VII

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Dans la cabine, proche de Béatrice, je savoure sa présence amicale en silence. Je me rends soudain compte que je souris, d'ailleurs.

Je me sens épuisé par toutes ces émotions et, en même temps, elles m'électrisent et me donnent envie de bouger, danser, courir, crier, bref de vivre pleinement ma vie restée trop longtemps sous camisole.

Je n'ai pas envie de rentrer ce soir.

Ma chambre m'apparaît sinistre.

Ma mère, malgré l'affection que j'éprouve pour elle, a fait de moi un intrus dans sa maison.

Près de Béatrice, je me sens bien.

- Ça te dit de prendre un verre avec moi avant de rentrer ?

Les mots ont franchi mes lèvres avant que la pensée se soit consciemment formée dans ma tête. Je ne les regrette pas mais peine à les assumer. Qu'elle accepte ou non ma proposition, je sens obscurément que ce sera dur pour moi.

Que cette proposition n'est pas anodine et cache sous ses allures de normalité un abîme de conséquences intriquées et complexes qui cascadent dans les ombres de l'avenir.

J'attends en tremblant sa réponse, ne sachant qu'espérer.

Elle ne répond rien, paraît hésiter, consulte sa montre, dodeline de la tête, en proie visiblement à une réflexion qui ne se laisse pas mener avec facilité.

- D'accord, lâche-t-elle enfin, mais pas trop longtemps. Élina va m'attendre sinon.

Sa réponse me procure à la fois une bouffée de joie angoissée et de culpabilité jalouse : certes, elle veut qu'on se tienne compagnie, mais serai-je à la hauteur ? Certes, je la détourne de ses devoirs maternels, mais je n'ai guère quelqu'un sur qui compter ou qui m'attende...

Mes entrailles ne sont plus qu'un nid de vipères en folie combattant contre une colonie de fourmis rouges. Ou quelque chose dans ce goût-là...

Au sortir de l'immeuble, nous obliquons instinctivement vers notre cantine familière mais la trouvons close. Dans ce quartier d'affaires, ils n'attendent visiblement pas de clients après la fermeture des bureaux. Nous poussons jusqu'à la rue suivante dans un silence qui se prolonge et je sens croître une tension. Est-ce que je l'imagine ? Peut-être... Néanmoins, je ressens un violent besoin de le briser par une parole juste qui s'acharne à m'échapper...

- Incroyable, cette journée, hein ?

Une introduction un peu minable, certes, mais il faut bien commencer par quelque chose, non ?

- T'as raison ! Une journée chargée ! Si on m'avait dit ce matin que j'allais participer à un licenciement, au règlement d'un harcèlement sexuel, à un entretien d'embauche et à un rendez-vous de suivi de carrière, j'aurais eu du mal à le croire !

- Tu te sens comment après tout ça ? En ce qui me concerne, je me sens tout emmêlé et lessivé ! Trop d'émotions, trop de réflexions !

- C'est un peu pareil pour moi. C'est la première fois que je me retrouve à exercer autant de responsabilités à la fois et que des adultes dépendent de mes décisions de manière aussi directe. C'est angoissant mais excitant aussi, je dois le reconnaître ! Je ne sais pas si je serai à la hauteur mais je trouve tout ça intéressant et j'ai envie de tenter l'aventure. Pas par fidélité envers Flexiprospect, mais pour moi, pour voir de quoi je suis capable et explorer de nouvelles voies... Bref, je te suis reconnaissante de m'avoir choisie pour t'accompagne dans cette aventure ! J'espère que tu ne le regretteras pas !

- Aucun risque !

Ma réponse, spontanée et irréfléchie, est autant un aveu de mon rôle dans sa nomination que de mon affection un peu plus que professionnelle pour elle. Je me mords la langue : vite, changer de sujet ! Je joue mon joker.

- Tu es prête à gagner ta fille à ta cause ? lui dis-je en lui proposant d'un signe de la main de nous installer à la terrasse d'un café.

Elle m'offre un sourire forcé qu'elle ponctue d'un clin d'œil.

- Grâce à toi oui ! Et puis, avec notre super formation, je suis à la fois capable de gérer ma toute nouvelle paie et manipuler ma fille pour qu'elle veuille ce qui m'arrange ! Tu préfères pas qu'on s'installe à l'intérieur ?

Je me revois poussant des cris de femelle effarouchée en sautant grotesquement derrière une table pour échapper à un ridicule basset...

J'acquiesce et la suis à l'intérieur.

En sirotant nos boissons, nous échangeons nos impressions sur la journée, rejouant les moments forts pour les assimiler, les commentant pour les comprendre.

La demi-heure est vite écoulée et un regard à sa montre pousse Béatrice à mettre un terme à ces agréables prolongations.

Je la regarde s'éloigner avec amertume. On dirait que la joie et le plaisir éprouvés auprès de Béatrice n'étaient qu'un soufflé trompeur que son absence a tout-à-coup crevé pour découvrir sous le relief prometteur un abysse de fiel et d'acide.

Je reste un moment ensuite à m'absorber dans la contemplation du résidu fadasse qui tourne au fond de mon verre, comme un siphon aspirant toutes mes pensées positives pour les éteindre dans un jus brun et glacé qui n'a plus rien à voir avec le coca pétillant et plein de vie que je savourais il y a si peu de temps en compagnie de Béatrice...

Le serveur vient me sortir de ma neurasthénie en me demandant de passer commande ou de libérer la place. Et je constate en effet que le lieu s'est considérablement peuplé et que mon air affable semble mettre les autres consommateurs mal à l'aise... Je règle les deux consommations et sors traîner mes pieds dans les halos orangeâtres des lampadaires.

Je rentre au radar, trop plein de moi pour laisser entrer quoi que ce soit d'autre du monde extérieur.

Lorsque je pénètre dans la grande maison où m'accueillent les voix fausses d'une émission télévisée de divertissement, ma mère se lève pour venir à ma rencontre.

- Ça va ?

Je hoche la tête, taciturne.

- Dure journée ?

Je n'ai pas envie de me conduire comme un ado ingrat qui fait payer à sa mère qui ne peut déserter ses frustrations de la journée. Pourtant, sa volonté affichée de continuer sa route sans moi a éveillé en moi le désarroi de l'enfant qui craint l'abandon, et le tournant singulier que prend ma vie me remplit d'angoisse qu'il me faut décharger. Or, je ne vois pas comment les confier à quiconque... Me restent le mutisme et l'agressivité.

Et je suis bien trop crevé pour me mettre en rogne.

- Ça a été mais je suis vanné. Désolé, dis-je en guise de piteuses excuses.

Pitoyable fuite, certes, mais sincère désolation.

Et j'entame l'ascension de mon Everest domestique pour sombrer dans l'oubli d'un sommeil salvateur.

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