III

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Au bout d'une heure, nos estomacs commençant par leur tapage à nuire à notre concentration, nous nous interrompons pour aller déjeuner. Il est treize heures et, dans l'ascenseur, c'est naturellement et sans nous concerter que nous prenons la décision de prendre le déjeuner ensemble et nous optons pour la sandwicherie du coin de la rue, entraperçue en arrivant.

Tant pis pour ma sempiternelle mais économique salade de pâtes !

Au comptoir, nous passons commande et, machinalement, je règle pour nous deux.

- Pas la peine de payer pour moi ! s'offusque-t-elle, et j'ignore encore une fois en quoi je l'ai blessée. Je tiens à te rembourser !

S'est-elle sentie insultée que mon geste puisse sous-entendre un manque d'indépendance financière de sa part ? Est-ce un rejet de ce qu'elle pourrait refuser que je considère comme un rendez-vous galant ?

- Tu m'inviteras demain ! je tente en souriant humblement.

- Entendu ! accepte-t-elle, à nouveau détendue.

Nous nous attablons en terrasse, vue sur un rectangle de ciel gris encadré d'autres quadrilatères anthracites, le tout à l'infini bordant des rues à l'asphalte rectiligne où pétaradent d'autres volumes anguleux dans un univers en noir et blanc. J'ai un instant l'impression d'être plongé dans un tableau inédit de Picasso, une sorte de délire cubiste futuriste d'une période dépressive ! Mais les joues roses de Béatrice m'offrent une salutaire distraction à une démangeaison soudaine de quête de verdure.

Elle mord avec appétit dans son sandwich et la vision de la feuille de salade qui en dépasse achève de me rasséréner. Certes, je n'aime pas la ville, mais je ne suis pas qu'en ville : je suis surtout avec Béatrice.

Mon estomac tirant le signal d'alarme, j'arrache à mon tour une longueur respectable à mon jambon-beurre-crudité.

De longues minutes s'écoulent tandis que nos bouches gavent nos ventres de sandwich insipide, nos yeux nos têtes du trafic klaxonnant et nos nez nos poumons d'un air nauséabond.

Un instant de pure détente !

Quand enfin mon cerveau retrouve le chemin de la civilisation, je relance la conversation.

- Comment ça va pour ta fille ? Tu lui as déjà parlé de ta promotion et des voyages ?

Elle se renfrogne soudain ; peut-être que ma relance n'était pas si habile, en fin de compte...

- Je ne lui ai encore rien dit... dit-elle d'une voix éteinte. Tout a été tellement rapide... J'ai préféré attendre d'en savoir plus... Et d'être sûre.

La sentant préoccupée, je décide de creuser un peu.

- Tu as quelqu'un pour s'occuper d'Elina en ton absence ?

Elle se mord la lèvre et acquiesce.

- Mes parents vont la prendre chez eux, explique-t-elle dans un murmure enroué.

Elle garde la tête tournée vers la rue et je ne peux voir ses yeux, mais je distingue une larme qui roule lentement sur sa joue.

Je pose avec témérité ma main sur son épaule et prononce malgré moi une des phrases les plus suffisantes et ineptes qu'on puisse dire à quelqu'un qui souffre :

- Ça va aller...

Elle renifle et je me morigène d'avoir lancé la discussion sur ce sujet sans être capable de la soutenir moins lamentablement !

Elle essuie ses yeux du revers de sa main libre.

- Je sais, tu as raison... C'est juste que... C'est la première fois que l'abandonne... Ça doit te paraître ridicule, mais depuis que son père est parti, je me suis jure de ne jamais la laisser et j'avais réussi jusque là à tenir parole !

- Regarde-moi, dis-je pour capter son attention. Je ne te trouve pas du tout ridicule. Ta fille va passer un peu de temps avec ses grands-parents ? Et alors ? Je suis sûr que ça va bien se passer ! Et on ne sera pas longtemps sans revenir ! On pourra même se relayer quand on aura plus l'habitude ! Et puis, avec ta nouvelle paye, tu vas pouvoir vous acheter des ordinateurs et vous vous verrez tous les jours en visioconférence ! Elle t'apprendra, j'ajoute pour la faire rire.

Elle sourit, fait une moue résignée, hoche la tête et mord à nouveau dans son sandwich. La tension se relâche.

Je suis épuisé comme après un gros effort. J'ignore si ce sont mes efforts inhabituels pour communiquer avec autrui ou si ce sont mes émotions, fort sollicitées depuis quelques semaines, qui me jouent des tours, mais je n'en peux plus et suis soulagé par la fin de l'échange et l'approche, inéluctable et imminente, de la fin de notre pause déjeuner.

A nouveau tendus, nous reprenons la route du siège.

Dans le hall, au moment de presser le bouton de l'ascenseur, j'ai une sensation étrange, comme de l'électricité dans les doigts, et une appréhension sourde, comme le sentiment d'un danger pressant. Voyant que je n'appuie pas, Béatrice m'interroge du regard puis, devant mon air hésitant, appuie à ma place.

La sensation gênante perdurant, j'ignore quoi faire mais me sens menacé... Ce n'est pourtant pas pareil que lorsque ma phobie s'exprimait par des vagues de panique : c'est à la fois moins irrépressible et plus profond, comme plus rationnel. Et la répulsion augmente encore lorsque la cabine ouvre sa gueule béante.

Démentie simultanément par mes sens j'ai pourtant la vision de l'étroit ascenseur plongé dans l'obscurité totale.

Craignant une rechute, j'informe aussi naturellement que possible ma collègue que je vais finalement prendre l'escalier. "Pour faire de l'exercice", je prétends avec le plus de conviction possible, et je file sans demander mon reste.

Montant les marches deux à deux en courant pour me défouler, ralentissant un peu pour ne pas passer pour un dingue trop vite quand, étrangement, je double d'autres employés qui semblent avoir eu la même idée que moi mais prennent les choses moins sportivement, je parviens au treizième essoufflé mais avant Béatrice dans l'étage encore désert. Constatant à mon portable qu'il nous reste un bon quart d'heure de pause, je décide d'attendre dans notre bureau, notamment en examinant les fichiers que j'ai récupérés sur ma clef USB.

A deux heures moins cinq, n'ayant encore rien trouvé d'intéressant dans l'ordinateur d'Hinergeld et n'ayant toujours pas vu réapparaître ma collègue, je retourne vers le hall du secrétariat.

Rouges et ahanant, des employés jaillissent de la double porte des escaliers. Avisant Jérôme Leblanc, un gestionnaire moins antipathique que la plupart qui nous ont été présentés ce matin, qui a pris suite à cet effort apparemment inhabituel une belle teinte pivoine, je m'avance à sa rencontre, pris d'un soupçon.

- Dites, pourquoi vous avez tous pris l'escalier ? C'est un genre de coutume du midi ?

Je dis ça en tentant un sourire plein d'humour, mais je m'inquiète de l'absence prolongée de Béatrice et de ma sensation de malaise de tout à l'heure face à l'ascenseur.

- C'est vrai que vous n'avez pas eu la note de service ! s'exclame-t-il en se frappant le front, qu'il en profite pour s'essuyer. Et personne n'a pensé à vous le dire, évidemment !

- Qu'est-ce qui se passe avec les ascenseurs ? j'insiste, inquiet, pour le presser.

- Rien de grave ! C'est juste que la boîte qui les gère avait prévu un check-up à distance entre une heure et demie et deux heures et, du coup , ils ont coupé le jus. Si tu l'avais pris, t'aurais été bon pour une petite sieste digestive dans le noir complet !

Rétrospectivement, je revois la gueule béante de l'appareil, frissonne et suis pris de vertige.

- Ça ne va pas ? se soucie Jérôme en me retenant d'une main secourable.

- C'est juste que ma collègue est coincée dedans et que nous attendons Pierre Rorgal d'une minute à l'autre pour notre formation, mens-je.

- Allons, t'en fais pas ! Le courant va revenir d'une minute à l'autre et, de toute façon, on n'avait qu'à vous prévenir ! Et puis vous êtes avec moi cet après midi pour découvrir les ficelles de la gestion, alors pas de panique !

Sentant que je me porte mieux, il me lâche et me sourit.

- Ça va bien se passer !

J'acquiesce, plus par auto persuasion que conviction réelle et, comme pour souligner et confirmer les assurances de Jérôme, la sonnerie de l'ascenseur résonne sourdement dans l'atmosphère paisible de l'étage. Nous nous retournons pour accueillir Béatrice, l'air contrarié. Lorsqu'elle nous aperçoit sans voir Rorgal, elle se détend et nous rejoint en se forçant à un léger sourire.

- Tu as bien fait de prendre l'escalier ! s'exclame-t-elle à mon adresse, faussement enjouée. Un bon pressentiment, vraiment, parce que ç'a été une très longue ascension !

À l'évocation de mon pressentiment qui s'est vérifié, un frisson me parcourt à nouveau et je m'appuie aussi discrètement que possible au mur le plus proche. Je repense à mon rêve-souvenir, dans la peau de Coeur d'ours. Encore un nouveau superpouvoir qui m'échoit après mes connaissances d'herboriste, de kinésithérapeute et de magnétiseur ? Une boule d'angoisse se forme dans mes entrailles et une sueur froide envahit mon front et mon dos.

- Excusez-moi, je marmonne en m'éloignant vers les toilettes en tâchant de maîtriser mon titubement.

Une fois seul, je me laisse tomber sur un siège de toilettes propre dans une cabine verrouillée. Réinvestissant une technique de relaxation déjà éprouvée, j'inspire puis expire profondément plusieurs fois de suite pour dissiper angoisse et vertige. Comme d'habitude, ça prend plusieurs minutes mais ça marche.

J'en profite pour tenter de faire le point. Même si mon ego longtemps bafoué se gargariserait volontiers d'appartenir à la bande à Marvel, mon manque de disponibilité au surnaturel et mon scepticisme fondamentaliste m'obligent à chercher la faille dans ma tentation crédule de me voir en prophète. Et la faille, béante, ressemble plus à une large vallée qu'à un canyon escarpé : j'ai simplement ressenti face à l'ascenseur une angoisse pour la nouveauté que mon travail a provoquée mais que mon esprit conditionné par la pratique a associé à feu ma claustrophobie sévère. Le reste n'est qu'une coïncidence sans importance.

Un peu déçu mais rassuré, je rejoins le hall où Béatrice m'a attendu, soucieuse.

- Ça va ?

J'acquiesce et me force à lui sourire avec décontraction.

- Juste un peu de stress aggravé par une petite attaque d'angoisse rétrospective à l'idée que j'aurais pu rester enfermé dans l'ascenseur et dans le noir. Mais ça va mieux maintenant ! dis-je en feignant l'entrain. On y va ?

Et sans attendre sa réponse, je pars en direction du bureau où Jérôme nous attend.

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