VIII

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Quand je rentre enfin chez moi et que j'ai expédié les politesses d'usage, je m'isole dans le calme nocturne du jardin.

Le ciel étoilé, le trafic routier qui s'éteint, la fraîcheur du soir, les teintes obscures du monde, le chant des insectes nocturnes. C'est un nouveau monde qui s'offre ici à moi. C'est la première fois que je prends le temps de savourer la nuit, de goûter la nuit, d'écouter la nuit.

C'est beau.

Dans le halo du réverbère qui dépasse du muret, des dizaines de papillons de nuit et autres insectes se pressent pour courtiser cette lune au rabais enfin à leur portée, se brûlant les ailes en croyant l'étreindre, mourant en cherchant à se perpétuer.

Soudain, dans l'essaim mouvant, une ombre fuse. Un premier passage, un deuxième.

Une chauve-souris.

Une chauve-souris !

C'est la première fois que j'en vois une !

J'observe son ballet nerveux dans le clair-obscur du ciel noir, essayant d'anticiper ses changements de direction, fasciné par cet être discret et silencieux. Acrobate de l'air, elle virevolte sans cesse pour disparaître et réapparaître entre flaques de lumières et océan de ténèbres.

Soudain, je bascule en elle.

C'est extrêmement perturbant.

Voir à travers les organes de cet animal nocturne est déconcertant. Il ne fait ni jour ni nuit : il y a ou il n'y a pas quelque chose dans le néant qui nous entoure. Étonnamment, je ne contrôle pas l'animal. Je suis seulement embarqué à travers ses sens, à la fois moi-même et elle, déconcerté par les sensations et néanmoins tendu vers mes petites proies voletantes que je happe à chaque passage avec satisfaction.

Plus familier de l'expérience, j'essaie de contrôler mon hôtesse et, un instant, je crois y parvenir, mais les sensations du vol de nuit dans la peau d'une chauve-souris sont si exotiques que je peine à tout-à-fait lâcher prise.

Brusquement, alors que nous sortons du cône de lumière, je ressens un élancement de douleur dans le dos et mes ailes cessent de battre. Je tente de me libérer de l'étau qui me compresse, mais mes efforts sont vains. Pire, les serres accentuent leur pression et je sens mes os fins céder.

Je reviens brutalement dans mon corps, juste à temps pour voir la chouette disparaître dans la nuit avec mon petit corps dans ses griffes.

Enfin, le corps de la chauve-souris.

Manger et être mangé.

Si je connais cette loi de la nature, il ne m'est pas pour autant facile de la vivre ainsi en direct et, soudain effrayé par cet écran noir qui dissimule tant de dangers, je rentre dans la maison, haletant et soudain plus humain devant cette faune sans pitié.

- Tu as faim, maintenant ? me demande ma mère depuis le salon tandis que je reprends mon souffle, le front appuyé sur le mur du couloir.

Non.

- Ouais, un peu, réponds-je avec tact.

Et je récupère mon assiette au four à micro-ondes et m'installe à ses côtés sur le canapé.

- Ta journée s'est bien passée ?

- Oui-oui, je lance évasivement.

Elle garde un instant le silence puis s'écrie :

- Mais c'est demain que tu prends l'avion ! Déjà ! Je n'ai pas vu cette semaine passer !

Et moi donc !

- Comment tu te sens ? Tu es prêt ? Et ton vertige ?

Mon vertige ? Je fronce les sourcils.

Avec tout ça, je n'ai même pas remarqué.

Je me redresse d'un coup et cours vers l'escalier. Posant la main avec appréhension sur la rampe, je lève un premier pied et... rien !

Je grimpe au premier quatre à quatre et redescends aussi sec en poussant des cris de victoire ! Puis remonte et redescends une deuxième fois, puis une troisième, sous les yeux embués et heureux de ma mère.

Je me jette sur elle et la soulève de terre pour la faire tourner, toujours hurlant de triomphe.

Je n'ai plus le vertige !

Puis, essoufflé et un poignard dans le côté, je retourne m'écrouler dans le canapé devant mon assiette froide.

Je n'ai plus peur du vide !

En tout cas tant que ce n'est pas une falaise de plusieurs dizaines de mètres.

Le souvenir de mon plongeon fatal et, surtout, de celui d'Adam, refroidissent mes ardeurs et je reste pensif.

- Tu vas pouvoir partir, demain ?

La question met un instant à me parvenir et je prends le temps de la soupeser avant de répondre.

- Je crois, oui.

Mon murmure n'est pas assuré mais, après tout, on verra bien !

- Je vais te chercher la valise !

Ma mère s'est levée d'un coup, comme piquée par une guêpe, et file vers le garage.

Je souris amèrement, à la fois amusé par son enthousiasme, attendri par sa gentillesse et, un peu, vexé de la sentir si heureuse. Si heureuse que je prenne mon indépendance.

Si heureuse que je la débarrasse de moi, en somme.

Lorsqu'elle revient avec une énorme valise noire en plastique après une dizaine de minutes d'absence, j'ai enfin pris le temps de terminer machinalement mon repas et elle a les cheveux en bataille.

- J'ai eu un mal de chien à la sortir du bazar qui s'était entassé devant et dessus ! me lance-t-elle en me tendant la valise comme on présente une coupe au champion. Tu veux de l'aide pour préparer tes bagages ?

Mes bagages !

Mais je suis complètement à côté de mes pompes, moi !

Je pense que j'étais tellement empêtré dans mon présent que c'est à peine si le voyage était autre chose de plus qu'un mot incompréhensible à l'orée de mon imagination.

Je pars demain soir.

Demain soir, je m'envole !

Demain soir, je dormirai à Alger !

Je sens soudain monter en moi une bouffée d'angoisse.

Ma mère, toujours prompte à réagir, me met déjà un sac sous le nez, dans lequel je commence à respirer pour reprendre le contrôle de mes nerfs.

Au bout de quelques minutes, ça marche.

Je me suis débarrassé de certaines phobies, pas de ma tendance angoissée.

Et ce voyage est un sacré réservoir d'angoisse !

- Ça va aller ?

J'opine laborieusement du chef pour la rassurer mais je n'en suis pas pleinement convaincu.

- Alors ? Tu veux que je t'aide pour tes bagages ?

- Non merci, ça va aller. Merci, t'inquiète pas.

- Oh ! Mais il faut qu'on fête ton départ ! Ton avion est à quelle heure demain ? me demande-t-elle vivement.

- Onze heures et demie, réponds-je après une seconde de réflexion.

- Du matin ? gémit-elle avec une moue horrifiée.

- Non, du soir ! dis-je pour la rassurer. Pourquoi ?

- Très bien ! Nous allons pouvoir dîner ensemble avant ton départ. J'appellerai ton frère et Céline demain ! Tu rentres vite après le travail, d'accord ?

Je me mords les lèvres, pris d'un sentiment de honte. Je n'ai pas pensé un instant à dire au revoir à ma famille.

Quand j'ai pris conscience que je partais, j'ai pensé à moi et pris rendez-vous avec Prakaash.

Je n'avais pas pensé aux bagages, mais je n'avais pas eu non plus un soupçon de souci envers mes proches.

Je n'avais pas prévu de repasser par la maison.

Rongé par la culpabilité que provoque mon ingratitude égoïste, je m'enfonce un peu plus dans mon dégoût de moi-même en manipulant ma mère.

- C'est très dur ce départ et ce nouveau travail. Du coup, j'ai pris un dernier rendez-vous avec le Docteur Prakaash demain soir pour m'aider. Je ne vais pas avoir le temps de repasser par la maison... Je vais devoir filer à l'aéroport juste après la consultation...

Je lis dans le regard de ma mère une grande tristesse. Elle est déçue. Je la comprends. J'ai honte de moi.

- Allez ! lance-t-elle alors avec un entrain qui sonne faux. Va vite préparer tes bagages et te coucher. Tu as une longue journée qui t'attend demain et tu dois être en forme. Je pourrai t'envoyer des choses par la poste mais essaie de ne rien oublier.

- Merci, suis-je seulement capable de prononcer, les larmes aux yeux, et je monte dans ma chambre avec l'imposante valise.

Tandis que j'escalade les marches sans plus m'en extasier, j'entends que ma mère débarrasse ma vaisselle que j'ai oubliée sur la table basse.

J'essuie une larme qui coule sur ma joue.

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