I

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Arrivé à la maison, je me laisse à nouveau contaminer par l'enthousiasme de ma mère et nous caracolons dans l'escalier cinq bonnes minutes en riant comme des baleines défoncées en plein trip euphorique.

Puis, épuisés, nous nous attablons devant le JT, mastiquant aussi passivement que nos cerveaux reçoivent leur bouillie d'images prédigérées quotidienne sur lit de commentaires creux.

Je souhaite ensuite une bonne nuit à ma mère, prétextant sans conviction ma fatigue de la journée, et je file m'enfermer dans ma chambre. Anxieux à l'idée d'aller me coucher et afin d'éviter les idées noires, j'allume mon ordinateur et surfe jusqu'à ma messagerie, entre spams et newsletters non souhaitées. Cela fait près de deux semaines que je n'ai pas pris le temps de consulter mes mails et ma boîte de réception est encombrée de centaines de messages indésirables, escroqueries et autres réclames en tous genres... Voilà qui va m'occuper un moment de chercher dans la masse d'inepties l'improbable message que je me mordrais les doigts d'avoir jeté dans un instant d'inattention !

Je me frappe soudain le front en reconnaissant le logo d'Ebay : le masque a manqué me passer sous le nez avec tout ça ! Heureusement, et c'est une belle récompense pour moi, mon enchère a été la dernière et j'ai obtenu l'objet précieux ! J'exulte et entame une danse du bonheur de circonstance dans ma chambre.

Et je prends conscience du décalage entre ma joie puérile de posséder un nouveau jouet et la situation dramatique dans laquelle je me trouve. Prenant mon courage à deux mains et mon euphorie soudain oubliée, je prends mon cachet et me mets au lit, plein d'appréhension...

Je m'absorbe dans la contemplation des ombres mouvantes au plafond. J'explore les nouvelles potentialités de mes nuits libérées de ma peur : j'ai éteint la lampe de chevet, laissé les volets ouverts pour laisser entrer la nuit, ses ombres et ses lumières vivantes.

De loin en loin, des phares viennent brusquement bousculer les tâches de ténèbres, qui reviennent ensuite reprendre possession de leur place. Continuellement, le vent irrégulier anime un ballet mystérieux d'êtres protéiformes sur l'écran fissuré qui me surplombe et me divertit de mes ténèbres intérieures.

Il se dégage une douce et mélancolique poésie de ces silhouettes mobiles et silencieuses qui mènent leur vie d'ombres secrètes dans l'intimité de ma chambre.

J'y devine des personnages fantastiques se confiant muettement des aveux inouïs à l'oreille improbable de leurs évanescences nocturnes. J'y perçois des forêts fugaces et vivantes bruissant d'un silence irréel, agitées d'une existence multiple et pourtant invisible.

Mes errances fantasmagoriques finissent par éloigner les spectres de mes angoisses et le sommeil s'abat sur moi comme une chape de plomb.

L'air vif du large pousse son iode puissant dans mes narines et poisse mes cheveux de sel, mon visage d'embruns.

Je suis bien.

Je sens l'humidité de la pierre froide et rugueuse sous mes pieds, sous mes fesses, sous mes mains. Ma robe sera trempée mais je m'en moque.

J'adore ce moment où la nuit écrasante se voit soufflée d'un coup par le voile de clarté victorieuse qui monte de l'horizon et, en quelques minutes, éclipsée par les rayons implacables de l'aube flamboyante.

J'inspire à fond et expire lentement, ne sachant plus très bien si je suis terrienne, poisson ou goéland. C'est ma communion à moi avec la création, mon cérémoniel intime et vital, chaque matin depuis aussi longtemps que je me rappelle.

Petite fille déjà, j'accompagnais mon père jusqu'à sa barque en pleine nuit et j'attendais son retour en admirant le lever du soleil.

Une part de moi attend d'ailleurs toujours qu'il revienne.

Le ressac des vagues résonne contre la falaise, faisant rouler dans un murmure fracassant les milliers de galets qui recouvrent la plage. Régulièrement, la mer vient étreindre les côtes crayeuses pour les broyer et retombe en gerbes toujours vaincues mais jamais résignées, auréolant les récifs à fleur d'eau et magnifiant la grande aiguille d'albâtre qui monte désigner aux hommes l'objet de toutes les quêtes humaines.

Soudain, deux mains viriles se posent sur mes reins et je réprime sursaut et cri de surprise. J'attendais sa visite.

Finalement, j'attends toujours un homme sur ce rocher.

Je sens son torse se presser dans mon dos et je me laisse aller contre lui dans un soupir d'aise tandis que ses bras m'enlacent doucement et que son visage vient se blottir dans mes cheveux.

Son odeur mâle se mêle aux embruns et je me sens osciller, comme portée par la houle. Nous nous enivrons longuement de nos odeurs, nourris par la chaleur du corps de l'autre.

Quand l'aube a achevé de paraître, je prends conscience du tremblement qui agite par instants l'homme qui me sert d'ancrage dans ma navigation immobile et je me retourne vivement pour l'enlacer à mon tour, ma bouche se jetant sur la sienne comme le marin assoiffé sur son outre et qui n'en finit plus ensuite de s'abreuver goulûment du précieux nectar.

Il resserre son étreinte et me presse contre lui ; je pousse un peu plus fort mon corps contre le sien, sentant sa force contre ma chair affamée, nos souffles se mêlant dans un halètement passionné.

Il m'entraîne vers la berge et je l'y pousse, fébrile, pataugeant dans l'eau glacée sans même plus la sentir vers notre recoin à nous où, seuls au monde, nous nous appartenons corps et âmes.

Roulant sur les galets doux, nous refaisons les gestes sans cesse renouvelés de nos explorations fiévreuses, moi délaçant sa culotte de grosse toile et sa chemise pour mieux le caresser, lui passant vivement mes robes par-dessus ma tête. Nos corps s'empoignent alors avec douceur et nous dansons ensemble la houle des amants, fermement accrochés l'un à l'autre, moi plantant mes mains dans son dos pour le plaquer contre moi, le faire entrer toujours plus à l'intérieur de moi, lui me dévorant de baisers brûlants et me faisant vibrer toute entière de vagues de plaisir croissantes qui me plongent dans un vertige délicieux.

Nous ne sommes plus que peau enflammée et cœurs au galop, le ressac accompagnant les flux et reflux de nos caresses, le ciel s'ouvrant sous moi comme un abîme qui achève de me désorienter, les galets roulant en dessous, comme mus par une vie propre, comme la mer par gros temps soutient, soulève et secoue le navire, pour soudain s'effacer et revenir frapper sous la coque.

Je suis femme.

Essoufflés, nous reposons ensuite nus l'un contre l'autre. Je garde le nez plongé dans ses cheveux, vivant de son odeur d'iode et de musc, tandis qu'il semble dessiner du bout d'un doigt langoureux des chemins inédits sur ma peau, faisant frissonner de plaisir tour à tour mon ventre, mes seins, mon cou, mes bras, mes cuisses...

Cédant à l'impérieuse envie qu'il éveille encore en moi, je me redresse brusquement et l'emprisonne sous moi pour puiser encore en lui d'autres jouissances, me perdant dans les reflets de ciel qui dérivent dans ses yeux océan.

Ses mains calleuses sur mes seins me font sentir vivante et femme comme jamais, tandis que ses râles de plaisir se mêlent aux gémissements qu'il m'arrache amoureusement.

Quand la tempête s'apaise enfin, le soleil est monté plus haut dans le ciel et nous savons devoir nous quitter en attendant le soir.

Facile à dire mais difficile à faire... Nous nous embrassons pour prendre congé et, un baiser entraînant le suivant, nous nous retrouvons à nouveau passionnément entremêlés.

Tout à notre extase, nous n'entendons pas les voix qui approchent, à demi couvertes par la mer.

Et ce n'est que quand une gerbe d'eau glacée s'abat sur nous en nous coupant le souffle que nous reprenons contact avec ce qui nous environne.

Avec ceux qui nous encerclent.

Dans un silence de mort.

Si piéger deux amants peut s'avérer un jeu cocasse, les deux amants que nous sommes, en revanche, ne constituent pas des cibles anodines.

Parce qu'il est lui.

Et que je suis moi.

Adam se dresse dans toute la splendeur impassible de sa nudité pour m'offrir un barrage de son corps, mais aucun des intrus ne paraît impressionné et ils nous entourent tant et si bien que mon amant ne me dissimule que piètrement.

J'hésite sur la conduite à tenir.

Je sais que les villageois me craignent alors qu'ils respectent le fils de leur chef. Et je sais aussi qu'un homme est mieux prédisposé à désamorcer ce genre de situation de tension.

Néanmoins, je dois me retenir d'intervenir pour défendre Adam. Cela pourrait le faire passer pour faible aux yeux des siens. J'espère en silence qu'il saura les apaiser...

- Eh bien les amis ! commence-t-il, l'air serein. Vous veniez ramasser des coquillages et êtes tombés sur une moule inattendue ?

J'apprécie peu la comparaison mais je comprends sa stratégie. Dédramatiser. N'empêche. Je sers les dents et tente discrètement de couvrir ledit coquillage.

- J'avais fini. Si vous voulez, je vous rejoins un peu plus loin pour vous aider. On parlera huîtres et praires !

Le ton est enjoué et la manœuvre intelligente, mais la grisaille du ciel qui s'épaissit et s'assombrit ne m'incite pas à l'optimisme.

Dans un repli de ma robe roulée en boule contre moi, j'assure ma prise sur le manche de mon coutelas.

Il me sert davantage à découper plantes et bêtes, mais il me rassure un peu. Je sens l'adrénaline courir dans mes veines tandis que mon regard tente d'épier sans se faire remarquer la poignée d'hommes qui nous entourent.

Ils sont sept. Dont plusieurs ne semblent pas être allés se coucher et puent le vin mauvais.

Je sers les poings, prête à bondir.

- Si tu as fini, tu peux peut-être aller nous chercher des coquillages pendant qu'on restera ici à s'amuser un peu ! Et tout ça restera notre petit secret !

Des sourires naissent sur les visages avinés tandis que des yeux lubriques glissent sur ma peau à nu.

C'est Jean qui a proposé l'odieux chantage. Fils du forgeron du village, il est le mieux placé pour parler d'égal à égal avec le fils du prévôt.

Adam serre les points mais ne dit mot. Je sens la tension qui croît.

- Allons ! Que dirait le bailli s'il apprenait que son futur gendre s'encanaille auprès des sorcières et des catins ?

Pierre s'est approché en parlant et le dernier mot lui vaut un méchant et fulgurant coup d'Adam qui le fait voler dans les galets.

Il ne se relève pas.

- La sorcière l'a envouté, les gars ! gueule Paul. Attrapez-le ! Faut l'emmener voir le curé !

Jean s'approche et pare maladroitement une riposte en reculant. Deux autres viennent lui prêter main forte et parviennent à attraper chacun un bras d'Adam. Jean revient à la charge et jette toutes ses forces dans un violent crochet à l'estomac qui coupe le souffle à mon défenseur. Je bondis comme une tigresse et plante mon petit couteau dans les reins d'un des deux qui l'immobilisent.

Deux autres m'attrapent à mon tour et me désarment. Adam tente de se libérer dans un rugissement, il rue, mais un autre vient le frapper au visage et il perd connaissance. Je crie de rage impuissante, contemplant l'homme que j'aime pendant mollement entre les mains de trois villageois au regard mauvais. Deux sont au sol, l'un gémissant faiblement dans son sang, l'autre silencieux et immobile.

Jean se tient la mâchoire en grimaçant.

- Paul, va chercher des cordes ! On va en avoir besoin.

L'intéressé obéit à Jean et, à petites foulées prudentes, il remonte la plage de galets vers le village.

Pierre est toujours immobile.

Luc ne gémit plus.

Adam, bien qu'inerte, est vigoureusement tenu par Jean et Marc.

Plantant leurs doigts puissants dans mes bras, François et Jacques m'immobilisent comme une stupide chose inutile. Je bous, inquiète et folle de rage.

- Si vous nous laissez, on dira au prévôt que c'était un accident et on restera là.

Mon offre est peu convaincante mais je ne suis guère en position de négocier...

- Je sais qu'Adam sera d'accord. Je le convaincrai. Mais il faut nous laisser maintenant !

Toujours aucune réaction.

- Le prévôt vous fera jeter en prison s'il apprend que vous avez frappé son fils !

- Bâillonne cette catin, François. On s'occupera d'elle après.

Celui-ci s'exécute tandis que Jean fait de même avec Adam, qui n'est toujours pas revenu à lui.

Je me fais du souci pour lui.

Certes, les choses semblent mal engagées, mais je sais Adam capable de raisonner ces crétins d'ivrognes.

Mon bel et fier Adam.

Je sens mes yeux qui s'embuent et je serre fort les paupières pour en chasser les larmes.

Surtout, ne montrer aucun signe de faiblesse.

Ma mère me racontait des histoires de loup lorsque j'étais enfant, pour que j'oublie les dangers de la mer.

Mes cauchemars de noyade avaient cédé le pas à des visions terrifiantes de ces carnassiers chassant en meute, excités par l'odeur de la peur comme par le goût de la poursuite à travers les bois, claquant des dents sur mes talons enfiévrés, hurlant et grognant à mes oreilles hystériques.

Je retrouve aujourd'hui un peu de cette panique nocturne d'alors.

Je serre plus fort ma robe contre moi, tâchant de la dérouler discrètement pour mieux me dissimuler derrière elle.

Le bâillon crasseux a un goût écœurant de tabac, de sueur et de vin, pimenté d'un relent de dégueulis. Je réprime instinctivement ma nausée, par peur de l'humiliation qui achèverait de me diminuer aux yeux de mes tortionnaires, puis je change d'avis, au risque de m'étouffer. Néanmoins, je m'efforce de me contenir, guettant une opportunité.

Qui se présente bientôt sous la forme d'un grognement d'Adam qui revient doucement à lui.

- Qu'est-ce qu'y fout ce mou du g'nou avec ses cordes ? maugrée Jean, toujours en se massant le menton mais en affermissant sa prise sur son prisonnier.

- P'tête allé boire un coup pour s'donner du cœur à l'ouvrage ! lance gaîment Jacques en tirant légèrement de sa main libre sur ma robe pour dénuder la naissance de mes seins.

Je le chasse d'un mouvement sec de l'épaule et il se met à rire.

- L'est p'tête allé ram'ner l'curé pour dédiaboliser la sorcière ? propose François de sa grosse voix grave et lente, tout en tâchant de s'éloigner de moi sans me lâcher.

Je repère du coin de l'œil mon couteau à quelques pas dans les galets. Je suis résolue à ne rien laisser au hasard.

Adam se redresse soudain, encore vacillant mais manifestement conscient de la situation.

- Jean, Marc ? Qu'est-ce que vous foutez pardi ? Lâchez-moi qu'on aille se jeter un petit godet pour se remettre la tête à l'endroit !

- T'as eu ce pauvre Pierre et ta pute a crevé Luc ! répond rageusement Jean. C'est allé trop loin !

- T'as raison, admet Adam. Nous expliquerons à mon père et au bailli que vous nous avez fait une blague et qu'on a mal réagi.

- C'est trop tard pour la justice du roi, ducon ! lâche Jean, cassant. Désormais, c'est la justice des hommes ! Et c'est des vrais hommes qui vont te justicier ta sorcière, si tu vois c'que j'veux dire ! Hein les gars ?

Les autres s'empressent d'acquiescer à gros rires gras. Je sens mon amant qui se crispe et je décide d'agir.

Me concentrant sur le bâillon écœurant, je laisse le dégoût m'envahir et me tourne prestement vers Jacques pour l'éclabousser.

- Hé ! La garce m'a dégueulé d'ssus ! vocifère l'ahuri en me lâchant pour se mettre hors de portée.

J'en profite pour plonger vers le couteau, échappant à la poigne peureuse de François qui pousse un cri de surprise.

Adam saisit l'occasion pour se débarrasser de Jean d'une ruade et il se met à bourrer Marc de coups de poing.

J'ai juste le temps de me retourner, couteau à la main, que je vois Jacques se précipiter sur moi, rendu fou de rancœur à cause de mon échappée salissante ou de désir pour mon corps à présent livré à son regard lubrique.

Il se jette sur moi et s'empale sur ma lame. Galvanisée par mon succès, je m'efforce de repousser le corps lourd et désormais immobile qui m'écrase mais, le temps que j'y parvienne, François a surmonté sa répulsion et m'a désarmée et immobilisée entre ses bras noueux et désormais bien moins craintifs, ses deux mains refermées sur mes seins et son sexe planté dans mes reins.

De leur côté, Jean a immobilisé Adam par derrière et Marc, le visage en sang, le roue furieusement de coups de poing.

Je me débats en vain, hurlant de douleur et cessant de lutter lorsque je sens mes seins broyés par la poigne cruelle qui les emprisonne.

Paul survient à ce moment-là et achève de mettre fin à nos espoirs d'évasion en nous attachant l'un après l'autre.

Adam me regarde enfin, les yeux tristes et désolés. Je lis son inquiétude à la crispation de son beau visage. Son sentiment d'impuissance.

- Ta chienne des bois à encore mordu ! persifle Jean en postillonnant méchamment au nez d'Adam. Il va falloir l'abattre !

- Ne la touche p-

Sa bravade est mouchée par la gifle féroce de Pierre, encore tout tremblant de rage devant ses camarades tombés.

Malgré moi, j'ai bondi, provoquant la crispation contre moi et autour de moi de François qui, malgré les liens qui me retiennent, ne m'a pas relâchée pour autant.

Et l'éclair de douleur jaillit de nouveau quand ses mains croisées sur ma poitrine me broient les seins. Adam se retourne à mon cri de douleur et écope d'un nouveau coup en plein ventre qui le réduit à l'état de poupée de chiffon molle et sans souffle pour plusieurs secondes.

La situation me paraît désespérée.

Je cherche autour de moi une solution, mais je ne trouve ni aide, ni échappatoire.

Nos bâillons contiennent nos cris, les cordes nous empêchent de nous défendre.

Notre horizon est bouché.

Bouché comme le ciel que j'aperçois entre deux rochers et qui a déploy contre la mer un mur noir de nuages menaçants.

Une tempête se prépare.

- Allez, les gars ! lance Jean, autoritaire. Montons à la falaise faire ce qu'on a à faire !

Désormais entièrement exposée, ma robe ayant volé dans ma dernière tentative de rébellion, on me pousse, nue et tremblante, vers le sentier qui grimpe à flanc de colline.

Je n'ai pas froid. La peur et l'adrénaline, la colère et l'humiliation chauffent mon sang.

Je marche.

Je mène le sinistre cortège flanquée de François, la main baladeuse et cruelle, claquant, pinçant, touchant rudement mon corps au moindre prétexte. Je tâche de ne pas en donner.

Derrière nous pour ne rien manquer du spectacle, Adam suit, escorté de Jean et Marc. Je sens mon amant qui fulmine, comme moi malade de rage et d'impuissance.

Lui non plus n'est pas épargné par la brutalité de ses gardes... A chaque récrimination, à chaque geste suspect, à chaque trébuchement succède un bruit de coup et un gémissement de douleur.

Plusieurs fois, je l'entends rouler et tomber sur les cailloux blancs du chemin.

L'ascension est longue et l'épuisement me gagne avec le reflux de l'adrénaline. Je tâche d'ignorer les mains conquérantes qui me souillent et m'agressent, mais le vent froid et la fatigue me font désormais frissonner et je ne peux masquer mes crispations de douleur face aux pincements vicieux, ni certains cris de souffrance qui m'échappent malgré moi.

Adam non plus n'est pas épargné. Il est nu comme moi quand, plusieurs fois, ses entraves et les brimades dont il est victime le font chuter dans les galets, puis dans la pierraille coupante dont j'ai déjà souillé la blancheur immaculée du sang de mes pieds à vif.

Je tire une certaine consolation à imaginer que nos sangs se mêlent dans la pureté crayeuse du sol et mon esprit, prompt à saisir les symboles, interprète aisément la trainée sanglante que nous laissons derrière nous et que la pluie imminente effacera.

Je sens sur mes joues des larmes résignées qui roulent doucement.

Je connais ces hommes.

Je connais Adam.

Je sais la vie qui les a réunis, opposés.

Je sais ce qui attend une femme comme moi.

Je laisse mes pensées prendre le large, divaguer sur les crêtes de mes souvenirs, louvoyer entre ces images d'un passé révolu qui jette ses derniers feux du couchant sur cette matinée ombrageuse.

Mon père et sa barque, sur laquelle il m'a appris la mer. Ma mère et son panier, qui m'a enseigné les secrets des bois et des prés. Notre cahute au fond des bois, pleine d'odeurs de décoctions et de couleurs mêlées. Le bon temps.

Puis la dégringolade : l'orage brutal, l'attente insupportable, le silence de ma mère, puis nos pleurs. Sa prostration. Le vide vertigineux entre nos quatre murs.

Sa maladie.

La vieille Germaine qui était venue prendre soin d'elle, de nous.

L'enterrement de ma mère.

Le vide plus grand encore sous notre toit, dévorant.

La solitude.

La peur.

Puis il y avait eu Adam.

Solaire.

Une aube sereine au bout de ma nuit.

Il m'avait trouvée sur mon rocher à l'heure des premiers rayons et nous avions échangé quelques mots.

Des banalités.

Ç'avait été extraordinaire !

Ce bavardage insouciant était inédit pour moi, et cette nouveauté dans ma vie avait été une révélation.

Le jour suivant, j'avais attendu fébrilement sa venue, mais il n'avait pas reparu.

Il s'était écoulé plus d'une semaine avant que je ne le revoie. Autant l'attente m'avait rongée d'impatience et de doute, autant sa deuxième visite m'avait plongée dans une euphorie que j'avais eu bien du mal à contenir. Heureusement, son naturel nonchalant m'avait apaisée et je m'étais détendue.

Il était revenu de plus en plus souvent, jusqu'à ce que cela devienne un rendez-vous quotidien sacré. Il s'asseyait à mes côtés en silence et nous regardions la mer sortir de la nuit ou jouer avec le ciel et les nuages. Nous parlions peu, heureux de la présence de l'autre.

Puis nos épaules s'étaient frôlées, nos mains effleurées, et nos corps s'attirant inexorablement, nous nous étions mis à célébrer l'aurore avec passion.

Je fréquentais peu le village mais connaissais de loin la plupart de ses habitants. Nombreux me craignaient ou me haïssaient, mais beaucoup assuraient ma subsistance malgré eux en venant m'acheter mes remèdes. Toujours le soir, à l'insu de tous. Comme si quiconque pouvait ignorer quoi que ce soit de qui que ce soit dans ce hameau coincé entre les bras d'une falaise faussement immaculée ! Hypocrites !

Et il y avait eu ce mariage arrangé entre lui et la fille du bailli. J'avais voulu qu'il me quitte et m'étais accrochée à lui comme une naufragée à son débris flottant lorsqu'il avait refusé fermement en m'enlaçant.

Nous avions poursuivi notre rituel secret et n'avions plus évoqué cette autre lointaine.

Jusqu'à ce jour.

Je réalise soudain avec amertume et un vague soupçon de culpabilité que je me suis laissée prendre comme une stupide écervelée. Nous avions eu beaucoup de chance, jusque là, de n'être surpris par personne sur cette plage au pied du village.

Désormais, il est trop tard pour les regrets.

J'ai beau m'efforcer de rester à l'affût d'une occasion de nous libérer, je peine à admettre le meurtre de sang froid et m'avoue vaincue devant ces obstacles évidents : ils sont quatre et nous deux, nus et ficelés comme des paquets.

Je réprime un sanglot.

J'entends Adam déraper derrière moi et cherche à me retourner pour le soutenir comme je peux. J'en suis pour mes frais : François m'agrippe par les cheveux pour me faire avancer et tire pour m'arracher à la fois ma docilité et un cri de douleur qu'il doit certainement trouver jouissif, ce salaud !

Dans mon dos, j'entends que Paul et Marc relèvent Adam sans ménagement et des bruits de coups et de souffle coupé me renseignent sur le prix que lui aura coûté sa chute involontaire et déjà douloureuse.

Enfin, nous parvenons au bout de notre ascension.

Je sens comme un nid de vipères dans mon ventre, affolées par un brasier qui me consume aussi, et qui se tortillent furieusement en moi en me mordant cruellement les entrailles.

La peur.

Une peur brûlante.

Notre sort n'est plus une hypothétique et lointaine menace. Nos possibilités de fuite sont au plus bas, comme mon espoir de n'être que précipitée vers la mort en contrebas...

Ils nous font nous arrêter à quelques mètres du précipice où on entend désormais gronder les vagues que le vent qui nous fouette sur le plateau fracasse contre les récifs.

Alignés côte à côté face à eux, tournant le dos à la mer, nous sommes à nouveau ensemble, l'un contre l'autre, et j'y puise un réconfort sans bornes.

Nos deux peaux frissonnantes de froid s'effleurent.

Malgré le bâillon, il s'efforce de me parler et sa voix, déformée par le tissu dans sa bouche, me pénètre le cœur comme un poignard de glace incandescente.

- Je t'aime ! On peut ensemble !

Et dans ses yeux d'un vert sombre dans la luminosité qui faiblit, je lis sa détermination et le sens de sa question muette.

J'acquiesce, mes yeux plongés dans les siens.

- On s'fait les adieux, les tourtereaux ?

La voix méchante de Jean me crispe et je détourne mes yeux vers lui, le regard haineux.

Adam me presse l'épaule de la sienne et, quand je le regarde à nouveau dans les ricanements des quatre autres, esquisse un geste de la tête.

Je hoche à nouveau.

- Putain ils vont sauter ! gueule soudain Paul. Chopons-les !

Leurs cris nous galvanisent et nous courons aussi vite que nous le pouvons. Nous avalons en quelques foulées les derniers mètres. Adam se tourne vers moi pour s'assurer de ma présence à ses côtés et il saute dans le vide, criant dans son bâillon.

Je l'imite et fléchis mes jambes pour sauter, prise d'un doute fugace au moment où mes pieds quittent le sol, saisie d'une bouffée de panique.

Je hurle à mon tour tandis que je franchis le bord de la falaise. Dans un instant de lucidité extrême, j'embrasse du regard et de la conscience toute la scène : le ciel noir où roulent des masses sombres et lourdes, la mer obscure où des vagues affamées viennent mêler leurs rugissements rocailleux aux grondements du tonnerre, le vent sifflant qui change mes cheveux poisseux d'iode et de sueur en fouets vivants qui claquent sur mon visage et mes épaules, la sensation de voler tandis que mon élan s'essouffle et que le vide commence à m'aspirer.

Et l'étau brutal, la morsure féroce sur ma cheville.

Je ne parviens pas à comprendre ce qui m'arrive, mais mon corps chute le temps de basculer, puis une souffrance fulgurante me déchire tandis que j'ai la sensation qu'on cherche à m'arracher la jambe. Puis c'est le choc contre la pierre dure et râpeuse de la falaise, sur laquelle mon corps vient cogner et ma peau s'écorcher.

À demi assommée, je vois Adam disparaître entre les mâchoires béantes de la mer.

Et ne plus reparaître.

L'étau sur ma cheville bouge, serre et tire.

Je remonte.

Ils m'ont attrapée !

Je sens la panique m'envahir : la douleur, la fatigue, le chagrin brutal, le vide au-dessus de ma tête, le viol et les sévices accrochés à ma cheville.

J'ai beau vouloir la mort et désirer plus que tout ne pas finir entre les mains de ces brutes qui ont détruit mon bonheur en quelques heures, une répulsion instinctive et maladive m'empêche pourtant de choisir le vide.

Et je balance au-dessus de lui retenu par l'un d'eux. D'abord paralysée par le choc, je me mets cependant à hurler puis à me démener résolument pour détacher mes liens. Un moment, j'ai le sentiment que c'est la seule solution pour me sortir de ce mauvais pas.

Mais mes gesticulations font perdre à mon odieux sauveur ses difficiles progrès et la menace du vide revient me tourmenter.

- Tu vas arrêter de bouger, salope, que j'te r'monte ?

La voix de François met un terme soudain à mes mouvements désordonnés. C'est lui qui me tient. C'est lui qui a plongé pour m'empêcher de m'échapper.

De lui échapper.

Une poigne ferme m'enserre désormais chaque cheville comme un étau. Les vagues écumantes viennent pourlécher à grand fracas les crocs déchiquetés de la falaise qui s'élève, blanche comme des os, devant moi.

J'oscille, le sang montant à ma tête pour battre son tambour de guerre à mes tempes.

Le ciel noir, la pluie glacée qui me gifle maintenant, les rafales qui me déchirent les tympans et, près de mes pieds, des ricanements avinés et des paroles haineuses.

Encore.

Je hurle à nouveau, de plus belle, supplie, mais n'ose me débattre. Je fixe avec une fascination morbide et horrifiée les rochers calcaires éclaboussés de mousse blanche dans l'eau noire comme le ciel.

Dans cet univers bipolaire, bicolore, je tremble de manière incontrôlable, claquant des dents entre deux exhortations sanglotantes à la pitié. Mon visage ruisselle sans que je puisse déterminer ce qui le mouille.

Je suis trempée.

Je suis trempée et je sens que les mains hostiles qui me raccrochent à la vie glissent peu à peu le long de mes chevilles.

Je m'égosille à présent, épouvantée.

Un dernier visage traverse mes pensées, jeune homme brun et grave me fixant de ses yeux doux, et la prise disparaît soudain tandis que ma chute commence.

Adam.

Le prénom résonne au milieu du ressac comme une bulle de lumière scintillant au soleil avant d'éclater brusquement au milieu des vagues déchaînées qui referment sur moi leurs trombes glaciales, noires et fatales.

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