ma curiosité qui me pique d'autant plus fort maintenant que les phobies se sont calmées.

- Je veux bien essayer, finis-je par lâcher au patient Prakaash.

- Bien. Nous allons procéder comme lors des séances précédentes : vous allez vous laisser hypnotiser en fixant mon plafond puis en vous concentrant sur les éléments qui ont trait à cette expérience primordiale en portant un soin particulier aux aspects perceptifs comme la vue, les sons ou les odeurs. D'accord ?

Je confirme et le thérapeute prend sa voix de magnétiseur par laquelle je me laisse porter. Je laisse les arabesques du plafond se mouvoir un moment en tâchant peu à peu de retrouver la scène ma vision.

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