II

15 minutes de lecture

Aspirant l'air à grosses foulées avides, je me débats pour refaire surface.

Je m'agrippe à des choses molles que j'entraîne vers moi sans parvenir à m'extirper. Des algues ?

Je réalise brusquement que je ne suis pas dans l'eau, mais dans un lit.

Je serre contre moi la boule de couvertures et m'effondre en sanglots rauques et chaotique, peinant à reprendre mon souffle.

Un cauchemar.

Tout cela n'est en fait qu'un abominable cauchemar.

J'ai rêvé.

Cette prise de conscience atténue un peu l'horreur de la situation mais un malaise acéré continue de peser sur ma poitrine.

Adam n'est pas mort.

Il est en vie, et moi aussi !

Nous nous retrouverons tout-à-l'heure et je l'étreindrai de toutes mes forces pour éloigner les bribes affreuses de la nuit.

Je cherche fébrilement mon pendentif entre mes seins. Chaque fois que j'ai peur, j'embrasse la petite croix que mon père m'avait achetée.

Il a disparu.

Mais une absence plus invraisemblable encore éclipse celle-ci.

Mes seins.

Je n'ai plus de seins !

À leur place, un duvet de poils recouvre ma peau !

Je cherche fébrilement la lampe à huile qui s'est éteinte et, afin de dissiper ce cauchemar qui n'en finit pas, je cherche à tâtons et en sanglots le seuil qui, à travers le rideau épais, me conduira près de l'âtre et de ses braises rassurantes.

Mes mains heurtent une paroi qu'elles ne reconnaissent pas. Mes doigts parcourent ce mur étranger à la recherche de l'encadrement familier sans reconnaître le bon vieux grain du bois dont je ne perçois ni les nervures ni les jointures.

Enfin, j'effleure une aspérité et le jour éclate dans mes yeux aveuglés. Je pousse un cri de surprise d'une voix que je ne reconnais pas.

Peu à peu, immobile, je retrouve l'usage de mes yeux et découvre la vaste et énigmatique pièce où je me trouve : un lit défait dont je viens de me dépêtrer, une armoire, un secrétaire couvert d'objets mystérieux. Et ce minuscule soleil au plafond que je ne peux fixer du regard.

Moi qu'on traite de sorcière ! J'en suis presque à craindre une diablerie !

Si ce n'est que quelque chose, malgré tout, invraisemblablement, me persuade que ce lieu n'est pas maléfique, que je n'y crains rien.

Je m'approche du coffret bizarre qui surmonte le secrétaire et où se reflète le singulier candélabre du plafond. Je me penche pour me regarder, pressentant une révélation de taille.

Un visage inconnu mais familier me renvoie ma curiosité bouleversée.

Un visage d'homme.

Puis tout se met à tourner autour de moi et je me laisse tomber sur le siège, sonnée.

Sonné ?

Je me frotte le visage, que je ne reconnais pas sans pourtant le méconnaître absolument. Mes cheveux n'encadrent plus comme un rideau mon visage lorsque je me penche pour me recroqueviller sur ce corps qui ne m'appartient pas et qui est moi.

Je repense à Adam, à son sourire, à ses baisers...

À son dernier regard avant de plonger.

Une voix dans mon dos me fait bondir sur mes pieds, cherchant fébrilement son propriétaire à travers la pièce où je suis seule.

Seul ?

La voix, féminine, chante une chanson dans une langue qui m'est inconnue. Peut-être l'anglais. L'air est mélancolique, les notes différentes de tout ce que j'ai jamais écouté jusque là lors des rares fêtes organisées dans le village et auxquelles j'ai pu participer.

Enfin, guidé par le son, mon regard accroche un petit coffret noir sur le chevet. Des chiffres rouges luisent dessus et la voix semble en jaillir, accompagnée d'une musique entêtante. Je fixe les caractères lumineux, hypnotisée, l'esprit captif de cette mélopée. Et, tandis que les dernières notes finissent de résonner, je reste immobile, des larmes ruisselant sur mes joues.

La mémoire me revient peu à peu, comme on sort du brouillard.

Adam plongeant dans la mer qui se referme sur lui comme un linceul noir. Le ciel obscur. Moi qui plonge à sa suite dans une nuit éternelle.

Moi que le réveil rappelle à une réalité morose et si dramatiquement banale qu'elle en paraît irréelle.

Je me mets à trembler. Je m'entoure de mes bras pour me calmer, mais ce corps que j'étreins m'est devenu étranger. Esprit de femme morte dans un corps d'homme vivant.

Samba.

Ernst.

Coeur-d'Ours.

Voix-des-Êtres.

Et maintenant Jeanne.

Le Baptiste que je suis devenu n'a plus grand chose à voir avec ce qu'il était ! Je suis en train de devenir une copropriété schizophrénique, un capharnaüm de souvenirs emmêlés et de traumatismes purulents.

Pour donner le change, j'éteins mon réveil et me prépare pour mon avant dernière journée de formation au siège de la Flexiprospect. Ablutions expresses, habillage automatique, petit-déjeuner machinal, échange mécanique avec ma mère, puis je saute sans y penser sur mes rails.

Mon esprit n'est qu'un imbroglio fatigué d'images, de sensations et d'émotions disparates mais fortes, envahissantes, obsédantes.

Mes réminiscences m'ont toujours perturbé, mais celle de cette nuit me bouleverse davantage encore. J'ignore si c'est le fait d'avoir été dans le corps et l'esprit d'une femme, d'y avoir perdu ma virginité dans les bras d'un homme ou d'avoir choisi volontairement de mourir avec lui en me précipitant à sa suite du haut d'une falaise.

Sûrement le cumul des trois. Puis, toujours, le traumatisme des sévices subis, la cruauté de mes congénères dont la connerie génère systématiquement le malheur...

Avoir réchappé de si peu au viol, moi qui suis encore vierge et homme depuis plus de trente ans, me laisse encore tout tremblant de révulsion.

Et le deuil, toujours, qui s'ajoute aux autres. Un être cher de plus que je perds et je pleure. Encore.

Je laisse mon regard divaguer par la fenêtre du bus, cherchant dans les nuées une réponse à mon interrogation muette et informulée, une échappatoire. Des silhouettes furtives, indistinctes, tournoient et voltent au-dessus des toit, planant, piquant, s'absorbant dans l'effort déployé pour battre des ailes et s'élever toujours plus haut, captant les courants ascendants, évitant les trous d'air, suivant les routes célestes invisibles et pourtant évidentes, sans but et pourtant sûres d'elles et du chemin.

Le vent siffle et souffle à mes tympans, plaquant mes plumes vibrantes contre ma peau. Un vertige délicieux accompagne le plaisir grisant de la vitesse, conjugué à un sentiment de liberté absolue.

Totalement rendu au présent et à ses exigences vitales de mouvement et de vigilance, je redouble d'énergie pour accélérer encore, haletant et euphorique, jouissant des sensations et de la vue : l'aube mordore le monde d'un éclat que la rosée fait luire de mille feux tandis qu'au sol mille autre feux des réverbères et des fenêtres, des phares et des reflets sur les carrosseries, viennent faire couler dans les veines de la ville, sous moi, des fleuve de lave incandescente où persistent, çà et là, des puits de ténèbres qui en rehaussent le lustre.

Épuisé par mes efforts, je me laisse planer en cercles au-dessus des immeubles. Avisant un appui de fenêtre assez large, j'en prends la direction avec l'intention de m'y reposer. Déployant mes ailes pour me freiner, je me laisse tomber lourdement sur ma piste d'atterrissage improvisée.

Brutalement, une douleur brûlante me transperce de part en part et la souffrance me paralyse, me coupe le souffle. Je baisse les yeux vers mon poitrail. S'étalant sur mon plumage immaculé, une étoile rouge étend ses branches autour d'une aiguille métallique poisseuse qui jaillit de moi.

Je me suis empalé.

Cherchant du secours autour de moi, je repère d'autres pieux acérés alignés sur le rebord.

Enfin, mon souffle revient et, la douleur refluant, comme anesthésiée, je perds conscience dans un dernier soupir.

Et je m'éveille dans un cri d'aspiration angoissée, faisant crier mon voisin de siège, qui, mimant l'indifférence, se lève et change de place, me tenant en joue d'un regard en coin.

Je respire vite et fort, essoufflé, et une douleur au côté, brûlante, me fait lever le pull.

Pas de sang, plus de plumes.

Juste un point de côté et, sur la poitrine, un poids à nouveau atrocement pesant.

Je presse le bouton rouge quand je m'aperçois que mon arrêt approche et je me jette parmi la foule pour plonger dans la gueule du métro.

Appréhension en parvenant aux portillons. Je valide mon ticket, franchis la barrière et respire à nouveau, réalisant que le va et vient machinal de ma poitrine s'était donc interrompu.

J'avance vers mon quai parmi les autres usagers impatients qui s'agglutinent au bord de la voie. Je fixe d'un œil morne l'œil noir du tunnel, y guettant la lueur annonçant la poursuite de mon parcours. Mon regard est si figé, ou mes yeux si fatigués, qu'un voile trouble ma vision. Je cligne pour regagner en netteté et vois enfin surgir la rame et ses deux yeux jaunes.

Alors que le train longe le quai en ralentissant, l'homme devant moi plonge tout-à-coup sur les rails et son corps disparaît sous les roues implacables de la machine qui freine de plus belle dans un gémissement atroce qui se mêle aux cris d'horreur de mon voisinage direct, seul témoin de l'abominable scène.

Je ferme les yeux, choqué, puis les rouvre, résigné à me confronter au drame sordide qui vient de se jouer.

Le métro a disparu.

La foule, toujours compacte, fixe comme moi l'entrée du tunnel dans l'attente du train.

Et l'individu au corps déchiqueté par les roues pesantes de métal est de nouveau indemne, debout, à deux pas de moi, regardant lui aussi comme nous vers l'endroit d'où jaillira, d'un instant à l'autre, le monstre salvateur que des crissements lointains annoncent déjà.

Dans mon esprit règne la confusion. Paralysé, j'ignore quoi faire. La fatigue et l'émotion me jouent-elles des tours ? Est-ce une nouvelle vision ?

Comment intervenir ?

Les phares de la voiture de tête faisant leur apparition dans les ténèbres de la galerie, je laisse agir l'instinct.

Je saisis fermement le suicidaire potentiel par l'épaule et le force à se tourner vers moi, quitte à écoper d'un méchant coup de poing s'il me prend pour un cinglé venu l'agresser.

S'il paraît quelque peu surpris, ce sont sa passivité et ses yeux rougis qui me frappent le plus.

Cet homme est au bout du rouleau.

Ses yeux me fixent mais son regard me traverse, noyé dans un chagrin sans fond qui trouve en moi un écho jumeau.

Tandis que les wagons s'immobilisent le long du quai et que la foule s'y embarque, dût-elle pour cela s'entasser jusqu'au plafond et empêcher de descendre ceux qui cherchent vainement à s'en extirper à contre courant, j'entraîne mon suicidé en sursis vers un banc anti-clochard sur lequel nous prenons chacun un siège froid et dur.

Mon regard ne quitte pas le sien tandis que le silence s'installe sur le quai déserté.

Progressivement, ses yeux semblent accommoder et il paraît enfin me remarquer. Observant lentement la scène autour de nous, il se relève enfin, comme freiné par tout le poids du monde sur ses épaules.

Je le rattrape par la manche et le fais se rasseoir de force à mes côtés.

Enfin, il accuse ma présence.

- Pourquoi ?

Ma question, posée doucement après un silence scrutateur des deux côtés, lui fait baisser les paupières et une grimace de souffrance passe sur ses traits. Il se frotte le visage puis me regarde à nouveau.

- Pourquoi quoi ?

Il feint l'ignorance. Mais peut-être ignore-t-il vraiment tout des intentions qui l'animaient dans ma vision ? Je dois établir le contact avec lui si je veux éviter qu'il se jette sous un autre train sitôt que j'aurai le dos tourné.

- Pourquoi vouliez-vous vous jeter sous ce train ?

Il plante à nouveau son regard loin, très loin de moi, et un frémissement court le long de son menton et de sa bouche. J'en profite pour le détailler en attendant qu'il revienne vers moi. Quinquagénaire de taille moyenne, plutôt fluet, les cheveux bruns grisonnants, il arbore un visage qui concentre en lui toute l'intensité de sa personnalité : des sillons profonds inscrivent dans sa chair la richesse et la force de ce qu'il a traversé, tandis que ses yeux gonflés, rougis et secs, clament brutalement la puissance d'une souffrance qui a soufflé la dernière étincelle d'espoir. Ses vêtements défraîchis empestent et ses mains tremblent sur ses cuisses, tressautent comme je me représente un condamné à la chaise électrique.

- Ça vous r'garde pas.

La voix est rauque mais à peine un murmure, le regard toujours distant. Je pose une main, doucement mais fermement, sur les siennes dont les spasmes s'accentuent.

- Bien au contraire.

Malgré la spontanéité de ma réponse et son invraisemblance évidente, je comprends en la disant que c'est vrai. Confusément, je sens que je suis relié à cet homme, en cet instant.

Pour la première fois de notre relation, il me regarde dans les yeux. Dans les siens, une détresse insondable me renvoie à toutes les horreurs qui ont secoué ma vie, en particulier ces dernières semaines ; dans les miens, il doit reconnaître un camarade de douleur car ses épaules s'affaissent davantage et sa tête s'incline, vaincue.

Il lâche d'une voix brisée et lente.

- J'ai tué ma femme et mes enfants.

J'accuse le coup, sans relâcher sa main, sans marquer la surprise : j'attends la suite.

- Je suis... reprend-t-il avant de s'interrompre.

Je lui presse la main pour l'encourager à poursuivre.

- J'étais chauffeur de bus à la RATP. La ligne 388. Porte d'Orléans-Bourg-la-Reine. J'y étais le jour où ce cinglé a tiré sur ces flics. Je traversais Montrouge avec mon bus.

Il marque un nouveau temps d'arrêt que je respecte, immobile comme la pierre, de peur de briser ce moment fragile.

- Il a déboulé, cagoulé, armé, et il s'est mis à tirer comme un fou vers les agents, dans la foule. J'aurais pu l'écraser comme une merde sur le trottoir et toutes ces vies auraient été sauvées. Mais j'ai eu la trouille !

Sa voix est devenue cassante, haineuse, et il a pour ainsi dire craché son dernier mot, avec mépris. Il secoue la tête, revivant la scène avec une expression de colère épuisée.

- J'ai eu les pétoches comme jamais et je me suis arrêté. Je l'ai regardé sans plus rien dire ni faire. À un moment, nos regards se sont croisés et je m'suis pissé d'ssus comme un môme, comme un rat pris de peur !

Du défi dans la voix et dans les yeux, il m'interpelle.

- J'ai été minable, hein ?

Je repense à ma mort dans la peau d'Ernst.

- Face à la mort, on n'est pas tous des vedettes de cinéma. Le plus souvent, on est moins courageux et moins efficace qu'on aimerait se croire...

Il me scrute à nouveau puis acquiesce imperceptiblement. Il semble que j'aie réussi la deuxième épreuve.

- Les flics ont bouclé le secteur, interrogé tout le monde, puis ils nous ont dit de rentrer chez nous. J'ai ramené le bus au dépôt mais je suis pas rentré.

Il s'humecte les lèvres, déglutit, se racle la gorge. Son regard fuit le mien.

Je presse sa main.

Il ferme ses paupières et reprend.

- J'avais pris l'habitude d'aller prendre un petit canon avec les copains du boulot à la fin de ma journée. Là, j'étais tout seul. Mes gosses étaient à l'école, ma femme à son bureau.

Il crispe les mâchoires et continue.

- J'y suis quand même allé, histoire de pas être seul. Mais on est toujours seul quand on boit.

Il reprend ses mains et se frotte le visage puis, se tenant la tête, penché en avant, il poursuit.

- Il était tôt quand je suis rentré dans ce bar. Il était tard quand j'en suis ressorti. J'étais passé par tous les stades, de la colère contre moi-même à celle contre le monde entier en passant par la peur après coup et la crainte, la honte et la joie d'avoir survécu, le dégoût devant ma lâcheté, l'apitoiement et le désarroi. Une fois dehors, j'étais bien éméché et prêt à rejouer la scène si un terroriste avait l'amabilité de bien vouloir passer par là.

Il secoue la tête au souvenir qu'il me confie, toujours baissé, se frottant vigoureusement les cheveux.

- Et un arabe est passé, avec son pote. Pas de pot pour eux, qui n'avaient rien fait de mal. Pas de pot pour moi, qui n'avais pas vu leurs uniformes. Ou peut-être que si, au final. Peut-être que je voulais chercher les problèmes, être puni pour ce que je me reprochais.

Il se redresse et me regarde à nouveau, un sourire amer déformant ses traits comme une grimace.

- Ils m'ont maîtrisé en moins de deux ! Même pas sûr que j'aie réussi à faire un bleu à aucun des deux ! Pitoyable...

Son regard se fait à nouveau distant et ses épaules et sa voix retombent.

- Au poste, ils ont appelé ma femme.

Il s'arrête.

Pendant le silence qui s'étire alors, pesant, je vois une larme rouler sur sa joue.

- Laurence est partie immédiatement de la maison avec Estelle et Victor. Il faisait nuit. Ils ont percuté un type. Laurence a été tuée sur le coup d'après les médecins. Pour les petits, ça a été plus long.

Sa voix s'étrangle dans sa gorge et je repense à Hilda, ma fille que des SS m'ont prise. Je ressens encore la douleur de sa disparition, un trou purulent dans ma poitrine où pulse une souffrance brûlante. Je revois Adam, sombrant dans les flots noirs, j'entends les derniers cris de douleur de Court-au-vent, je sens l'odeur de la poudre et du sang quand mon village de tipis est devenu charnier.

J'ignore si c'est pour lui ou pour moi, mais la communion de nos traumatismes et de notre souffrance fait que je le prends dans mes bras et qu'il se laisse aller contre moi.

D'abord, un tremblement monte en lui, puis des soubresauts, doublés par des respirations de plus en plus fortes hachées, puis un premier sanglot, rauque, presque un cri, un étouffement, puis un autre, et c'est le lâcher prise intérieur tandis qu'il s'accroche à moi et que je lui frotte le dos en le serrant plus fort.

Autour de moi, je prends conscience des regards qui convergent vers nous sur le quai à nouveau bondé. Je ne sais si c'est notre étreinte ou l'apparent malheur qui nous accable, mais la foule reste à distance respectueuse.

À croire que le drame est contagieux et qu'il convient de s'en tenir éloigné. À leur soulagement évident, un métro les emporte à travers les boyaux de Paris, loin de nous.

Au bout de quelques minutes, les larmes se tarissent et les sanglots s'apaisent. Il se détache de moi, se mouche et garde le silence, peut-être gêné de s'être ainsi laissé aller.

- Merci de m'avoir fait confiance, dis-je pour raffermir notre lien. Vous avez traversé des épreuves terribles et je comprends votre chagrin. Vous avez perdu des êtres chers et rien n'est plus dur. Mais vous êtes vivant, assis en plein Paris sur un siège dur et froid, mais vivant, respirant à pleins poumons un air pollué, mais vivant, un air qui va et vient dans votre poitrine, que vous inspirez longuement et calmement par le nez et soufflez lentement par la bouche, vivant, les pieds plantés dans le sol.

Il hoche doucement la tête avec retard et je poursuis, en ralentissant mon débit.

- Vous sentez sur votre peau le courant d'air qui souffle dans les souterrains ; vous entendez le brouhaha lointain de la foule ; le son de ma voix ; à travers vos paupières closes vous ressentez la température et la luminosité. Vous êtes vivant, pleinement conscient de tout ce qui vous entoure, absolument connecté par vos sens au présent et à la vie. Vous êtes bien.

Je fais une pause histoire d'observer son état. Il dodeline légèrement, le visage détendu, le corps relâché.

- Aujourd'hui est une belle journée et vous allez en profiter. Vous allez parcourir les rues de la ville pour le plaisir de marcher avec la caresse douce du soleil sur votre peau, avec celle du vent dans vos cheveux Vous allez vous nourrir de toute cette vie qui irrigue Paris, vous remplir des sourires, des voix, des parfums, des couleurs. Puis vous rejoindrez un groupe de parole afin de retrouver la compagnie d'êtres avec qui faire du lien, avec qui vous faire du bien. Aujourd'hui est le premier jour d'une nouvelle vie, un nouveau départ. Vous êtes fort et vous allez vivre, recouvrer le bonheur et faire le bien autour de vous pour vous sentir mieux.

Un léger sourire s'esquisse timidement sur ses lèvres.

Je cherche fébrilement dans mes affaires un morceau de papier et un stylo, et j'inscris mon numéro de téléphone que je glisse dans la poche de son manteau.

- Vous avez de quoi m'appeler dans votre poche. Si vous avez besoin d'un ami, téléphonez-moi et je serai là. Maintenant, vous allez remonter à la surface et profiter de cette belle journée.

L'homme frissonne et rouvre les yeux, le regard vague, avant de se redresser doucement puis de partir d'un pas lent vers les escaliers qu'il remonte jusqu'à disparaître à ma vue.

La sirène désagréable annonçant la fermeture des portes du métro me tire de ma fascination et je plonge dans le wagon.

A travers la vitre du battant qui vient de se clore, je fixe la gueule désertée de l'escalier du bout du quai.

J'ai sauvé un homme.

Grâce à ma vision, je l'ai empêché de se suicider.

A l'aide de mes facultés d'hypnotiseur, je lui ai donné un nouveau but pour reprendre sa vie en main.

J'ai sauvé un homme.

Tout ce que je vis depuis deux semaines aurait-il un sens ?

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