V

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Clair de Lune et Aigle Serein se font face dans la clairière.

J'écarte un peu les branches pour mieux les voir, changeant de position pour trouver une posture plus confortable.

Il lui caresse la joue de sa main.

Une grimace de haine me crispe le visage. Mon poing se crispe sur la branche.

Elle lui sourit.

Ma poitrine est comme prise sous un rocher.

Je déglutis douloureusement, l'envie de bondir tapie au fond du ventre.

Ils s'embrassent.

J'étouffe un cri de rage et projette mon esprit dans les hautes herbes.

Bientôt, je le trouve.

Il digérait sous un rocher.

Je m'empare de son esprit et plein de colère vengeresse, je rampe parmi les herbes jusqu'à Aigle Serein.

Et, sans attendre, je me détends et mord sa cheville au-dessus de la botte de peau qui la protège et injecte la totalité de mon venin.

Les cris des amants me font reprendre conscience et je quitte le corps du serpent avant que sa victime ne parvienne à l'écraser.

Mais c'est trop tard.

Clair de Lune pleure et gémit sur le blessé qui, déjà, s'est assis au sol, affaibli.

Son chagrin me fend le cœur, mais je n'avais pas le choix.

Bientôt, Aigle Serein se couche sur le dos et se met à haleter bruyamment.

La jeune femme, entre deux sanglots, appelle à l'aide, suppliant son amant de ne pas la laisser.

Ne t'en fais pas, Clair de Lune. Je suis là. Comme je l'ai toujours été et le serai toujours.

Enfin, une plainte douloureuse s'échappe de la jeune femme lorsque, dans une dernière crispation gémissante, Aigle Serein cesse de respirer.

Je ne suis pas absolument fier de moi, mais un indéniable sentiment de satisfaction m'envahit.

Je me redresse, apaisé, et marche vers la survivante éplorée.

- Frère des esprits ! me crie-t-elle pleine d'espoir en me voyant. Il s'est fait attaquer par un serpent et il est en train de mourir ! Aidez-le, je vous en supplie !

Je m'approche, consolateur, et prends sa main tendue vers moi comme une offrande. Je l'aide à se lever et, docile, elle me fait face, ses yeux et ses joues humides. Elle lève sur moi son regard plein de confiance.

Qu'elle est belle !

Et elle est à moi.

Je lui souris.

- On ne peut plus rien pour lui. Je suis là, moi, et je vais m'occuper de toi.

Je l'attire contre moi, plein d'orgueil, et elle se laisse faire.

Me remplissant du parfum de ses cheveux, je dépose un baiser sur son front.

- Tout va bien se passer.

Je dépose un nouveau baiser sur sa tempe, redressant de la main son menton.

- Tu vas rester près de moi.

J'embrasse sa joue, m'approchant de la commissure de ses lèvres.

- Tu seras ma femme.

Elle se dégage soudain de ma prise lorsque mes lèvres sont sur le point de toucher les siennes.

- NON ! me crache-t-elle au visage comme on gifle l'indigne.

Elle se recule d'un peu et me jette un regard d'horreur.

Je crois qu'elle vient de comprendre.

Elle se retourne brusquement et fuit en courant.

Je la prends en chasse.

Il faut que je lui explique.

Il faut qu'elle comprenne.

Tout va bien se passer.

Nous allons être heureux.

Elle sera ma femme et je serai son homme.

Nous vivrons sous le même tipi.

Se faufilant entre les arbres, Clair de Lune gagne du terrain.

J'accélère, haletant.

Je commence à me faire vieux.

Je n'ai plus la santé du jeune chasseur que j'étais.

Enfin, un sentiment de victoire monte en moi tandis que je m'essouffle.

Elle va être obligée de m'écouter.

Elle ne peut aller beaucoup plus loin.

La falaise va l'arrêter et je pourrai la convaincre de revenir avec moi.

Et elle m'aimera.

Je m'arrête à quelques pas d'elle, souriant.

- Clair de Lune ! Je t'aime et je veux que tu sois ma femme.

Elle se retourne et, dos au vide, elle me foudroie du regard.

- Vous avez tué l'homme que j'aime et vous voulez que je vous aime !

Elle serre les poings, des larmes ruisselant sur ses joues.

Elle est magnifique.

Elle me rend fou de désir !

J'avance vers elle en lui tendant la main, le visage le plus serein possible.

- Vous me dégoûtez ! Je vous hais ! Plutôt mourir !

Et elle se détourne de moi et saute.

Je me jette au sol en hurlant d'effroi et, penché sur le vide, je repère son corps parmi les rochers.

Inerte.

Je reste figé d'horreur sur cette dépouille aimée qui s'est jetée dans le vide plutôt que dans mes bras.

Au bout d'un moment, je me relève et me dépêche de contourner la pointe de la falaise pour dévaler le long de la corniche jusqu'à Clair de Lune.

Délicatement, je la cueille entre mes bras.

Elle est plus légère que le petit de la biche.

Son visage est intact, figé dans une grimace de terreur et encore trempé de larmes.

Son corps chaud dément ma vision.

Alors, je prends conscience, brutalement, de ce qui vient de se passer.

De ce que je viens de faire.

Je tombe à genou, serrant celle que j'aime et que j'ai tuée dans mes bras.

Enfouissant mon visage contre elle, je pleure et crie mon chagrin de longues minutes.

Puis c'est la rage qui prend la place de la tristesse et je la dépose délicatement sur le sol, froidement.

Et je me redresse.

- Esprits !

Mon hurlement résonne dans la vallée comme le tonnerre.

- Esprits du ciel, du vent, du feu, de l'eau et de la terre, esprits des bêtes qui rampent, qui courent qui volent et qui nagent ! Grands esprits de la vie !

Ma voix pleine de colère déchire le silence et s'amplifie en cognant contre la falaise.

- Maudissez-moi pour les siècles, faite-moi subir mille morts, jetez-moi au devant de mille épreuves, punissez-moi sur mille générations mais ne laissez pas Clair de Lune subir ma folie !

Mes yeux retombent sur elle, y puisant un surcroît de fureur.

- Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour réparer mon erreur ! Jusqu'à la fin des temps, je me sacrifierai encore et encore pour que Clair de Lune puisse être heureuse !

A l'idée de son bonheur, j'entends son rire, je vois son sourire.

Je la vois dans les bras d'Aigle Serein.

Mon apprenti.

Que j'ai tué.

A nouveau, la stupéfaction épouvantée devant ce que j'ai fait.

- Laissez-moi les sauver puisque je les ai tués ! Prenez ma vie et offrez-leur !

Tandis que ma voix monte se mêler au vent qui se lève, les feux du couchant jettent un éclat sanglant et doré, irréel, sur les pierres qui m'entourent de leur blancheur rougie.

- Prenez ma force, mon corps, mon esprit, et faites-en l'outil de votre sagesse, l'outil de la réparation de ma démence !

Une bourrasque m'aveugle d'un nuage de poussière et je ferme les yeux.

Devant moi, un totem vivant me surplombe de mille regards écrasants, et mille voix impriment dans ma chair des images de morts, de cataclysmes, de souffrances, d'horreurs insoutenables.

Je tombe à genoux et lève les bras vers le firmament.

- Je subirai tout pour que ma faute soit réparée et que ces deux âmes se retrouvent !

Le vent tournoie désormais autour de moi en bourrasques qui me cinglent, mais j'affronte la souffrance avec la volonté de celui qui désire être battu pour ses crimes.

- Prenez-moi !

Et mon hurlement se brise dans la tourmente lorsque, dans un craquement impressionnant, je vois en rouvrant les yeux tout un pan de falaise filer vers moi.

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