I

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Deux coups frappés avec douceur au battant de ma porte me tirent de ma léthargie.

Par les fentes inévitables des volets, des rayons de soleil font danser la poussière de la chambre comme une tempête d'étoiles miniatures.

Dans l'entrebâillement de la porte, Alexandre et son sourire des jours où c'est lui le grand frère.

- Alors, la marmotte ? On hiberne ?

Un peu désorienté, je cherche le réconfort de mon réveil qui seul peut dans ces cas où le réel vous échappe donner la clef du retour à la conscience.

Treize heures plus que passées.

Ça c'est de la grasse matinée !

Je lui fais un sourire embarrassé qui le fait éclater de rire. Ce devait donc plutôt être une grimace désopilante de désarroi !

Il pousse la porte et vient s'asseoir au bord de mon lit. Il me lance une petite bourrade amicale.

- Alors, petit cachottier ? Maman m'a dit que t'avais fait de sacrés progrès ! Tu comptais me le dire quand ?

Je baisse les yeux, confus, un peu coupable, c'est vrai, mais surtout traversé par un trop grand nombre de souvenirs, d'émotions et de pensées contradictoires...

- Te bile pas, frérot, ajoute-t-il en décoiffant mes cheveux sans nécessité au vu du moment où il s'y attaque. Elle m'a aussi dit que tu payais chers tes progrès vu les effets secondaires...

Je le fixe, horrifié et choqué. Comment savent-ils ce qui m'arrive ? Puis je retrouve un peu de lucidité et comprends qu'il parle seulement de mes nuits agitées, de mes crises de panique et, peut-être, de ma tendance nouvelle à "halluciner" sur de prétendues compétences d'herboriste... Je souris de soulagement. Si je suis ravi de ma guérison tant attendue, je ne me sens pas prêt à partager les autres conséquences et causes du processus. En tout cas pas avec lui.

- Tu veux en discuter ?

Je secoue la tête doucement et, conciliant, je lui presse l'épaule pour le rassurer.

- Comment ça va avec Céline ?

Diversion grossière, certes, mais la question me préoccupe, d'autant plus que je sens obscurément au fond des moi qu'elle a un rapport avec mon bonheur à moi, et pas seulement parce que je veux celui bien mérité de mon petit frère...

- Très bien, m'avoue-t-il après son clin d'œil je-ne-suis-pas-dupe et dans un grand sourire rêveur.

Il reste un instant plongé dans ses pensées, s'immergeant dans ses souvenirs tout neufs. J'en profite pour le dévisager : ses pommettes sont colorées, ses yeux lumineux, ses cheveux indisciplinés vainement coiffés. Il est beau. Il a toujours été bel enfant mais là, ce matin, dans son état de bonheur amoureux, je vois le beau jeune homme qu'il est devenu et dont papa aurait été si fier. L'émotion me gagne, heureusement empêchée de déborder par la voix d'Alexandre.

- Nous vivons ensemble, en fait. Un peu chez elle, un peu chez moi. On n'a rien décidé, en tout cas rien de plus précis que de passer le plus de temps ensemble. Après le boulot, on se retrouve, on se promène, on fait nos courses ensemble, on mange ensemble, on dort ensemble, on...

Il s'interrompt, mal à l'aise. Je lui presse la main pour l'assurer de mon soutien, mais je détourne le regard, pudique. Je ne suis pas sûr de vouloir partager cela. Ou plutôt j'aimerais partager mais je ne veux pas savoir. J'attends qu'il se décide, ne sachant ce que je préfère...

- On a beaucoup ri les premières fois, surtout de notre maladresse ! Que de fous-rires ! Mais... On trouve nos marques. On devient un vrai petit couple !

Je le regarde à nouveau, mon sourire aussi large que le sien. J'apprécie qu'il se soit confié à moi sans m'embarrasser de détails qui ne me regardent pas...

- Bon ! Tu me laisses me préparer ? lui dis-je, mimant l'agacement et le repoussant gentiment.

- Pas de problème, beau gosse ! Je te laisse te faire beau ! Et y a du boulot !

Il esquive mon oreiller de justesse en se servant de la porte comme bouclier.

- Je t'attends en bas avec maman et Céline. On t'a gardé une assiette au chaud et on t'attend pour le gâteau !

Je l'entends descendre les marches et file me préparer.

Quand je les rejoins dans le salon, ils interrompent leur bavardage et se tournent tous trois vers moi. Installés à table, ils m'ont gardé la place d'honneur, où se tenait papa et où m'attend sous cloche mon déjeuner. Ils ont gardé leurs verres mais débarrassé le reste.

Je les rejoins à table et tâche de leur décrocher un bonjour le moins bougon possible. Céline me sourit et, tandis que je m'assieds, se lève en annonçant qu'elle a une course à faire et reviendra tout-à-l'heure. Je lui suis reconnaissant de son tact mais cela rehausse considérablement mon sentiment d'être tombé dans un traquenard familial.

Je feins de ne me rendre compte de rien et dois sans doute passer plutôt pour un pathétique et peu subtil imbécile lorsque je soulève la cloche et loue d'un air affamé le ragoût fumant qui m'attend avant d'enfourner une première bouchée.

Moi qui voulais couper court à la discussion, me voilà bâillonné pour de bon par un morceau de bourguignon certes savoureux mais long en bouche. Très long...

- Ça fait près de deux semaines maintenant qu'on a discuté de choses sérieuses et, puisque ta thérapie donne de bons résultats, nous voulions en rediscuter avec toi, savoir comment ça se passe pour toi, notamment à ton travail.

Ma mère a déployé sa toile bien préparée et, fuyant, je me détourne vers mon frère comme on cherche une issue de secours. Son regard patient et grave me cloue sur place, me coupant touve possibilité de fuite, et sa main chaleureuse vient verrouiller mon bras et la situation.

- On est fier et heureux pour toi que tu connaisses enfin des progrès, mais on s'inquiète. Parle-nous.

Et moi je ne veux ni parler ni mentir. Mais je suis acculé et vais bien devoir consentir un effort... Je mâche avec insistance mon morceau de bœuf qui pourrait tout-à-fait n'être finalement qu'un vieux malabar ou un bout de carton. Je gagne du temps, quoi... Je finis par devoir avaler, buvant à lentes gorgées pour faire passer le temps, leur curiosité et ma lâcheté. Enfin, je ne peux plus reculer sans devenir officiellement un gros con malpoli...

- Je trouve que tu as raison, maman, de vouloir continuer à vivre. Et je suis vraiment content de te savoir heureux avec Céline. Vous allez vraiment bien ensemble et ça fait vachement plaisir, surtout avec tout le temps qu'on a dû poireauter pour voir ça !

J'ai tenté la blague, pour voir, mais c'est du réchauffé et j'en tire à peine quelques étincelles dans leurs regards. J'aurai essayé...

- Vraiment, ça me va que vous avanciez dans vos vies ! Je suis un grand garçon maintenant et c'est normal que vous n'ayez plus à vous occuper de moi. Vous m'avez traîné assez longtemps comme poids mort ! Je vais me débrouiller, ne vous inquiétez plus pour moi.

Ma mère attrape mon autre main dans la sienne. Il semble bien que je vais devoir manger froid... Mon estomac manifeste son mécontentement par une crispation avide, mais je l'ignore aisément, occupé que je suis à libérer ma gorge de la météorite incandescente qui s'y est coincée, à endiguer la montée des eaux qui menace de déborder les digues de mes paupières et à maîtriser les tremblements de lèvres qui ébranlent la stabilité de mon discours raisonnable.

- Parle-nous de ta thérapie, de ce que tu vis en ce moment. Je sais que tu es fort et que tu ne veux pas nous inquiéter, que tu cherches à cacher tes problèmes pour nous les épargner, mais tu sais bien mon chéri que ta santé et ton bonheur sont essentiels aux nôtres ! Nous avons toujours tout affronté ensemble, en famille, comme les trois mousquetaires ! Tu te rappelles ? Mamos, Batos et Alos ?

Je ferme les yeux un instant pour laisser à l'écho fantomatique le temps de faire résonner le nom du quatrième mousquetaire, celui qu'on ne cite pas mais dont le rôle est central, vital, tel la colonne vertébrale d'un géant voué sans elle à s'effondrer. Papos. Des heures à courir partout dans le jardin et la maison pour déjouer les manigances rocambolesques de l'ineffable Carminable de Chichevieux et ses défis acrobatiques ou gastronomiques inénarrables ! Tant de souvenirs de fous-rires et de roulades enchatouillées dans l'herbe près du tilleul !

J'avale avec peine une salive apparemment transformée en éclats de silex acérés, puis je rouvre les yeux et charrie devant moi les premiers mots rocailleux de ma confidence.

- Le Dr. Prakaash considère les phobies comme la conséquence d'un traumatisme mal digéré par notre cerveau, un sac de noeuds dans lequel le patient est enchevêtré.

Expliquer le processus en réemployant les mots de Prakaash libère ma parole et celle-ci libère le poids qui pèse sur ma conscience. En tout cas, mère et frère sont pendus à mes lèvres et aucun des deux ne semble disposé à me rendre l'une ou l'autre de mes mains. Je poursuis.

- Par l'hypnose, il me ramène au vrai souvenir du traumatisme afin que je le revive en conscience et puisse le surmonter, le dissocier en quelque sorte de toutes ces situations pourtant sans rapport mais qui provoquent chez moi angoisse et panique. Ces souvenirs sont éprouvants, mais ils sont encore plus vivants, détaillés et puissants dans mes rêves. C'est la nuit que mon inconscient fait tout le boulot en défaisant les noeuds qui attachent mes chaussures ensemble et m'empêchent d'avancer. D'où mes cauchemars, ma fatigue... Et ma confusion parfois, conclus-je à destination de ma mère pour la rassurer. Mais ça marche ! dis-je avec un entrain plutôt spontané. Je ne crains déjà plus ni la foule, ni les espaces exigus, ni même la vue du sang ! Il y a encore du boulot mais j'avance comme jamais auparavant et c'est excitant ! Inquiétant mais jouissif !

Mon enthousiasme est réel et communicatif. Tous deux sont comme moi les larmes yeux, de joie, sans aucun doute, et d'émotion en général, bien sûr.

- Ce que je ne comprends pas, intervient Alexandre, c'est pourquoi ça marche aujourd'hui alors que, ces souvenirs, on en a déjà parlé des milliers de fois sans que ça t'aide le moins du monde ! C'est quoi la différence ?

La différence, c'est que j'allais pas chercher mes souvenirs dans des vies antérieures ! J'ai presque mal tant j'ai envie et besoin de le dire, mais comment ne serait-ce qu'aborder la chose sans passer pour fou. Je perdrais leur confiance et leur respect ! Ils m'interneraient ! Non, je ne peux pas risquer de perdre les seules personnes qui ne m'ont jamais fait défaut ! Je biaise.

- C'est sûrement l'hypnose qui change tout et qui fait que ça marche, ça et la nécessité toute récente à laquelle vous m'avez conduite tout dernièrement. Ça a pu jouer dans le déblocage de ma situation.

J'invente un peu mais, après tout, qui sait ? Alexandre et notre mère hochent imperceptiblement la tête, apparemment satisfaits de l'explication.

- Et ça te fait quoi d'avoir été libéré de ces peurs ? m'interroge ma mère, avide de me découvrir enfin des sources de satisfaction.

Je réfléchis sérieusement à la question, ce qui prend un moment vu le tri qu'il faut faire entre l'indicible, l'impertinent et l'angoissant avant de pouvoir formuler une réponse acceptable pour moi comme pour eux.

- J'ai l'impression qu'un nouveau monde s'ouvre à moi ! Je suis comme un môme devant ses paquets cadeaux de Noël ou à une fête foraine : plein de tentations inédites et excitantes et difficile de choisir par quoi commencer, chaque nouveauté étant à la fois enthousiasmante et inquiétante !

Je regarde mon frère dans les yeux.

- J'ai savouré et adoré mon premier bain de foule ! Et je me suis éclaté comme un petit fou dans l'ascenseur du boulot !

Je libère ma main de ma mère, mon frère ayant resserré sa prise sur l'autre. J'arbore ma croûte à l'indexe, vaguement conscient du ridicule sordide de ce que je vais confier, mais il faut que ça sorte ! Au moins un peu...

- La nuit dernière, je me suis même coupé exprès avec mes ciseaux pour observer de près les mécanismes de ma coagulation, et j'ai même avec plaisir goûté mon propre sang ! Comme un vrai petit vampire !

Je me mets à rire et ils m'imitent, des larmes aux yeux, comme moi, et chacun une main sur moi pour sentir en moi la vibration singulière d'un bonheur jamais aperçu jusque là, ou complètement oublié, en tout cas...

- Et sinon, le boulot, comment ça se présente ? me relance mon frère après un moment.

- J'ai convaincu Hinergeld de prendre un second employé pour m'aider, au prétexte que j'aurai besoin d'une femme en Algérie pour travailler efficacement avec nos collaborateurs féminins. J'ai aussi réussi à le persuader d'améliorer l'image de la boîte en adoucissant le licenciement de nos autres collègues par une prime de départ et un accompagnement vers leur nouvel emploi !

Je mens un peu, mais si peu ! Et puis je suis quand-même fier de cette victoire-là !

- Sans rire ? s'étonne mon frère, bien légitimement d'ailleurs considérant l'enflure qu'était mon chef ! Et c'est passé ?

- Comme il s'est fait lourder le lendemain devant nous, j'en déduis que ça n'a pas fait beaucoup d'émules à la direction ! Quant à savoir s'il s'est fait virer pour ses bonnes actions ou s'il les a commises parce qu'il allait partir, j'en sais rien.

Et c'est vrai, là, que dans ce salon où j'ai grandi, près de ma famille qui m'a toujours connu, je me demande si je n'ai pas tout simplement imaginé mon pouvoir d'hypnotiseur... Il faudra que je réessaye pour en avoir le coeur net !

- Comment s'appelle ta nouvelle collègue ? demande innocemment maman.

- Béatrice, je lâche immédiatement en tombant dans le panneau, l'air de démontrer que je n'ai que ce nom sur la langue, ce qui n'est d'ailleurs pas absolument faux...

Alexandre et maman s'illuminent d'un même sourire niais et je me sens rougir jusqu'aux oreilles comme un gamin pris en faute.

- Comment est-elle ? finit par s'informer ma mère.

- Forte, je soupire. Et je m'aperçois que c'est le premier mot qui me vient avant fragile et gentille, que je garde pour moi, avec le précieux souvenir de nos conversations, de son sourire et du contact de sa main sur mon bras.

Alexandre, vengeance fraternelle ou non, m'ébouriffe les cheveux sans rien dire et, machinalement, je termine mon ragoût froid.

Maman va ensuite chercher le gâteau tandis que je débarrasse et nous nous réinstallons à table, Céline faisant miraculeusement sa réapparition sans que j'arrive à déterminer si c'est de la télépathie, une pure coïncidence ou un texto de mon frère qui l'a prévenue. Je donne ma langue au chat tandis que la nouvelle venue relance la conversation loin du sujet Baptiste, ce qui me permet de savourer la génoise au chocolat et ses cerises tout en retournant voguer sur le flux de mes pensées.

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