V

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Un licenciement !

Nous qui y avons échappé de justesse, nous allons devoir nous débarrasser d'un pauvre type qui n'en sait encore rien ? L'idée nous révulse et nous nous forçons à ouvrir le dossier à la recherche d'une justification à cet acte de barbarie sociale auquel nous allons nous livrer en rejetant cet homme sur le trottoir sous le sceau de l'infamie professionnelle.

Vingt-quatre ans et en poste à la prospection depuis trois ans, il se distingue dès les premiers mois par des résultats particulièrement performants. En charge de vendre des abonnements à des magazines, il est rapidement installé à un service plus rentable : les assurances. Là, il se distingue à nouveau par son excellent taux de placement, notamment chez les femmes et les personnes âgées. Puis ce sont les premières résiliations problématiques : certains clients rappellent, souvent avec le soutien d'un tiers moins influençable, en prétextant des pressions illégitimes de la part du vendeur, des procédures de vente forcée, voire des mensonges.

C'est là que la surveillance du bureau de la qualité a commencé de manière plus systématique. Le constat est sans appel : approche agressive pour forcer l'acceptation du client, recours à des menaces voilées pour rendre attractifs les produits de prévoyance, dissimulation ou déformation d'informations pour influencer le choix des clients, usurpation subtile d'identité afin de passer pour un intermédiaire connu et ainsi abuser de la confiance des plus naïfs, harcèlement téléphonique... Bref, des procédés illégaux et immoraux très largement plébiscites par les sous-chefs avec leurs harangues motivationnelles et les primes au rendement. Mais Joseph Musso manque de subtilité et se montre trop agressif, allant de plus en plus loin.

La semaine dernière, il est allé trop loin : il a insulté un client qui lui résistait et l'a menacé de représailles. Le client a porté plainte, évidemment. Et c'est là que nous intervenons.

Bien sûr, Musso est allé trop loin et s'est comporté comme un sale type : il mérite absolument d'être licencié ! Mais une part de moi sait bien que c'est Flexiprospect qui a fait de lui ce prédateur commercial, heureux d'engranger de plus gros profits en écrasant plus fortement des proies innocentes, qui a encouragé sa violence par l'appât du gain. Mais Musso s'est fait avoir par ce système pervers et Flexiprospect doit désormais s'en défaire pour protéger ses arrières. Cohérent. Puant, mais cohérent.

Je tâche de chasser toute identification, toute compassion. On a aussi voulu que j'agisse ainsi, et j'aurais pu finir dans la même posture que lui. Mais j'ai décidé de ne pas vendre mon âme au dieu Profit. Et ça m'a porté préjudice d'une autre manière. Mais ce n'est pas ça qui m'a fait me regarder de travers dans ma glace ! J'ai tenu bon un cap moral, compatible avec mes principes, et ce boulot n'a pas contribué à dégrader l'image que j'avais de moi-même.

- Qu'est-ce que t'en penses ?

Béatrice lève les yeux des feuillets pour me répondre.

- Il m'a l'air d'être un beau salaud.

Fronçant les sourcils, elle tourne précipitamment les pages, à la recherche d'une info précise.

- Tu as remarqué que sa promotion fait directement suite aux deux premières réclamations mais qu'il n'a été surveillé qu'à partir de la septième ?

Je vérifie l'info, singulière, et qui m'a échappé. Et qui est vraie. L'entreprise a cautionné, voire valorisé les méthodes de Musso.

- Tu as raison. L'entreprise est en cause, directement.

- Tu crois que Schmidt s'en est aperçu ? me demande-t-elle, apparemment soucieuse.

- Tu crois que quelque chose peut lui échapper ? je rétorque avec un sourire navré, sérieusement douché dans mon assurance par les critiques répétées d'André.

Elle a un petit rire nerveux.

- Dure journée, hein ?

Nos regards se croisent durant quelques instants, comme branchés, et un courant électrique me parcourt, me hérissant le poil tout le long de la colonne vertébrale.

Et je bascule dans une vision.

L'herbe ondule autour de moi jusqu'à l'horizon et j'ai la sensation de flotter sur l'océan, ou de voler au-dessus des nuages.

Mais mes pieds sont fortement ancrés dans la terre tendre qui nourrit la vie de la plaine.

Les mains douces du vent caressent mon visage tandis que le soleil dans mon dos éclaire le paysage.

Ce soir, je serai un homme.

A condition que je prouve ma valeur de chasseur.

Enfin, après des heures d'attente, ma patience est récompensée : le dos d'un bison émerge des hautes herbes, à une heure de marche. Je raffermis ma prise sur ma lance, replace mon arc et mon carquois sur mon épaule et, luttant contre le fourmillement qui menace de faire ployer mes jambes, j'avance à pas discrets, dissimulé par la végétation et prenant garde de ne pas faire de bruit. Je m'attache à rester dans le soleil et contre le vent tandis que je m'approche de l'animal.

Broutant l'herbe tranquillement, l'énorme animal ne me repère pas. Excité et orgueilleux à l'idée de la proie que je vais rapporter au camp, je m'approche, décidé à montrer mon courage en plantant ma lance dans ce mâle imposant, symbole de puissance virile qu'il me conférera.

Et que Ruisseau Chantant ne manquera pas de voir en moi.

A quelques mètres de la bête, j'arme mon bras. Je ferme les yeux un instant, les rouvre et me mets à courir vers elle pour prendre de l'élan. Alerté par le bruit de ma course, l'animal se retourne vers moi et me charge. Sans que je comprenne ce qui m'arrive, ma lance qui pointait vers le flanc du bison se trouve déviée par l'une de ses cornes et m'échappe tandis que l'autre, dans le même mouvement, me perce le ventre et me soulève. J'ai à peine le temps de sentir l'atroce déchirement de mes chairs que l'impact avec le sol me fait perdre conscience.

Quand je rouvre les yeux, je suis debout, la lance à la main, à quelques mètres de l'animal.

Une vision. Ma première.

Je baisse mon arme et réfléchis un moment, figé comme la pierre. Comprenant vite le caractère prophétique de ma vision, je suis tenté de m'enfuir. Mais la honte et l'image de certains yeux noirs me retiennent. Je m'accroupis en silence et dépose ma lance au sol. Je saisis mon arc, une flèche, et j'encoche. Me redressant prudemment, je tends la corde et tâche, comme mon père me l'a appris, de ne faire qu'un avec mon projectile. Visant le cœur du monstre entre ses côtes saillantes, je tends la corde à se rompre et retiens ma respiration.

Et je relâche tout.

Un rugissement bestial se fait entendre, qui me donne envie de me boucher les oreilles, et ma cible se met à ruer, rendue folle par la douleur.

J'ai manqué son cœur.

Dans ses efforts pour se libérer de ce qui le blesse, le bison se retrouve face à moi, à une vingtaine de pas, écumant une bave rougeâtre, les yeux déments. Et il me charge.

Puisant dans des réflexes que j'ignorais avoir, je me baisse vivement, attrape ma lance, en plante la base dans le sol meuble et pointe le bout perçant en direction du poitrail de l'animal.

Et j'attends.

Le temps semble soudain figé. J'entends le tonnerre des sabots qui fait trembler mon coeur comme à travers plusieurs longueurs d'eau.

Mais pas ma main.

Je distingue dans le regard de l'animal une folie instinctive dénuée de peur : il n'est plus qu'une machine à tuer lancée au galop et projetant le poids de plusieurs chevaux sur la frêle charpente d'un enfant de quatorze ans.

Comme je l'ai vu faire par d'autres chasseurs, j'attends l'instant exact de l'impact.

Au moment où la peau de la bête effleure la pointe effilée, je bondis de côté dans une chute désespérée, roulant sur moi-même plusieurs tours avant de m'arrêter, haletant, dans un silence de mort.

Je me relève, endolori, et m'approche avec circonspection de l'animal. Mon trophée gît, immobile et énorme, la pointe de ma lance ensanglantée dépassant de son échine.

Je reste stupéfait par ma chance, quand ma survie n'a tenu qu'au fil ténu d'une vision de dernière minute.

Après la stupeur, joie et fierté déferlent en moi, sous les acclamations imaginaires des filles et des garçons de la tribu, les félicitations admiratives des hommes et des femmes et, m'attendant devant la tente du chef, ses enfants tout sourires : mon ami Bison Vigilant et sa soeur, Ruisseau Chantant, à côté de mes parents irradiant la satisfaction.

- Baptiste ? Baptiste !

La voix de Béatrice me ramène au présent, confus et l'esprit empêtré de ma vision gigogne.

- Ça ne va pas ?

- Si ! Si ! mens-je effrontément. Je réfléchissais juste à l'entretien.

- Et alors ?

Son visage me fixe intensément, attendant la révélation annoncée.

- Je pense qu'on devrait aborder ce problème avec André quand il reviendra.

Pas renversant comme scoop, mais c'est tout ce qui me vient à l'esprit après ma périlleuse séance de chasse au bison en bureau.

D'ailleurs, on est un peu dans le prophétique puisque le bien nommé fait à nouveau son entrée parmi nous, un ordinateur portable sous le bras.

- Alors ? lance-t-il sans préambule.

Béatrice m'incite à parler d'un signe de tête.

- Nous pensons que ce monsieur... Musso ! je débute en peinant à retrouver le nom. Eh bien, nous sommes d'accord sur le fait qu'il mérite son licenciement. Mais nous pensons également qu'il y a un risque pour l'entreprise.

Je regarde Béatrice pour sonder ses intentions, mais elle m'incite à poursuivre ainsi.

- A quel risque pensez-vous ? me relance André.

- Nous avons remarqué que des plaintes avaient déjà été déposées contre lui avant sa promotion. Ses supérieurs avaient donc connaissance de ses abus et ils les ont tolérés, voire encouragés via sa promotion ! Il doit pouvoir nous extorquer de sacrées indemnités de licenciement avec ça ! Voire même le faire invalider, non ?

André nous jauge, suspicieux, comme guettant un coup fourré. Visiblement, il s'interroge. Et ça a l'air d'être sur nous. Mais j'ignore si c'est bon ou mauvais signe...

- Monsieur Musso ignore ces plaintes, reprend-t-il enfin, d'une voix basse, presque grondante. Tant qu'il est notre employé et qu'il agit sous couvert de ses missions chez nous, nous le couvrons et faisons écran entre les procédures qui l'incriminent et lui-même. C'est pourquoi il ignore que ce licenciement se fait en amont d'un procès qui porterait à sa connaissance l'ensemble des pièces en notre possession.

André fait une pause, sans nous quitter de ses yeux de fouine qui, pour l'occasion, rappellent plus le prédateur redoutable que le gentil animal rusé.

- Et il doit en demeurer ainsi. Me fais-je bien comprendre ?

Soudain, comme s'il venait de trouver l'interrupteur dans mon cerveau ramolli par trop d'idées noires et de pensées troubles, la lumière se fait pour moi sur son propos jusque là crépusculaire. Il craint que nous ne nous alliions avec Joseph Musso pour saigner l'entreprise !

L'idée est tentante, l'espace d'une pensée fugace et revancharde, mais l'individu ne m'est pas sympathique et je ne vois pas bien ce que j'aurais à y gagner. Avec ma voisine, nous nous consultons du regard, entre indignation et confusion.

André nous apparaît maintenant bien moins sympathique à nous montrer son côté sombre de directeur manipulateur au lieu de son masque de professeur...

- Nous n'avons aucune intention de nous saborder pour un requin qui a nagé en eaux troubles ! s'emporte Béatrice, yeux froncés et joues rosies d'indignation.

Schmidt nous dévisage encore un moment, puis acquiesce enfin en se décontractant.

- Je sais, dit-il simplement.

Agacé par la suffisance sibylline de son verdict, je ne peux me contenir.

- Que savez-vous donc ?

- Je sais que vous n'allez pas vous ranger du côté de Musso. Vous, monsieur Roths, parce que vous vous êtes nettement placé, tout à l'heure, contre cet employé en utilisant le mot "nous" pour faire corps avec notre compagnie, et vous, madame Rézon, parce que de la même manière vous vous êtes solidarisée avec votre collègue. Néanmoins, je me devais d'être clair et de vous sonder au vu des circonstances.

- Quelles circonstances ? l'interroge sèchement Béatrice, toujours pas complètement descendue de ses grands chevaux.

Schmidt nous regarde tour à tour en s'humectant les lèvres, comme cherchant à nous évaluer, encore et toujours.

- Je sais que votre promotion n'a pas été obtenue de manière régulière et que votre engagement dans l'entreprise est douteux. Mais je cerne aussi chez vous, malgré l'irrégularité de votre avancement, une certaine honnêteté qui plaide en faveur de votre sérieux professionnel comme en celle d'un devoir de réserve essentiel pour le cas où l'on voudrait exiger de vous un peu plus que ce qui est déterminé par votre contrat.

Il s'interrompt, attendant une réponse qui ne vient pas. Si son analyse nous contrarie car on n'apprécie guère en général qu'un supérieur fasse preuve à la fois de tant de lucidité et de franchise, elle ne nous semble pas appeler de commentaire.

- Mais je pense pouvoir vous faire confiance dans ce cadre. Je vous laisse assister à l'entretien mais vous n'interviendrez pas. On m'a demandé de vous former et je ferai au mieux. C'est entendu ?

Nous acquiesçons, contrits par tant de suspicion. Infondée ? Peut-être pas tout à fait... Mais, enfin, nous n'avons encore rien dit ou fait qui nous fasse passer pour des saboteurs ? Des arrivistes manipulateurs, à la rigueur, je veux bien le concéder au nom d'Hinergeld et de son plan social sabordé.

Schmidt reste encore un moment debout, face à nous, en silence, à nous jauger. Enfin, quand la tension devient palpable, il vient s'assoir entre nous en installant son ordinateur et le grincement de son siège trouve un écho crispant dans le triple coup sec qui ébranle la porte.

- Monsieur Musso, fait la secrétaire, dans un courant d'air, avant d'enfermer avec nous un jeune homme à la carrure d'athlète.

Le cheveu et l'œil noirs, les sourcils et la mâchoire dessinés à la hache, la démarche prédatrice, c'est une incarnation de la violence moderne qui s'avance, conquérante, dans un costume trois pièces impeccable, et qui s'assied en égal face à nous.

- Messieurs, opine-t-il rudement à notre attention. Madame, lance-t-il à peine moins brusquement à Béatrice, mais son regard qui glisse avec calcul sur son corps avant de s'en désintéresser avec mépris achève de me ranger indéfectiblement, sinon du côté de Schmidt et Flexiprospect, du moins contre Musso.

Ce type transpire le danger.

- Monsieur Musso, rétorque Schmidt, froidement professionnel, ce dont je lui sais gré. Je vous ai fait venir aujourd'hui pour faire le point sur vos états de service.

Musso se laisse aller à un sourire suffisant, sûr de lui et de son irremplaçabilité.

- Depuis trois ans que vous êtes parmi nous, vous avez fait montre d'une efficacité redoutable pour placer les produits qui nous sont confiés auprès des clients que nous prospectons. C'est pourquoi vous avez connu plusieurs changements de poste : afin d'utiliser au mieux vos apparentes compétences.

Intérieurement, je siffle d'admiration devant André qui manie à la perfection une langue ambiguë capable de concilier à souhait la mise en confiance d'un sujet et l'abord d'une décision lourde de conséquence. Et j'admire d'autant plus le fait qu'il joue à cela avec un type que ne renierait pas la mafia !

- Or, nous avons récemment appris à quoi vous deviez l'excellence de vos résultats. Souhaitez-vous vous en expliquer ?

Musso semble tiquer. L'évocation d'un événement récent le rend méfiant.

- Je fais au mieux de mes capacités pour l'entreprise. Je remplis les missions qu'on me donne.

Sobre. Superficiel et vague. Je me demande comment André va poursuivre.

- Des clients se sont plaints que vous vous montriez agressif, insultant, voire même menaçant.

Musso se redresse, le rouge aux joues, les narines frémissantes.

- Qui sont ces menteurs qui déforment mes paroles ? Je suis sûr qu'ils ne cherchent qu'à manœuvrer à l'américaine pour obtenir de l'argent sans travailler, quitte à ruiner la carrière de pauvres types comme nous !

Ma foi, le bougre a de la répartie !

- Nous avons, suite à ces plaintes, procédé à une surveillance de votre téléprospection, comme votre contrat nous y autorise. Il ne fait aucun doute que vous abusez de votre position et des informations clients à notre disposition pour faire pression sur eux et les menacer. Nous avons confirmé votre agressivité sur plusieurs appels et constaté également des propos injurieux. C'est sans contestation possible de votre part.

Musso roule des yeux fous, se démenant pour trouver une échappatoire.

- Mes supérieurs connaissent très bien mes méthodes et m'ont promu pour elles ! Mes collègues les connaissent également et certains me copient même pour améliorer leur efficacité ! Je suis un atout reconnu dans cette boîte ! s'emporte-t-il enfin, outré qu'on puisse lui faire le reproche de manquer de compétence en la matière.

- Quels sont les collègues qui copient vos méthodes ? Pourriez-vous les nommer que je puisse en parler avec eux ?

Musso s'apprête à parler mais s'interrompt, bouche entrouverte. Il la referme et réfléchit.

- Qu'ai-je à gagner si je vous dis qui m'imite ?

L'air froid et calculateur de Musso me donne froid dans le dos. Alors que je le croyais sanguin et proche de l'explosion, le voilà désormais faisant preuve d'un sang-froid tout reptilien...

- Vu ce qui vous est reproché, monsieur Musso, votre départ n'est pas négociable. Votre comportement a nui et nuirait bien trop à l'image de notre société auprès de nos partenaires et clients. Il est indispensable que nous supprimions de nos effectifs les agents douteux, dont vous êtes pour l'instant le seul identifié. Néanmoins, si vous acceptiez de coopérer au repérage des autres agents n'ayant pas un comportement adapté à l'étiquette de notre entreprise, je suppose que nous pourrions faire l'effort de vous laisser démissionner avec une indemnité de deux mois de salaire.

Musso réfléchit quelques instants, puis un sourire satisfait se dessine sur son visage.

- Je veux également une lettre de recommandation de votre part.

- Nous ne saurions recommander un employé dont nous nous séparons parce qu'il ne donne pas satisfaction ! N'abusez ni de mon temps ni de ma bonne volonté, monsieur Musso.

Inflexible et sévère, la voix de Schmidt claque comme une gifle dans la pièce.

Musso se pince les lèvres, semblant réfléchir à toute allure, déglutit, puis ses épaules s'affaissent.

- Bien, entendu...

Schmidt lui tend une feuille de papier et un crayon.

- Notez-moi les noms et signez. Je vous prépare votre lettre de démission ainsi que votre indemnité.

Pendant quelques dixièmes de seconde, Musso semble encore hésiter, mais il s'exécute et le silence s'installe durant plusieurs minutes, juste habité par le cliquettement du clavier de Schmidt et le grattement du crayon de Musso.

Quelques instants plus tard, trois coups secs à la porte et la secrétaire tend à Schmidt quatre feuillets qu'il remet ensuite à Musso pour signature.

Schmidt fixe Musso, inébranlable, et ce dernier est forcé de signer sans trop s'attarder.

- Ceci est une copie de votre lettre de démission, dit-il en tendant l'un des quatre feuillets que l'employé vient de signer et qu'il a contresignés. Cet autre document est destiné au service comptable pour le paiement de l'indemnité que nous consentons pour votre coopération. Il atteste notamment que vous renoncez à tout autre recours désormais.

Schmidt se lève alors, grand, sec, impérieux.

- Au revoir, monsieur Musso. Je vous souhaite de trouver un nouvel emploi où vos compétences seront utilisées au mieux sans que cela ne nuise à autrui.

L'ex-employé, résigné, se retire avec ses deux feuilles et referme doucement la porte derrière lui. J'ai presque envie d'applaudir. Presque. Si la situation n'était pas si dramatique et si elle n'avait été le fruit que des dérapages d'un homme seul et pas la conséquence de la poussée de tout un système sur cet individu, la joie de la justice rétablie serait de mise.

Béatrice me grimace un sourire douloureux où je crois lire des sentiments semblables. Schmidt contourne la table et s'assied face à nous.

- Alors ? Pouvez-vous m'expliquer ce qui vient de se passer ?

- Vous avez bluffé Musso ! je m'exclame, enthousiaste.

- Vous avez détourné son attention de l'essentiel pour obtenir de lui tout ce qu'il pouvait donner : démission et dénonciations !

Un petit sourire suffisant flotte sur son visage de reptile repu.

- Et je lui ai fait signer sur le champ des documents qui nous désengagent et lui ôtent tout recours. Le risque est analysé, délimité et circonscrit, l'entreprise mise hors de cause.

- Et pour le nom des autres employés qu'il a accusés, l'interroge Béatrice, comment ça va se passer ?

- Je transmets au bureau de la qualité pour surveillance, comme avec Musso.

- Que comptez-vous faire pour éviter que d'autres dérapages de ce genre ne se reproduisent au nom de la sacro-sainte productivité ?

Je ne peux m'empêcher de laisser passer une pointe d'ironie qui fait grimacer Schmidt.

- Dans notre monde de concurrence internationalisée, la productivité est la seule variable sur laquelle nous pouvons jouer sans rogner sur les droits des salariés. Ce n'est pas toujours agréable à vivre ou à admettre, mais qui a dit que le travail était une partie de plaisir ? Les grecs anciens l'avaient en exécration et nous avons choisi le nom même de travail en nous inspirant du nom d'un instrument de torture ! C'est un secret de polichinelle que le travail est dur ! Néanmoins, et c'est là que vous avez raison, cette affaire a mis en évidence une faille de sécurité dans le fonctionnement de notre entreprise. Je diffuserai dès demain une note de service pour rappeler les fondamentaux de la conduite à tenir pour préserver l'image de notre société.

J'acquiesce, pas plus convaincu que ça par le discours d'honnêteté d'André, mais bien forcé de faire mine de le croire...

- Bien ! Cet exercice a beau être difficile, il est souvent un mal nécessaire pour qu'une équipe tourne mieux. Mais il y a un dernier exercice auquel je dois vous former : la gestion des conflits.

Schmidt s'interrompt pour estimer si nous lui prêtons bien attention et, apparemment satisfait de son examen, il poursuit.

- J'ai reçu sur mon bureau, acheminée par la voie hiérarchique, une plainte pour harcèlement sexuel d'un de nos employés sur une de ses collègues. Je dois auditionner les deux parties dans - il jette un œil à sa montre - une demie heure afin de déterminer les torts de chacun. Vous allez m'y aider.

Surpris par cette marque de confiance, mais inquiets de devoir l'honorer, nous nous redressons sur nos chaises et, malgré nos fessiers endoloris par une trop longue assise, nous l'écoutons nous expliquer ses volontés.

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