IV

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- Cet après-midi, nous explique le directeur des ressources humaines quand nous nous sommes assis face à lui après avoir refermé les portes, nous allons travailler sur trois autres aspects de la gestion des relations humaines : après le recrutement, il vous reste à apprendre comment gérer un suivi de carrière, des conflits professionnels et l'entretien de licenciement.

Avec Béatrice, nous nous regardons, inquiets devant ce programme à la fois chargé et lourd de conséquences. Nous, devoir gérer des conflits ? Licencier ? Voilà deux situations que, personnellement, je ne me sens pas à la hauteur pour affronter ! A la rigueur, je veux bien me faire la main sur Rorgal et Fauvel... L'idée fugitive m'arrache un début de rictus, mais je doute qu'il soit question de ces deux salopards.

- Bien entendu, ce n'est pas vous qui allez gérer ces situations vous-mêmes. Vous ne maîtrisez pas les dossiers et êtes trop novices en la matière.

Rassurant mais vexant...

- Vous allez observer, analyser, et nous en rediscuterons ensuite. Votre responsabilité sera engagée sur le bureau d'Alger et c'est sur le terrain que vous vous formerez concrètement. Mais après cet après-midi, au moins, vous ne partirez pas à l'aveuglette !

Nous hochons la tête, conscients de la vérité de son discours, aussi désagréables que soient les réalités qu'il aborde.

Il nous tend un dossier à chacun.

- Je reçois dans vingt minutes un employé des services financiers pour son entretien de carrière annuel. Compulsez son dossier et dites-moi ce que vous pensez de la situation.

J'ouvre la chemise et commence à parcourir les documents qui s'y trouvent. Le CV, ancien, m'est aisé à lire : un candidat sérieux sans aspérité ou problématique notable, une ancienneté de cinq ans. Sa fiche de poste nécessite de ma part une attention plus soutenue tant la formation de Jérôme, hier, est récente et a été succincte. Mais j'en déchiffre les grandes lignes : analyser coûts et recettes, fournir bilans et conseils d'optimisation budgétaire. Suit son bilan statistique : délais entre sa réception des chiffres et l'émission de son analyse, ponctualité, assiduité. Tous ces nombres me laissent quelque peu perplexe, mais j'en retiens une régularité apparemment satisfaisante depuis son embauche, à l'exception des premiers mois où ses performances avaient évidemment été croissantes. Suivent enfin quelques rapports de ses supérieurs et collègues : il en résulte un constat de froide compétence, de strict sérieux teinté d'un regrettable mais minime manque de compétence sociale qui lui vaut une certaine antipathie impropre à un travail d'équipe dont il n'est de toute manière pas tellement question dans le cadre de sa mission.

Schmidt s'éclaircit la voix et nous sonde de ses sourcils broussailleux et grisonnants. Je laisse Béatrice commencer.

- Le profil est professionnel... Je ne vois pas de problème particulier... Mais j'avoue ne pas trop savoir ce que je dois rechercher et quel est le but de cet entretien...

- Et vous, monsieur Roths ? Votre avis sur cet employé ?

André n'a ni confirmé, ni infirmé les remarques de Béatrice, et il n'a pas plus explicité les enjeux. Je suis forcé de botter en touche...

- J'en suis arrivé aux mêmes conclusions que ma collègue, j'avoue en haussant les épaules. A la rigueur, on peut lui reprocher de ne pas être très sociable, mais c'est une critique peu constructive et inutilement cruelle, je trouve. En plus, ce n'est pas vraiment important dans son travail...

A nouveau, Papa-Schmidt nous jauge de son regard condescendant de vieux prof magnanime.

- Une fois de plus, vous avez partiellement raison, mais vous pensez systématiquement en employés sur la défensive et non en employeurs visant l'amélioration des conditions de travail pour l'accroissement des rendements. Ce candidat remplit concrètement ses missions, cela va sans dire. Néanmoins, il n'accroît plus sa productivité depuis longtemps, ce qui peut être considéré comme le fait qu'il a pris son rythme de croisière et ne cherche plus à s'améliorer. Par ailleurs, malgré son sérieux, son tempérament est un frein aux synergies nécessaires à la bonne marche d'une entreprise. Pas un motif de licenciement, bien entendu, mais un obstacle à la sérénité et donc au rendement maximum. Le cadre de l'entretien annuel est approprié pour tenter une avancée sur ce type de problème.

Nous acquiesçons, comme toujours mi-figue, mi-raisin, partiellement admiratifs et partiellement découragés.

- A votre avis, quelle pourrait être une approche pertinente pour amener ce sujet de manière productive ? reprend-t-il en nous interrogeant du menton.

- Eh bien, je commence avec éloquence, pourquoi ne pas aborder le problème directement ? En ne culpabilisant pas l'employé, mais plutôt en faisant preuve de sollicitude dans cette situation somme toute un peu désagréable ?

- Qu'en pensez-vous, madame Rézon ? Êtes-vous d'accord avec votre collègue ?

Béatrice hésite, hausse les épaules, me regarde fugitivement et s'exprime enfin.

- Je me dis qu'il vaudrait peut-être mieux privilégier une entrée plus indirecte, plus subtile, afin de ne pas risquer de générer des tensions supplémentaires en représailles contre les collègues qui se sont plaints de lui...

Cette fois-ci, c'est Schmidt qui acquiesce, faisant une mimique impressionnée.

- Vous avez parfaitement raison ! On évitera toujours une approche trop frontale : les gens attaqués se défendent, quitte à réagir trop violemment et à briser le dialogue. Notre rôle, en ressources humaines, c'est d'assurer la continuité du dialogue afin que cette synergie dont je parlais tout à l'heure puisse s'accomplir. Il faut donc valoriser les actions jugées bonnes pour encourager l'employé à les poursuivre, et l'inciter à éviter les actions jugées contre-productives en le poussant à les dénoncer lui-même et à vouloir les abandonner de lui-même. Il est donc nécessaire, vous l'avez dit, d'être subtil ; la réussite de l'entretien et du travail de l'employé passe par la maitrise de l'échange et de la diplomatie.

Il accompagne son discours d'arabesques dessinées dans l'air avec les mains et le ponctue d'une série de hochements de tête entendus.

- Madame Rézon, vous semblez cerner ce cas avec plus de facilité. L'entretien n'étant pas particulièrement risqué, souhaitez-vous le co-diriger avec moi ? Monsieur Roths, ajoute-t-il en me regardant, observera l'interaction et nous fera part de son analyse.

Béatrice me consulte du regard, peut-être mal à l'aise à l'idée d'être mise en avant par rapport à moi, mais je l'encourage d'un mouvement du menton et d'un sourire. Elle le mérite bien : sa perspicacité et sa sensibilité à la psychologie nous seront utiles en Algérie. Et puis, il faut bien commencer !

- Très bien. J'accueillerai donc monsieur Siffras et commencerai par un bilan de ses résultats. Vous enchaînerez sur la problématique de la collégialité, indirectement et en souplesse, comme vous l'avez expliqué avec justesse, puis je conclurai. Vous avez des questions ?

Béatrice a une moue inquiète.

- Et si je suis maladroite ? Si je dis quelque chose qu'il ne faut pas ?

Papa-Schmidt la couve gentiment du regard et lui offre un sourire encourageant.

- Je doute que vous fassiez quelque chose de travers mais, si ça peut vous rassurer, sachez que je serai là tout au long de l'entretien et reprendrai la main en cas de difficulté.

Béatrice hoche compulsivement la tête, stressée mais déjà plongée en pensée dans l'échange à venir.

Et c'est ce moment que la secrétaire choisit pour rafraîchir le bureau par son entrée austère.

- Monsieur Siffras est arrivé pour son entretien annuel.

André opine de la tête un remerciement minimaliste et nous entraîne vers la salle de réunion après avoir demandé que Siffras nous y rejoigne.

Comme ce matin, Schmidt préside et nous le flanquons. Siffras ne tarde pas et il se lève pour l'accueillir, imité avec un instant de retard par Béatrice, puis moi pour ne pas être en reste. Nous nous rasseyons en choeur. L'employé semble nerveux. Quarante-deux ans, cheveu rare et filasse, lunettes rondes et chemise blanche froissée sous une cravate verte, sa silhouette maigre n'emplit qu'imparfaitement ses vêtements trop larges.

- Monsieur Siffras, bonjour et ravi de vous revoir. Aujourd'hui, je serai assisté dans mon entretien par deux collaborateurs, madame Rézon et monsieur Roths.

Après un échange de politesses plutôt gêné pendant lequel André lui propose un café et Siffras accepte, Schmidt poursuit.

- Monsieur Siffras, nous nous voyons aujourd'hui pour votre cinquième entretien annuel. Comment vous situez-vous aujourd'hui dans votre parcours au sein de notre compagnie ?

Antoine Siffras déglutit, s'humecte les lèvres et s'éclaircit la voix.

- Eh bien... Je... Ça va... Je fais mon travail. Sérieusement. Je pense que je suis à la hauteur.

- Effectivement, je lis dans votre dossier que votre assiduité comme votre ponctualité sont irréprochables. Votre délai de traitement est constant et satisfaisant.

Siffras semble rassuré et se détend un peu. Il tient son gobelet fumant et hume le breuvage noir.

- Monsieur Siffras, intervient doucement Béatrice, ce que nous voudrions savoir, c'est comment vous vous sentez chez nous. Après cinq ans, il est temps de faire le bilan de votre expérience pour mieux vous projeter dans l'avenir. Comment appréciez-vous votre présence parmi nous ? Comment vous entendez-vous avec vos collègues ? Quels aspects pensez-vous devoir ou pouvoir améliorer pour pouvoir optimiser votre efficacité et vos conditions de travail ?

Siffras écoute attentivement Béatrice et répond par un sourire timide à celui qu'elle lui adresse. Il se plonge dans ses pensées, grimaçant légèrement sous l'effort de concentration. Machinalement, il s'agrippe à son café comme s'il avait froid, ou peur de couler.

Béatrice lui a-t-elle trop mis la pression et il cherche une échappatoire ou bien l'a-t-elle touché assez efficacement pour le pousser vers une réflexion constructive ? Difficile à dire... Je ne l'aurais peut-être pas assailli à ce point de questions...

- Je n'ai pas beaucoup de contacts avec mes collègues, finit-il par reprendre, même si mon poste, c'est vrai, ne nécessite pas vraiment de collaboration...

- Et vous êtes satisfait de cette situation ? demande Béatrice, pleine de sollicitude.

- Disons... que je m'en accommode, dans la mesure où ce n'est pas très grave, mais c'est vrai que, parfois, je trouverais le travail plus facile si la communication se passait mieux.

Béatrice acquiesce gravement, à l'écoute, l'encourageant du regard. Siffras trempe ses lèvres.

- Et vous pensez que ces difficultés de communication sont dues à quoi ?

Siffras secoue la tête lentement de gauche à droite en avalant sa première gorgée.

- Je ne sais pas... Je reste beaucoup dans mon bureau, c'est vrai, mais c'est pour y faire mon travail. C'est peut-être pour ça.

- Que pourriez-vous faire pour y remédier ?

Il lève les yeux au ciel en haussant les épaules.

- Je suppose que je pourrais déjà commencer par être présent sur leur temps de pause. Mais encore faudrait-il qu'ils veuillent de ma présence...

- Qu'est-ce qui vous fait dire que ce ne serait pas le cas ?

- Je ne sais pas... C'est un sentiment comme ça, d'être indésirable, de trop... Vous voyez ?

Et, semblant réaliser qu'il se livre peut-être un peu trop pour un entretien professionnel, il se redresse et plonge son regard dans sa boisson, buvant à nouveau avec concentration.

Schmidt interroge Béatrice du regard mais celle-ci lui fait signe d'attendre encore un peu.

- Monsieur Siffras, reprend-t-elle, sachez que vous n'avez rien à craindre de nous. Vos états de service sont satisfaisants et nous ne sommes pas en train de remettre en cause vos compétences ou votre légitimité parmi nous. Simplement, et c'est notre rôle, nous souhaitons que vos conditions de travail soient compatibles avec votre épanouissement personnel, vous comprenez ?

Siffras hoche la tête.

- Il est normal, lorsqu'on ne fait pas partie d'un groupe, de ne pas s'y sentir le bienvenu. C'est même l'une des principales caractéristiques d'un groupe : exclure les autres. Mais son autre rôle principal est d'en inclure les membres ; chaque groupe possède une porte d'entrée. Vous devez juste trouver la bonne clef. Comme vous travaillez chez nous au même titre qu'eux, vous l'avez forcément à votre trousseau !

Tandis qu'elle harangue son vis-à-vis, je les observe tour à tour : elle, les joues rougies par un enthousiasme communicatif, les yeux brillants de conviction, belle, et lui, se regonflant au fur et à mesure, le regard tourné vers l'intérieur, acquiesçant machinalement, lentement, aux mots de Béatrice comme aux plans qui semblent s'élaborer sous son crâne.

- Vous avez raison, mêlez-vous à eux, soyez présent au quotidien, et vous intégrerez naturellement leur groupe pour former une équipe synergique. Demandez-leur des informations, des participations à votre travail, puis valorisez leur aide, par exemple.

Siffras acquiesce toujours de manière mécanique mais son corps redressé et son esprit tourné vers ses nouveaux défis montrent un regain d'assurance et d'optimisme.

J'admire Béatrice et sa gestion de l'entretien.

- Monsieur Siffras, reprend enfin Schmidt, voulez-vous aborder un dernier point avant que nous mettions un terme à cet entretien ?

L'intéressé secoue la tête de gauche à droite en soulignant sa réponse d'une moue négative.

- Dans ce cas, conclut André, je vous laisse repartir à votre poste. Je ferai transmettre mon évaluation à vos supérieurs. Rassurez-vous, elle sera positive si vous continuez aussi consciencieusement à remplir les missions qui vous sont confiées.

Antoine Siffras remercie et quitte la salle.

Nous le regardons s'éloigner par les vitres en silence.

- Ça c'est plutôt bien passé, je trouve, dis-je finalement pour amorcer le débriefing. Béatrice a assuré !

Elle me sourit en rosissant légèrement sous le compliment.

- Le cas n'était pas difficile, tempère André, mais madame Rézon a fait preuve, c'est vrai, d'une subtilité toute maternelle pour amener ce monsieur à reconsidérer sa dynamique sociale dans l'entreprise. Néanmoins, elle a commis une grosse erreur. Laquelle ?

Béatrice a blanchi d'un coup et son sourire s'est évaporé. Mes entrailles se nouent. Quelle erreur a-t-elle bien pu commettre ?

Schmidt nous observe tour à tour, attendant notre réponse.

- J'ai été trop douce ? Vous pensez qu'en étant trop gentille je risque de perdre en crédibilité ?

Schmidt secoue la tête négativement en soupirant.

- Mais non ! L'agressivité, c'est bon pour les petites chefs !

L'image de Rorgal s'impose immédiatement dans mon esprit.

- Notre position est davantage à rapprocher de celle d'un psychothérapeute, ce que vous avez bien réussi, d'ailleurs, madame Rézon. Votre erreur, c'est d'avoir oublié que vous appartenez à cette entreprise et ne pouvez engager sa responsabilité à la légère, que ce soit pour rassurer ou menacer.

Nous faisons tous deux les yeux ronds, surpris. Je n'ai pas le souvenir que Béatrice ait fait quoi que ce soit de la sorte !

- Vous vous êtes autorisée à promettre la sécurité de l'emploi à ce monsieur alors même que l'entretien n'était pas achevé et que je n'avais pas moi-même tranché cette question. Siffras impulse une dynamique négative au groupe et son action est comme un trou noir aspirant ce qui passe à sa portée : énergies, efficacité, esprit d'équipe. Alors-même que son poste est un tremplin naturel vers des responsabilités de chef de son service, il se rend incompatible avec ces fonctions et ne remplit donc qu'imparfaitement les exigences que nous avons pour lui. Or, à une époque où il est si facile d'enregistrer une conversation et de saisir la justice, vous ne pouvez donner de telles assurances à la va-vite ! Vous comprenez ?

Nous admettons avec regret mais contrition qu'il a raison sous son regard insistant.

- Ne perdez pas de vue que nous avons pour mission de recruter, d'évaluer, mais également de licencier. Vous ne pouvez souffrir aucune contradiction dans votre attitude car elle pourrait vous retomber dessus brutalement. Le droit du travail en France est complexe, retors et implacable lorsqu'il a trouvé une proie. Et les prud'hommes ne font pas la différence entre une erreur et une faute. Vous devez garder ça en tête. Nous n'exerçons pas en libéral une action thérapeutique ou caritative : nous agissons pour une entreprise qui compte sur nous et à qui nous devons notre pain quotidien.

Devant le doute moral qui semble nous habiter, il abat sa dernière carte.

- Pensez à Gérald Hinergeld.

Mal à l'aise malgré l'antipathie que nous éprouvons pour lui d'avoir eu notre promotion sur les ruines de sa déchéance, nous acceptons de convenir avec Schmidt de la cohérence de son discours.

- Bien. Dans ce cas, reprend-t-il avec énergie en consultant sa montre, je vous laisse vous préparer pour notre prochain exercice pratique.

Il se saisit de deux chemises qu'il nous distribue gravement.

- Nous licencions aujourd'hui un employé du service commercial, Joseph Musso. Cela fait plusieurs années qu'il accumule de petites fautes qui nous ont poussés à le surveiller davantage et il a enfin clairement franchi la ligne rouge. Je vous laisse consulter son dossier et nous en reparlons dans un quart d'heure. Il arrive normalement à quinze heures trente.

Et Schmidt nous laisse à nouveau entre nous, désemparés face à l'entretien qui vient.

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