II

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Une fois assis dans la salle d'attente, j'essaie de détendre l'atmosphère :

- Eh bien ! Ça ne s'est pas si mal passé que ça !

Béatrice me regarde avec ses grands yeux verts contrariés.

- Je ne vois pas ce qu'il te faut ! T'as mangé un lion ? Et c'était quoi ton problème avec le contrat ?

- Rorgal avait trop l'air impatient qu'on le signe pour que ce soit dans notre intérêt. Et puis on devrait pouvoir le lire avant de signer, non ?

Elle laisse passer un silence avant d'acquiescer faiblement.

- Merci pour ce que tu as dit pour moi. Et désolé de ne pas avoir été plus utile...

- C'est après moi qu'ils en ont et tu n'as ni à en payer les pots cassés, ni à me remercier. Je ne faisais que me défendre.

- Tu n'étais pas forcé de vanter mes mérites pour autant. Surtout que j'ai plutôt tendance, connaissant Hinergeld, à plaider pour le scénario du pire concernant les hypothèses que tu as exposées. Et je suis sûre que c'est toi qui m'as obtenu cette promotion, même si j'ignore comment tu t'y es vraiment pris...

Elle sourit à mon haussement d'épaules modeste.

- Mais maintenant qu'on les a pris en défaut, ils ne vont pas nous lâcher ! Puisqu'on devrait tous les deux être chômeurs plutôt que propulsés cadres, je suppose qu'on ne s'en tire pas si mal, mais il va falloir se méfier...

- Ne t'inquiète pas, je murmure avec une confiance soudaine que j'ignorais ressentir jusque là et, audace inattendue, en pressant brièvement sa main, qu'elle ne retire pas, tout va bien se passer. Avec notre intelligence et ton charme, l'Afrique ne nous résistera pas !

Elle pouffe légèrement mais un voile de tristesse passe simultanément sur son visage.

- Ça ira, j'insiste.

- Je m'inquiète pour Elina. Elle n'est jamais restée sans moi à la maison et je ne peux pas lui faire manquer l'école à ce point ou la traîner dans mes bagages...

Là, je ne trouve rien à dire. Pour la réconforter, je pose à nouveau ma main sur la sienne. Elle l'y laisse quelques secondes puis, dans un sursaut, se redresse, son mouvement la soustrayant à mon contact.

Rorgal se profile au bout du couloir.

- Veuillez me suivre, nous crache sèchement le petit chef sans ralentir en nous dépassant.

Il semble un peu calmé, me dis-je en pensée, ironique. Nous alignons notre pas sur le sien tandis qu'il nous fait sillonner l'étage et que nous mesurons l'ampleur des choses.

Flexiprospect est un consortium de plusieurs dizaines de plateformes téléphoniques comptant chaque fois une centaine d'opérateurs à qui l'on sous-traite toutes sortes de prospections : vente par correspondance de tout un tas de biens et services dont le crédit n'est finalement qu'une goutte d'eau, bien que fort lucrative, sondages d'opinions, enquêtes de marché.... Le tout adossé à un gros service de gestion des fichiers clients qui recense et trie les profils, actualisés à chaque contact, afin de mieux cibler les approches. Au final, ce sont plus de mille employés qui se retrouvent sur le carreau aujourd'hui ! Et j'ai bien l'impression que nous sommes les seuls survivants de cette purge...

La visite s'achève par le bureau d'Hinergeld, qui porte encore une plaque à son nom sur la porte. Un grand bureau et un petit secrétaire se disputent l'espace exigu, chacun équipé d'un téléphone et d'un ordinateur.

Je suis un peu mal à l'aise d'usurper la place d'Hinergeld, mais je tente de me consoler en me rappelant qu'il se lavait bien les mains du sort de ses subordonnés.

- C'est ici que vous travaillerez quand vous ne serez pas en Algérie. Je vous laisse vous partager les lieux et vous installer. Je reviens dans une demi-heure pour vous expliquer vos nouvelles missions en détail. Cet après-midi, dès quatorze heures, et toute cette semaine, vous serez en formation ici-même au siège. Vous passerez les deux prochaines semaines en Algérie, sur notre nouveau site, pour recruter et former nos nouveaux collaborateurs.

Tandis qu'il égrène ses informations, il ne nous regarde pas directement. Puis il s'en va sans rien ajouter. Je regarde ma montre. Dix heures et demie. Je consulte Béatrice d'un signe du menton.

- Quoi ? me demande-t-elle, perplexe.

- Eh bien ! Bureau ou secrétaire ?

- Je ne sais pas... Tu as une préférence ?

- Je me dis que si nous partageons la pièce, nous devons réfléchir à la meilleure manière de le faire. Je crois que tu devrais prendre le bureau.

- Pourquoi ? me demande-t-elle en fronçant ses sourcils, perplexe.

J'apprécie immédiatement cette nouvelle expression que je ne lui connaissais pas.

- Si je prends le bureau, tu auras l'air d'être ma secrétaire, et je ne veux pas. Nous sommes des collaborateurs. Et puis je pensais vraiment ce que j'ai dit tout à l'heure à propos de nos compétences respectives. Dans la situation inverse, les cartes se retrouvent troublées et nous avons un atout dans notre manche, même si ce n'est qu'un petit.

Elle penche un peu la tête sur son épaule pour mieux me jauger du regard.

- Tu cachais bien ton jeu sous tes airs de simplet, dis donc ! Et t'es plutôt courageux pour un phobique !

Je pouffe niaisement, gêné.

- Va pour le bureau alors, conclut Béatrice en allant s'y installer et en commençant à farfouiller dans les tiroirs tandis que l'ordinateur s'allume.

Je l'observe un moment puis me ressaisis et l'imite du côté du secrétaire. Inspectant le meuble, je me rends compte que ce sont les affaires d'Hinergeld que je manipule et je me dis que, peut-être, parmi toutes ces fournitures, il se cache quelque chose qui pourrait nous aider et j'examine tous les recoins avec plus de zèle. Pourtant, je comprends vite à l'ordre qui règne là et que je trouble que la pièce a déjà été nettoyée et vidée de toute pièce compromettante.

Reste l'ordinateur.

Fébrile, je télécharge au hasard un logiciel de récupération de données et l'installe. Je demande ensuite une recherche des fichiers supprimés.

Que je copie sur ma clef USB sans prendre le temps de lire.

Expliquant ma démarche à Béatrice, qui me cède momentanément sa place, je procède de même sur son appareil.

C'est au moment où je rempoche mes clefs auxquelles est accroché mon porte-clefs et sa mémoire morte que Rorgal revient.

Il s'installe en conquérant devant le bureau, face à moi, mais marque un temps d'arrêt quand je me lève pour rendre sa place à Béatrice. Je vais chercher ma chaise et m'installe près d'elle à son bureau. Professionnelle, elle prend quelques feuilles dans son imprimante et deux stylos dans son pot à crayons et, généreuse, m'en confie la moitié.

Nous sommes parés !

Je la remercie et nous fixons nos regards studieux sur l'intrus.

- Je n'irai pas par quatre chemins. Nos services ont établi un dossier technique détaillé dont vous prendrez connaissance sur votre temps libre.

Il nous tend deux épais classeurs.

- Votre mission se résume à cinq axes : superviser l'installation de la nouvelle plateforme - les locaux ont déjà été loués et le matériel est en cours d'acheminement vers Alger -, organiser et effectuer le recrutement de nos cinq cent premiers opérateurs - nous avons déjà annoncé notre volonté d'embauche par les organes locaux -, assurer la formation initiale et continue de ces agents - et le cas échéant les remplacer s'il y a incompétence -, faire le lien avec le siège par des rapports réguliers : aux services des ressources humaines pour le personnel, de la comptabilité pour les paies et matériels, de la direction pour les résultats de l'exercice, et enfin agir en tant qu'opérateurs experts, directeurs délégués sur le site et responsables locaux des ressources humaines en prenant en charge toutes les situations requérant votre intervention : conflit professionnel, litige avec un client, atteinte à l'image de notre entreprise ou de celle de nos partenaires. Me suis-je bien fait comprendre ? Vous êtes responsables de tout, et en coresponsabilité l'un envers l'autre. Soyez extrêmement vigilants - nous le serons à votre égard et nous ne tolérerons aucune défaillance. Le moindre faux pas et vous sautez tous les deux.

Son regard plonge comme un rapace de l'un à l'autre tandis que ses mains dessinent des cercles autour de nous comme pour nous enfermer dans une toile invisible.

- Je peux vous demander pourquoi vous nous détestez à ce point ? l'interromps-je soudain, sans calcul particulier mais dépassé par cette interrogation qui jaillit de moi face à cet être plein de hargne et de mépris qui fait écho à d'autres personnes hostiles dont il ravive le souvenir douloureux par sa méchanceté rageuse.

Il marque un temps d'arrêt, comme décontenancé, retrousse ses babine comme pour mordre et s'apprête à répondre, mais se fige à nouveau, prenant manifestement le temps de réfléchir à sa formulation. Enfin, il s'humecte les lèvres, se redresse et déglutit.

- Vous ne devriez pas occuper ce poste, surtout à deux. D'autres dans l'entreprise méritaient cette opportunité et ces responsabilités.

Rien n'est vraiment dit, mais tout est clair. Sa hargne s'explique. Mais ne paraît pas devoir faiblir dans le futur...

- Ouvrez vos dossiers, tranche-t-il dans le silence tendu qui vient de se faire. Il est divisé par des intercalaires en sections : cahier des charges de la nouvelle plateforme, présentation et gestion des locaux, procédures de recrutement, de la formation, vos obligations horaires et en terme de rapports avec le siège, assurances, procédures d'urgence... Tout s'y trouve. Je me dois juste d'insister sur un aspect essentiel de votre mission qui ne peut figurer à l'écrit mais est une évidence en terme d'efficacité du futur service : nous nous installons à Alger pour bénéficier d'une main d'oeuvre moins coûteuse, certes, mais surtout parce que Alger est le centre névralgique du pays et dispose donc des infrastructures adaptées à nos besoins mais, surtout, d'écoles et d'universités qui nous donnent accès à un public jeune, cultivé et ayant une bonne maîtrise du français. Comprenez bien que nos partenaires et leurs clients ne peuvent en aucun cas être conduits à ressentir cette nouvelle implantation géographique comme une dégradation de la qualité de nos opérateurs et procédures. Vos recrues devront au téléphone avoir l'air parfaitement français et être capables de soutenir une conversation avec n'importe lequel de nos concitoyens pour pouvoir la réorienter vers l'objectif de notre prospection. Me suis-je bien fait comprendre ?

Nous acquiesçons tous deux, concentrés.

- Quand les équipes doivent-elles être opérationnelles ? demande Béatrice.

- Vous partez dimanche et aurez toute la semaine suivante pour mener les cent premiers entretiens de recrutement. La semaine suivante sera dédiée à la formation de ces premiers agents. Dans un mois, vous devrez avoir recruté les cinq cent opérateurs et être capables de mener à bien nos campagnes de prospection. Cette transition est déjà coûteuse pour le groupe et nous n'accepterons pas de retard dans l'exécution de ce plan. Suis-je clair ?

Nouveaux hochements de tête de notre part.

- Bien. Je vous laisse prendre connaissance de ces documents. Retrouvez-moi au secrétariat de direction à quatorze heures exactement.

Et il disparaît de notre vue, emportant avec lui une bonne part de l'électricité qui saturait l'atmosphère.

Avec Béatrice, nous échangeons un regard inquiet et une grimace éloquente avant d'éclater de rire.

C'est bon de ne pas être seuls.

C'est bon de ne plus être seul.

- Bon ! On s'y met ?

- Mouais, dis-je, résolu mais pas forcément enthousiaste.

Faut dire que je suis plutôt crevé.

- On lit chacun de son côté et on échange à la fin de chaque partie nos points de vue ?

Ma proposition semble lui convenir.

Nous commençons donc l'épluchage laborieux du pointilleux dossier. Je réalise brusquement que j'ai oublié de changer de place et j'en suis ravi ! Au coude à coude sur le grand bureau, nous ne manquons pas vraiment de place et j'aime ce sentiment jusque là inconnu de faire équipe.

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