VIII

10 minutes de lecture

- Dépêche-toi Samba ! Je ne peux pas être en retard ! Chantal s'est portée garante pour moi auprès de madame Forbes et je dois lui faire honneur.

Je m'accroche au sommeil, incapable d'envisager même d'ouvrir un œil.

C'est sans compter la détermination de ma mère qui m'arrache la couverture et me jette au visage un verre d'eau glacée qui me fait me dresser dans un grand cri.

- Puisque tu as commencé, achève de faire ta toilette et mets tes draps à sécher. Si tu fais assez vite, tu auras peut-être le temps de manger quelque chose !

Impossible de lui résister ! Je pousse un soupir indigné le moins audible possible, mais je ne peux esquiver l'éponge glacée qui vient m'exploser à la tempe en faisant ruisseler de nouveaux filament gelés sur mon torse encore sec. Je hurle de surprise et de froid et file m'exécuter sans demander mon reste !

Hélas, quand je suis habillé de propre, je constate que ma mère a déjà enfilé son manteau et m'attend avec impatience, la main sur la poignée de la chambre miteuse que nous venons de louer à Greenville.

Mes épaules s'affaissent, résignées à ne pas être soutenues par un estomac plein. Je traîne les pieds derrière ma mère.

Dehors, la nuit a semé des étoiles partout dans le ciel et le soleil ne les éclipse pas encore. L'air frais se change en brouillard mouvant sous l'action de mon souffle, ce que n'arrange pas l'essoufflement qui me gagne à trotter derrière ma mère qui se presse à travers les rues endormies. Quelquefois, dans ce monde d'ombres silencieuses qui précède l'éveil du chant des oiseaux et du soleil, l'une d'entre elles salue poliment ma mère.

D'autres nègres comme nous qui préparent la journée des blancs.

Bientôt, les champs prennent la place de la ville et les plants de coton forment une mer obscure où la brise nocturne fait danser des vagues chuchotantes. Je reste dans le sillage de ma mère sur le chemin de terre battue, enfonçant mon poing dans mon flanc pour apaiser la douleur de mon point de côté et tâchant d'approfondir mes inspirations pour l'éliminer.

Je sais bien que ce travail est important pour maman, surtout depuis que papa est parti, et qu'il nous assurera le couchage et le couvert... Maman me l'a expliqué une dizaine de fois. Mais l'idée de travailler à la façon des esclaves me déplaît. Partout dans le pays, des noirs font fortune comme des blancs !

Des hommes.

Ma mère n'est qu'une femme, une fille-mère célibataire sans personne qui la protège.

Et avec un enfant qui pèse sur ses bras sans encore servir à grand chose.

J'ai conscience de tout ça mais refuse cette fatalité de tout mon être indigné !

Cependant, je m'efforce de ne pas me laisser distancer par ma mère. Que pourrais-je faire d'autre pour ne pas compliquer sa vie.

Quelques semaines plus tôt, alors que nous vivions encore à la cabane du fond des bois, elle m'avait montré deux plantes presque identiques.

- Si tu broies celle-ci et la donnes en infusion à quelqu'un en proie à la fièvre qui fait cracher le sang, le malade souffrira mille tourments pendant deux jours, vomira et se videra par le bas dans des douleurs terribles. Mais il guérira s'il est fort. Avec l'autre, avait-elle continué en me montrant la seconde plante, il cessera immédiatement de souffrir et s'endormira comme un bienheureux pour ne plus jamais se réveiller.

Elle m'avait longuement regardé pour voir si je comprenais. Je sentais confusément la gravité du moment et l'essentialité de la leçon, mais son sens m'échappait.

- Dans la vie, avait-elle repris, il y a des moments désespérés où on croit qu'il ne sert plus à rien de se battre pour rester vivant. Et, parfois, on a raison. Le plus souvent, le désespoir est passager et le temps qui passe nous réserve des solutions auxquelles on n'a pas pensé. Mais, dans la plupart des cas, la décision est difficile et la bonne ou la mauvaise voie sont aussi difficiles à distinguer que ces deux plantes jumelles aux effets radicalement opposés.

Devant mon désarroi et mon angoisse apparentée, elle m'avait souri.

- Je vais t'apprendre les plantes, mais la vie t'apprendra les hommes parmi lesquels nous allons retourner. L'hiver vient, tu grandis, et on ne peut plus continuer à vivre comme des animaux au fond des bois. Chantal, que tu connais, peut me recommander chez sa maîtresse. Nous y aurons une vie plus douce et tu y trouveras ce qu'un garçon de ton âge doit connaître.

- Maman, avais-je dit tout bas, la gorge nouée, comment je saurai quel choix je dois faire si c'est si dur ?

Elle m'avait caressé la joue de sa main calleuse et tapoté le crâne.

- Connais les plantes et les hommes : ton coeur te montrera le bon chemin.

Nous n'avions plus abordé cette discussion mais ma formation avait commencé, laborieuse et austère, et les bleus sur ma peau m'avaient aidé à mémoriser des dizaines de plantes et leurs propriétés. Puis nous étions partis pour Greenville.

Et nous marchons désormais dans la pénombre grisâtre de l'aurore, l'horizon rosissant dans notre dos, noircissant peu à peu nos ombres qui se précipitent au devant de nous vers le domaine des Forbes.

Bientôt, rougie des ors sanglants de l'aube, la demeure Forbes nous domine de son impérieuse et inévitable masse. Ma mère m'entraîne vers l'arrière et frappe à une belle porte blanche à travers les vitres desquelles une vive lumière perce pour étaler sur le perron une flaque de soleil où s'effacent nos ombres.

Dans l'encadrement s'imbrique une silhouette massive qui obture la lumière et nous ouvre, faisant au passage teinter les notes cristallines d'un carillon de cuivre fin.

- Chantal ! s'écrie ma mère. Comment tu vas ma belle ?

- Très bien ! chuchote-t-elle avec enthousiasme. Et vous ? Vous avez fait bon voyage ?

Ma mère acquiesce et Chantal nous introduit dans la plus grande pièce que j'aie jamais vue. Et je manque en tomber à la renverse quand je réalise qu'il ne s'agit que de la cuisine ! Qui peut avoir besoin d'une cuisine grande comme une clairière ?

- Venez manger un petit quelque chose. Madame Forbes vous recevra après son petit déjeuner.

Chantal nous installe à une grande table occupant le centre de la pièce et dépose devant nous deux bols fumants remplis d'un liquide boueux au parfum sucré et appétissant. J'y trempe les lèvres avec prudence pour ne pas me brûler. Dans ma bouche éclate une tempête de saveur qui me bouleverse.

- Qu'est-ce que c'est ? je laisse échapper, extatique.

- Du chocolat, mon p'tit, me répond Chantal. Tu n'aimes pas ?

- Si ! je rétorque, des larmes de bonheur roulant sur mes joues. C'est la meilleure chose que j'aie jamais bue !

Je me jette à nouveau sur le bol, tant de faim que de désir de sentir à nouveau l'explosion de chaleur, et je me brûle sans pour autant cesser de boire le divin breuvage !

Chantal me tapote doucement le crâne et je vois du coin de l'œil ma mère baisser les yeux sur son bol et commencer doucement à le boire.

Suivent des pancakes chauds dégoulinant de beurre et de confiture.

Je mange comme je n'ai jamais mangé d'aussi loin je ne me rappelle ! Très vite cependant, je dois m'interrompre, au bord de la nausée, le ventre pris de crampes. Je m'avachis contre mon dossier dans un gémissement plaintif en me tenant l'estomac et Chantal se met à rire doucement. Avec retard, j'entends le rire forcé de ma mère se joindre au sien et je souris malgré la douleur.

Ça ressemble au bonheur...

Chantal nous verse ensuite de l'eau chaude dans une petite bassine et, nous tendant un linge gris, nous invite à nous débarbouiller. Surtout moi, évidemment.

Une jeune fille vient informer Chantal que madame Forbes vient d'achever de se préparer et souhaite rencontrer madame N'Diaye.

Ma mère se redresse fièrement et, même si je distingue derrière sa noble assurance les rides de l'âge et l'anxiété, j'admire sa prestance et son courage dans les épreuves.

Elle s'approche de moi et rajuste le col de ma chemise.

- Tiens-toi bien, me rappelle-t-elle simplement avant de me tourner le dos pour suivre Chantal vers le coeur du bâtiment. Je leur emboîte le pas, nerveux mais ébloui par la taille des autres pièces, plus grandes encore que la cuisine, et par le luxe de la décoration.

Partout, des peintures aux murs, des lustres étincelant au plafond, des meubles de bois imposants dont les vitrines éclatantes laissent découvrir des trésors de vaisselle d'argent et de porcelaine !

Les yeux écarquillés sur ce qui m'entoure, je percute ma mère, qui s'est arrêtée.

Mon regard revenant à ce qui nous fait face, je découvre une reine sur son trône, couronnée d'une chevelure blonde et drapée d'une ample robe blanche. Elle est magnifique !

Alors que je la contemple de tous mes yeux, la bouche grande ouverte de stupeur, un petit rire attire mon attention.

Aux pieds de la reine est assise une réplique miniature aux yeux verts lumineux tenant dans ses bras une poupée aux joues roses.

Je me rapproche de ma mère et, m'agrippant à sa main sans quitter ma vision fantastique du regard, je murmure :

- Maman ! Est-ce que c'est un ange ?

La reine se met à rire et l'ange l'imite, la musique de ces deux chants me bouleversant.

C'est alors que la poupée se met à hurler et que je découvre qu'il s'agit en fait d'un bébé. Une ombre de contrariété passe sur le visage de la reine tandis que l'ange se met à bercer le poupon en colère.

- J'ai commencé l'aménagement d'un jardin d'agrément près de la maison et je veux y installer un potager et un carré de simples, explique la reine sans préambule. On m'a dit que vos connaissances conviendraient parfaitement à mon désir de faire de ce lieu un espace que m'envieront toutes les femmes de la région. Est-ce le cas ?

Ma mère glisse un regard vers Chantal, qui lui fait signe du menton de répondre. Pour ma part, je peine à quitter l'ange des yeux.

- On vous a bien renseignée. Je connais effectivement les plantes et sais réaliser des remèdes. Je sais également en faire pousser et en cuisiner une grande variété.

Le bébé, qui s'était un peu apaisé sous les soins de la petite fille, reprend ses cris de plus belle lorsque celle-ci s'interrompt pour me sourire.

- Sophia ! cingle la reine. Ramène Peter dans sa chambre et occupe-t-en !

Sophia ! L'ange s'appelle Sophia ! Mon émotion est de courte durée car la petite fille, obéissante, disparaît dans un escalier avec son petit frère.

- Très bien dans ce cas, conclut la reine avec un geste nonchalant de la main pour nous chasser comme on chasse une mouche importune. Chantal, conduisez votre amie à monsieur Mills qui va s'occuper de les introduire au domaine.

- Bien, madame, répond l'intéressé dans une révérence.

- Merci madame, l'imite ma mère en la suivant.

- Au revoir madame, dis-je en courant derrière elles, tout empli de l'image du petit ange blond et de la musique de son rire.

Dans la cuisine de nouveau, Chantal parle à l'oreille de ma mère mais s'interrompt presque aussitôt dans un sursaut au carillon de la porte qui s'ouvre sur un blanc efflanqué, au visage émacié et dont le chapeau de travers jette une ombre sur son faciès nerveux où luisent deux yeux méfiants. Quelques mèches filasses d'un brun grisonnant s'échappent de son couvre-chef. À la ceinture qui retient son jean élimé, un fouet est roulé et attend patiemment le bon vouloir de son maître. De l'autre côté, un révolver.

Son regard glisse sur moi sans s'arrêter, s'attarde en se durcissant sur Chantal, puis s'immobilise sur ma mère, qu'il examine longuement.

Un silence tendu s'abat sur la cuisine et personne ne bouge plus. J'observe ma mère pour tenter de comprendre la situation. Elle s'est redressée, belle farouche, fière, et elle a planté son regard dans celui de l'homme.

Une forte odeur de tabac à envahi l'espace.

- Qui qu'vous êtes, les négros ? jette-t-il sèchement en laissant échapper des volutes de fumée évanescentes.

Chantal s'avance.

- Bonjour monsieur Mills, dit-elle en baissant le regard. Je vous présente la nouvelle servante de madame, qui aura la charge de son jardin. Elle voudrait que vous les conduisiez à leur logement et que vous leur fassiez visiter le domaine.

Ses yeux transpercent Chantal, qui recule, et reviennent sur ma mère après m'avoir fait fuir derrière elle pour lui échapper.

- Allons-y, ma belle ! J'vais t'faire faire le grand tour !

Et alors que Chantal s'apprête à prendre la tête du cortège, Mills l'en dissuade en posant sa main sur son fouet.

- Pas toi, la négresse ! Tu restes dans ta cuisine ! Toi, dit-il en désignant ma mère sans lâcher son fouet de son autre main et avec un sourire mauvais, suis-moi !

Et nous quittons la relative quiétude de la cuisine pour l'aube enténébrée de notre premier jour chez les Forbes.

Nous suivons l'homme à travers un champ de coton et parvenons au bout d'une assez longue marche à un amas de cabanes.

- Vous êtes chez vous, dit Mills en désignant l'une des plus branlantes. Maintenant, ajoute-t-il en attrapant ma mère par le bras, viens un peu par là que je te fasse les honneurs du domaine !

Et alors que je fais mine de les suivre, une giffle violente me projette au sol.

- Toi, p'tit singe, tu restes ici ! Ta maman et moi avons à faire !

Ma mère tente de m'aider à me relever ; Mills la tire en arrière et attrape le manche de son fouet.

- Laisse ton p'tit, ma belle, on n'a pas besoin de lui là où on va et y pourrait lui arriver des bricoles si vous n'êtes pas sages, tous les deux...

Ma mère interrompt alors son geste et, épaules basses et yeux voilés, m'ordonne de l'attendre dans la cabane.

En les regardant s'éloigner, des larmes roulant sur mes joues d'enfant dépassé, je repense à la dure leçon que ma mère m'a donnée sur les choix impossibles et les souffrances nécessaires.

Mais mon coeur, lui, souffre sans savoir si la route que nous entamons aujourd'hui nous mènera vers la vie ou vers la mort.

Et tandis que je contemple le soleil qui achève de se lever, je revois en pensée le petit ange blond de tout à l'heure.

Sophia, je me remémore dans un léger sourire mouillé de larmes en pénétrant, seul, dans la cahutte branlante.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Quatseyes ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0