IV

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Tout l'après midi se déroule dans une atmosphère studieuse mais amicale. Jérôme est vraiment un type sympa : cinquantenaire bedonnant arborant une tonsure monastique grisonnant autour d'un front envahissant et luisant, il porte entre le monde et lui une paire de lunettes épaisses qui agrandissent comiquement ses yeux bruns de cocker. S'agitant sans cesse pour prévenir les besoins de chacun, il parle avec les mains et explique son travail avec la patience et la passion d'un modéliste devant sa collection.

La gestion comptable et budgétaire a beau rester rébarbative, elle n'en gagne cependant pas moins en clarté et en légitimité portée par un employé aussi pédagogue et chaleureux.

Béatrice et moi l'écoutons avec attention, heureux d'être ainsi couvés sous son aile alors que nous nous pensions en danger de mort dans l'aire d'un rapace redoutable.

Nous prenons conscience du caractère essentiel de la mission d'un gestionnaire dans le fonctionnement même de l'entreprise : c'est par lui que passent toutes les décisions vitales, achats et dépenses, et c'est par lui que se forment déficits, équilibres et bénéfices. Un rôle clef que nous devrons assumer concrètement et légalement en Algérie : une seule enveloppe budgétaire pour l'exécution de notre mission et une gestion irréprochable des dépenses faites sur place. Nous commençons à mesurer comme notre promotion est une charge conséquente et constitue une véritable épée de Damoclès vacillante et menaçante au-dessus de nos têtes...

Nous allons devoir assurer !

- Parfois, nous confie Jérôme, j'ai même l'impression que je suis Dieu au bureau de la Création : d'un coup de tampon je peux faire exister ou disparaître un service, équiper un étage ou valider des primes susceptibles d'apporter de la joie dans bien des foyers !

Nous comprenons son enthousiasme mais ne le partageons pas, conscients plus que jamais des centaines de collaborateurs remerciés comme des malpropres après des années de service...

Peu après quinze heures, Rorgal passe en coup de vent nous jeter plus que nous donner une nouvelle mouture de nos contrats, que nous rangeons rapidement pour nous reconcentrer sur les explications données par notre tuteur du jour.

À seize heures, la tête farcie de chiffres, nous remercions Jérôme et le saluons. Devant l'ascenseur, pas de nouvelle appréhension. J'appuie sur le bouton.

- Eh bien, soupire Béatrice, ça s'est moins mal passé que je le craignais !

Je pouffe discrètement et lui souris, fatigué.

- Tu me tiens au courant si tu découvres quelque chose d'utile pour nous ?

Je la regarde en sourcillant. Est-elle en train d'évoquer mes "visions" ?

- La clef USB ! précise-t-elle devant mon air ahuri. Ou le contrat.

- Ah oui ! je m'exclame en écarquillant les yeux ! Naturellement !

Et je m'aperçois que, effectivement, ce "nous" au boulot est devenu une évidence pour moi.

- On devrait échanger nos numéros de téléphone au cas où on aurait besoin de se consulter, propose-t-elle après un moment. Pour le boulot, ajoute-t-elle précipitamment, et nous sortons nos portables, gênés.

Dans l'ascenseur, nous descendons en silence. Au bas de la tour, nous nous séparons sur un sobre au revoir et, voyant à ma montre qu'il est près de cinq heures et quart, je file à vives foulées plonger - au ralenti... - dans la gueule du métro à la rencontre de Prakaash.

Ce soir, on dissipe les ombres ! On éclaire mes nuits !

Euphorique et plein de craintes quant aux nouveaux traumatismes qu'il va me falloir revivre et digérer, je saute dans la rame bondée, blotti contre un groupe de touristes espagnols suant et vociférant, et je prends mon mal en patience en me repassant le film de cette journée.

Je songe à mon contrat et à ma clef USB, qui reposent dans mon sac ; je m'interroge sur ce que je vais y trouver, ce soir, quand j'aurai l'occasion de regarder de plus près. Mes pensées font un capricieux détour vers mon portable, dans la mémoire duquel est désormais inscrit un nouveau numéro qui fait de Béatrice un de mes contacts parmi ceux, rares et précieux, qui s'y trouvent déjà.

Mais la foule mouvante et mon nécessaire empressement me forcent à replonger en sprint dans le réel qui m'entoure et défile plus ou moins vite selon que je roule ou trottine.

Avisant à la sortie de la station un photomaton, je me rappelle in extremis que je dois rapporter une photo d'identité demain matin et je me fais tirer le portrait.

Résultat décevant, mais formalité accomplie.

Enfin, je me laisse tomber dans mon fauteuil accueillant, dans ce petit jardin indien où je découvre et savoure la sérénité. Mon essoufflement s'apaise tandis que j'observe les volutes d'encens dériver en nappes paresseuses à travers la pièce. Les roses, les ocres et les marrons des moulures, du mobilier et de la peinture, empêchent chez moi toute association avec ma vie extérieure : je suis pleinement immergé dans ce décor, le moindre de mes sens, sollicité, l'ancrant davantage dans un présent où je me dilue, sans personnalité, pure conscience du flot de mes perceptions.

Quand Prakaash vient à ma rencontre, je peine à revenir à moi et le suis, engourdi.

Dans un coin de mon esprit, Ernst reconnaît dans la mise en scène de la salle d'attente le savoir-faire et la subtile efficacité d'un grand hypnotiseur. J'ignore si ça me rassure ou non. Je chasse ces considérations de ma tête pour en revenir à l'objectif de ma visite du jour.

Ma peur du noir.

Je traverse le couloir aux rideaux de fil, partagé entre l'amusement du chaton et l'angoisse du moucheron pris dans la toile. Puis je m'installe sur mes coussins chamarrés, mon regard plongeant dans le plafond.

Prakaash me rejoint par terre sans dire un mot pendant un long moment. Je finis par me tourner vers lui, interrogatif.

- Alors, comment ça se passe pour vous ? lance-t-il simplement.

Hausser les épaules lorsqu'on est couché n'ayant que peu de sens, je me force à répondre, d'autant plus que j'ai hâte de faire mes adieux à ma nyctophobie.

- Ni mon ochlophobie ni ma claustrophobie ne sont revenues pour le moment et, spontanément, en quelque sorte, le processus s'est relancé tout seul et mon hématophobie s'en est allée. Je n'espérais pas tant de progrès, mais tous ces "souvenirs", comme vous les appelez, sont assez perturbants, et j'ai aussi ma dose de stress au boulot à cause d'un supérieur tordu qui m'a donné une promotion incompatible avec mon état pour me faire démissionner alors que j'ai décidé de m'accrocher, porté par mes progrès avec vous. Bref, c'est dans un état mitigé mais plein d'espoir que je suis. J'aimerais qu'on me débarrasse de ma peur du noir ce soir et, comme je vais devoir prendre l'avion dimanche, j'aimerais qu'on puisse s'occuper de ma peur du vide aussi...

- Vous faites en effet de grands pas en avant sur le chemin de la guérison et vous pouvez en être fier ! C'est vrai que ce n'est pas facile mais vous avez raison de persévérer : on peut tenter d'ignorer un traumatisme mais lui ne se laisse pas oublier ; il n'y a de guérison possible que dans le combat. Et je vais continuer de vous aider à vous battre ! Voulez-vous que nous commencions par discuter de ces rêves qui vous perturbent ?

Je grimace, crispant la mâchoire.

- Je préfèrerais... les garder pour moi dans l'immédiat... J'ai besoin d'avancer plus concrètement pour l'instant.

- Ce n'est pas s'arrêter dans sa guérison que prendre le temps de la comprendre : on en consolide les racines quand on pousse un peu moins fort vers la lumière. Mais je vous laisse gérer ça à votre manière : mon rôle est d'accompagner votre volonté. Continuons donc en nous attaquant à votre angoisse de la nuit. Respirez à fond, de plus en plus lentement, de plus en plus longuement. Inspirez ; sentez l'air descendre en vous et gonfler votre ventre. Expirez ; visualisez l'air qui s'échappe de vous et vient dessiner des arabesques dans la fumée de l'encens jusqu'au plafond. Observez Comme ces volutes mouvantes dansent avec celles des peintures du plafond. Vous êtes détendu, en sécurité. Fixez les motifs et mouvement au plafond comme pour les graver dans vos rétines. Maintenant, fermez vos yeux et projetez à nouveau votre vision du plafond sur l'écran de vos paupières. Vous êtes apaisé, léger. Les formes dansent en douceur devant vous et vous les admirez.

La voix lente, grave et chaleureuse de Prakaash fait son office et je me sens quasiment en lévitation.

- Maintenant, laissez ces lignes et ces couleurs former les décors et personnages du souvenir précis de la première fois où vous avez été terrifié par le noir.

J'obéis, convoquant les images, les sensations de cette première nuit où tout a basculé.

Je n'ai pas plus de sept ans. Avec l'école, nous sommes partis en classe de découverte à la montagne, dans un grand chalet de bois en altitude, en forêt.

Je dors quand une explosion fait trembler les murs. C'est le tonnerre. Répercuté par les montagnes environnantes, le bruit est apocalyptique. Je reste dans mon lit, dérouté, l'adrénaline m'ayant complètement réveillé. Entre les explosions de la foudre, des hurlements effroyables se font entendre, des gémissements de monstres, ou bien ceux de leurs proies. A moins que ce ne soit le vent soufflant à travers les arbres. Comment savoir ?

Je suis blotti sous ma couverture, me faisant aussi petit que possible, tremblant de frayeur, fixant le petit bonhomme vert qui luit au-dessus de la porte pour m'inviter à sortir en courant.

D'ailleurs, j'ai envie de faire pipi.

J'essaie de me retenir, sursautant à chaque craquement du monde, le halo de la veilleuse oscillant à chaque éclair, les doigts crispés sur le drap, écoutant les mugissements terribles de ce qui rôde à l'extérieur.

Repensant au pauvre Paul qui a trempé son lit la veille et dont certains se sont moqués avant que la maîtresse n'intervienne, je trouve le courage de me lever.

N'en menant pas large, j'avance sur la pointe des pieds, tenté de revenir me planquer dans mon lit en courant au moindre craquement de bois du parquet.

Tout au bout du couloir, un autre bonhomme vert me fait signe. Si loin ! Mais je sais que les toilettes sont encore plus loin, après un virage et la chambre de Madame Nauche.

La porte de ma chambre refermée derrière moi pour ne pas réveiller Nico, Bastien ou Ludo, j'appuie sur l'interrupteur et accueille avec un sentiment de délivrance profonde cette lumière si normale qui vient dissiper l'obscurité fantastique du bâtiment.

J'avance vers les toilettes, plus léger mais encore tenaillé par la peur des bruits de la nuit et l'atmosphère étrange de ces lieux qu'on ne connaît que bruissant de la présence bruyante de la foule et qu'on ne reconnaît plus lorsqu'ils sont anormalement déserts et silencieux.

Passé l'angle, le tonnerre se fait plus sonore encore, les cris extérieurs plus oppressants que jamais, et je presse le pas.

Soudain, dans un fracas plus terrible encore que les précédents, la lumière s'éteint brusquement. Même les veilleuses. Voir que le petit bonhomme vert lui-même m'a abandonné me bouleverse encore davantage.

Je tourne sur moi-même à la recherche d'un interrupteur, d'une lueur amicale, mais la nuit est d'encre, opaque, solide, et j'ai l'impression d'étouffer.

Je commence à pleurer, retenant encore mes sanglots mais sentant déjà les larmes rouler sur mes joues et mon souffle saccader en formant une boule ardente dans ma gorge. Mes yeux me brûlent de plus en plus, et je ne parviens pas à déterminer si c'est parce que je les ferme trop fort pour ne plus voir le noir ou si c'est parce que je les écarquille trop grand pour y déceler une lueur impossible. Toujours est-il que mes yeux ne sont plus que douleur lancinante.

Les gémissements monstrueux font comme des rires démentiels m'entourant de toutes parts et la panique me gagne.

Soudain, quelque chose me heurte violemment l'épaule et je crie. C'est le signal de la curée et je me mets à courir à l'aveuglette, me cognant à des obstacles invisibles, entendant les démons autour de moi hurler et rire, hystériques, et je cours, et je crie de terreur, et je pleure à sanglots rauques tandis que mon corps s'endolorit de nouvelles contusions à chaque heurt supplémentaire.

Ma fuite dans le noir me paraît interminable et, même si je sens les coups et entends les rires fous me presser de toute part, j'ignore ce qui me poursuit ou ceux qui cherchent à m'attaquer.

Quand je tombe, je me relève aussitôt, frappant et griffant la nuit autour de moi pour me défendre contre mes invisibles agresseurs, et je repars en courant et hurlant.

Les phalanges en feu d'avoir cogné des surfaces trop dures, les articulations en sang, je finis par trébucher dans un trou et dévale une pente irrégulière sur laquelle je me blesse encore et encore, jusqu'à n'être plus qu'un pantin désarticulé, une boule de souffrance pure baignant dans une flaque - sang ou pisse ? Impossible à dire.

Et je perds connaissance.

- Quand j'ai repris mes esprits, j'explique à Prakaash après lui avoir résumé mon souvenir, la maîtresse était penchée sur moi, auréolée de lumière, et j'ai cru que c'était un ange et que j'étais mort. Puis j'ai vu Ludo, un camarade, et un pompier. J'ai fait une sacrée chute dans l'escalier ! Deux côtes brisées, une épaule luxée et une jambe dans le plâtre ! Et d'innombrables bleus et bosses !

Je souris légèrement au souvenir des copains s'extasiant sur mon état lamentable alors que moi, chargé d'antidouleurs, je me sentais fier comme un héros de guerre qu'on ramène du front pour le décorer.

Je n'avais pas fini la classe de découverte. Papa était venu me chercher avec maman et j'étais presque autant content de les voir que de ne plus retourner au chalet !

- J'ignore si c'est parce que vous vous en souvenez mieux du fait de votre âge, commence Prakaash après un moment de réflexion, mais ce que vous venez de revivre ressemble davantage au souvenir d'un traumatisme originel. Peut-être ne ferez-vous pas à ce sujet de nouveau cauchemar ?

Je l'espère, mais suis en partie frustré de n'avoir eu ce soir qu'une expérience si banale quand je craignais bien pire. Aurais-je enfin trouvé un traumatisme dont la cause n'irait pas se cacher dans la vie d'un autre moi ?

Je suis presque déçu, mais rassuré aussi. Une bonne nuit ne serait pas pour me déplaire.

D'ailleurs, en parlant de nuit, je fais mes adieux à Prakaash après avoir convenu avec lui d'un rendez-vous le surlendemain et reprends le chemin de la maison en me pressant d'atteindre la station de métro. Pour la première fois, je vais rentrer par les souterrains. Ce sera plus rapide qu'en surface, considérablement !

Mêlé au torrent des voyageurs qui entrent par mon escalier, je cascade avec eux me jeter dans une rivière d'hommes et de femmes pressés - surtout les uns contre les autres. Je tâche de me laisser porter par le courant mais mes mains, têtues, s'agrippent compulsivement aux rampes pour résister à la descente. Mais je m'écoule malgré tout au bas des marches. Grossie de notre renfort, la rivière se jette dans un fleuve humain plus large et plus lent qui piétine jusqu'à un barrage - les tourniquets RATP, tantôt fonctionnels, tantôt en panne, tantôt sautés par des resquilleurs acrobatiques.

Je patiente avec légèreté, rassuré d'être parvenu en bas des escalators, encore grisé par cette foule qui ne m'oppresse plus, et je savoure la présence de mes congénères tout contre moi, partageant leur chaleur et leurs effluves, leur brouhaha et leur tension. C'est bon de se sentir partie prenante d'un tout !

Enfin vient mon tour de passer mon billet, collé de près par un jeune étudiant cherchant sans doute à s'économiser le transport pour pouvoir mettre du beurre dans ses pâtes à l'eau.

Quand il m'effleure, je le retiens instinctivement par la manche et il se retourne vers moi, une grimace de surprise effrayée déformant ses traits.

- Prenez à gauche, lui dis-je simplement. Les contrôleurs sont à droite.

Il me fixe un quart de seconde, presque aussi perplexe que moi, puis s'arrache à ma prise et s'enfuit en courant vers la ligne huit, couloir de droite. Je regarde son petit sac à dos vert disparaître dans la foule puis reprends ma route, ligne une, couloir de gauche.

Sur le quai, je dois laisser passer deux rames avant d'être en position de pouvoir penser à tenter d'essayer de m'insérer dans un interstice entre des gens coincés.

Puis, nous cahotons vers la Défense dans les stridulations perçantes de l'engin. Chaque arrêt connaît les mêmes scènes de bousculade tendue entre un passager qui cherche à s'extirper, cinquante qui ne veulent pas bouger et deux cents nouveaux qui veulent monter. Je m'accroche comme je peux pour ne pas me faire pousser dehors.

Enfin, les stations touristiques s'égrènent le long des Champs Élysées et la balance migratoire s'inverse. Je peux même reprendre un volume normal pour mon corps !

À l'approche de l'Arche, la rame ralentit soudain puis s'arrête dans un tunnel. Les haut-parleurs du wagon crachotent un froissement de voix métallique dans lequel je devine qu'un incident technique doit être en cours de résolution quelque part devant nous et nous immobilise. La plupart des passagers sont résignés, tandis que quelques uns se font réexpliquer les choses.

Un grand arabe au sac à dos proéminent - sûrement un étudiant - fait l'objet de regards en coins hostiles ou inquiets de plusieurs personnes. Je me désole sur le racisme ambiant quand, soudain, l'étudiant glisse sa main sous sa veste et un frisson électrique parcourt le wagon tandis que tous ceux qui ne le quittent pas des yeux arborent une mimique effrayée et blanchissent leurs phalanges en se crispant à leur prise.

L'objet de tant d'émotions, lui, sort un téléphone portable, en pianote l'écran quelques secondes puis le range, souriant, marquant le rythme de la musique qu'il écoute dans ses écouteurs blancs en hochant la tête en cadence - et ce balancement comme ce sourire innocent sont comme un pied-de-nez à cette hostilité qui le cerne et dont il ne semble pourtant pas avoir conscience.

Tandis que les regards fébriles se consultent et poursuivent leur veille sélective, je réalise ce qui vient de se passer : l'attentat à Charlie Hebdo et sa réplique de l'épicerie kasher ont été des séismes bien plus forts que ce que je pensais dans la vie des parisiens ! Ils ont été visiblement secoués, mais j'ignore dans quel sens : vont-ils avoir roulé vers la peur stérile et son cortège de haines rétrogrades ou vers une prise de conscience salutaire les poussant à une action décisive et constructive ? Seul l'avenir nous le dira, mais passé et présent ne me portent pas vers l'optimisme...

Le métro qui redémarre soulage pressions et questions en noyant toute pensée dans ses crissements grinçants de métal en souffrance.

Mais j'ai pris du retard et commence à m'inquiéter. Beaucoup de retard...

Toutefois, et j'ignore si c'est l'espoir ou l'effet de ma séance avec Prakaash, ce n'est pas la panique habituelle que je sens monter en moi, seulement une vague appréhension comme en écho à plus de vingt ans de terreur désormais sans objet.

Je croise les doigts pour qu'il en soit ainsi car il est désormais peu probable que j'arrive avant la nuit...

Ma station se présente enfin, quand des places assises commencent à se libérer, et je descends, pressant le pas.

Mon bus venant de passer, je décide de terminer à pied dans les rues de plus en plus désertes et sombres. Marchant d'un pas vif, je vérifie mon hypothèse la plus optimiste : si je n'en mène pas large, je n'en suis pourtant pas l'esclave de ma peur et, malgré la vitesse, je savoure ce décor inédit fait de nuances d'obscurité mystérieuses et des dérisoires tentatives technologiques pour la tenir en échec.

Un aboiement furieux quand je passe devant un portail me replonge dans un état de panique hystérique et je détale en courant le long des rues résidentielles désertes.

Quand je tourne dans ma rue, à bout de souffle mais de nouveau maître de moi, je suis d'abord étonné de voir ma mère sur le trottoir mais, immédiatement, je comprends et accélère à petites foulées, douloureuses pour mes muscles trop sollicités comme pour ma trachée que l'air froid de la nuit semble déchirer.

Alors qu'elle se prépare à me ramasser pour me soutenir jusqu'à la maison, je l'enlace et la soulève pour la faire tourner dans mes bras, euphorique malgré mon point de côté lancinant.

- C'est fini, maman ! C'est terminé ! Je n'ai plus peur du noir !

Elle me serre à son tour quand je la repose, pleurant contre moi.

Nous restons un moment dans la nuit, entre deux réverbères. Puis, elle glisse son bras sous le mien et m'entraîne chez nous.

- Tu dois mourir de faim ! Je nous ai préparé un bon petit plateau repas !

Le présentateur du JT de vingt heures nous accueille avec son habituel entrain des jours de deuil tandis que nous nous installons à la table basse. J'attrape la télécommande pour zapper vers un programme moins déprimant quand un des titres annoncés me retient. Je reste figé face à l'écran, attendant le reportage en question.

Ma mère m'interroge mais je lui fais signe de patienter.

Enfin, les images des innombrables conférences de presse du gouvernement s'achèvent et on passe au sujet qui m'a interpellé.

- À Paris, où l'insécurité dans les transports a encore été dénoncée par les syndicats du personnel de la RATP et les porte-parole locaux de l'UMP et du FN, deux contrôleurs se sont fait agresser station Concorde par un homme de vingt-six ans qui a voulu forcer leur contrôle. L'agresseur, souffrant de troubles psychiatriques, a été maîtrisé par des voyageurs jusqu'à l'arrivée des forces de l'ordre. Les deux agents du métro parisien souffrent de graves blessures et l'un d'entre eux au moins est en soins intensifs.

Pendant l'exposé des faits, auquel succèdent des témoignages de témoins n'ayant rien vu mais ayant tous une opinion sur la question, le visage de l'agresseur apparaît à l'écran, en noir et blanc, visage fermé. Je ne le quitte pas des yeux.

C'est mon resquilleur de tout à l'heure. Celui à qui j'ai dit de ne pas prendre la direction de la ligne huit. Et qui ne m'a pas écouté - ou qui m'a volontairement désobéi ? Suis-je la cause de cette agression ou simplement l'inutile barrage qui n'a pas su l'empêcher ?

- Ça fait quelque chose de penser que tant de cinglés courent les rues et qu'on risque notre peau à chaque coin de rue, pour un Dieu quelconque ou un ticket de métro, hein ? Tu te dis que tu aurais très bien pu rencontrer ce fou dans le métro tout à l'heure et y laisser ta peau, c'est ça ?

J'acquiesce négligemment, mais ce n'est pas vraiment le fond de ma pensée. N'étant pas désireux d'en parler, je zappe sur un programme plus réjouissant et feins de m'y intéresser, mais je suis rongé par le doute et la culpabilité et prétexte rapidement la fatigue pour monter me coucher.

Ma mère fait semblant d'y croire pour respecter mon intimité, mais je sais qu'elle aimerait que je me confie davantage à elle. Mais je ne peux pas. Pas avant d'y voir plus clair.

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