II

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Après manger, l'après-midi est déjà bien avancé mais nous décidons d'aller nous promener en forêt. Une petite balade dans la lignée des grandes que nous faisions en famille il y a si longtemps, et que nous refaisions, de loin en loin, depuis la mort de mon père.

Avoir Céline avec nous me fait une impression étrange. C'est un peu douloureux car cette quatrième présence écrase un peu le souvenir de l'ombre de mon père, mais c'est aussi une lumière qui nous réchauffe tandis que nous déambulons sous la futaie au chant des oiseaux, à guetter les éclairs roux, fugaces, qui écureuillent subrepticement les hautes branches.

Céline, c'est à la fois la mise en relief de l'absent, mais aussi l'élargissement, l'enrichissement de notre famille vers l'avenir. Et sa conversation joyeuse, le regain de gaieté d'Alexandre et de notre mère sont autant d'aspects solaires que la nouveauté vient renforcer.

Je suis bien.

Et ça, c'est inédit.

Néanmoins, Céline, c'est aussi la potentialité de l'amour, et je n'ignore ni que mon frère, plus jeune que moi, a déjà - enfin ! - déniché sa compagne alors que moi non, ni que Béatrice, malgré tous mes handicaps, ses priorités et l'improbabilité de notre éventuelle relation, représente pour moi ce qui s'en rapproche le plus et, pour ça et les autres événements qui sont en train de bouleverser ma vie, l'anxiété ne relâche jamais tout à fait son étreinte glacée sur mes entrailles.

Et le crépuscule qui vient sournoisement se glisser entre les arbres n'aide pas. Nous rebroussons chemin vers la voiture, puis la maison.

Je regarde les immeubles gris défiler devant le pare-brise comme un documentaire apocalyptique sur la fin des couleurs tandis que le trafic s'accordéonne d'une avenue à l'autre au rythme des klaxons excités par la fièvre acheteuse des samedis.

De loin en loin, quelques arbustes rachitiques tâchent de pousser dans leur canisite miniature, en cage et menottés au trottoir comme des forçats des temps modernes. Parfois, au travers d'un créneau de cette forteresse de ciment, derrière les murailles de parpaings et les grilles acérées, un courageux résistant tend encore ses bras vers le ciel mais ses branches dénudées lui donnent davantage l'allure d'un vieillard squelettique priant pour le pardon avant l'extrême onction.

Je sens le froid extérieur pénétrer par la vitre contre laquelle se pousse mon front et engourdir mes pensées tandis que la buée de mon souffle dépose un voile flou sur le monde. Je m'assoupis.

Je suis à l'angle de la Hauptstrasse et Flusswahl, appuyé contre l'immeuble d'angle. Je regarde passer les gens en m'entraînant à parfaire mes ronds de fumée. Ma buée forme des nuages compacts dans l'air froid de janvier mais ils s'évanouissent rapidement tandis que les volutes bleues du tabac dessinent langoureusement leur lacis d'arabesques autour de moi.

J'attends, vaguement nerveux.

La soeur de Shlomo lui a dit qu'elle tenait de Greta, la meilleure amie d'Else, la soeur d'Ada Zilberstein, que cette dernière a le béguin pour moi et que leurs parents ne verraient pas d'un mauvais oeil un rapprochement de nos familles. Malgré tout, ça va être la première fois que je lui parle, ce qui est sensiblement plus risqué que les regards dérobés à la synagogue...

Elle sera accompagnée d'Angela, sa meilleure amie. Une sainte-nitouche toute en raideur ! Tu parles d'un chaperon ! Elle portera sans doute une de ses robes de jute amidonnée qu'affectionnaient jadis les amishs les plus puritains et se dandinera, toute militaire, comme si on lui avait enfoncé un balai dans le derrière !

Moi j'ai mon bouquet de tulipes blanches. Symbole de la pureté de mes intentions plus que de celle de mes émotions car la belle Ada ne me laisse pas indifférent !

Enfin, au coin de la rue, deux silhouettes vives en grand manteau jaillissent de Gartenstrasse dans ma direction. Immédiatement, la fourrure d'hermine soyeuse d'Ada accapare mon attention et éclipse le sobre manteau de laine grise de son accompagnatrice. Pas tant que je sois grand amateur des peaux de bêtes de luxe, mais c'est surtout que la douceur évidente du poil souligne d'autant celle du visage angélique de la jeune femme qu'elle embrasse comme un écrin précieux pour un bijou rare. Ce qu'elle est sans aucun doute pour son bijoutier de père.

Lorsqu'elle s'arrête devant moi, toute ma superbe s'évanouit.

La fumée bleue se dissipe.

La cendre de ma cigarette oubliée ploie au bout de ma main ballante.

Ada esquisse un sourire.

- Shalom ! Tu es Ernst ?

Sa voix est douce comme un carillon dans la douce brise d'été ! Je déglutis péniblement, hochant pitoyablement ma tête changée pour l'occasion en une montgolfière ridiculement petite, pleine d'air et inutile.

- Elles sont pour moi ?

Elle montre d'une main fine et blanche quelque chose sur ma gauche. J'admire benoîtement sa main et son visage. Angela jaillit à nouveau dans mon décor par un long soupir exaspéré qui me fait soudain sentir tout le pathétique de ma personne pour cette première rencontre. Mais Ada m'est arrivée dans le cœur telle un cheval au galop. Un magnifique alezan.

Je me ressaisis et lui tends les fleurs.

Mais, brusquement, j'interromps mon geste et, enfin, quelque chose se débloque en moi et je cesse de me conduire comme un imbécile.

- J'avais effectivement pris ces fleurs pour toi, mais je me rends bien compte à te voir si sublime qu'elles ne te méritent pas, pas plus que moi qui m'éclipse lamentablement devant toi comme une ombre devant le soleil !

Je commence à me détourner, joignant le geste défaitiste à mes paroles lucides, mais une main délicate se pose sur mon bras et me retient. Je crois sentir la chaleur et la douceur de sa peau à travers mon manteau, mais c'est une illusion causée par la simple sensation de la pression de ses doigts sur moi. Je me tourne vers elle et ses yeux se plantent dans les miens : tout disparaît autour de nous tandis qu'un vertige délicieux me fait comprendre que nous sommes au cœur d'un tourbillon qui nous entraîne loin de tout ce que je connais.

- Les fleurs sont très jolies, dit-elle simplement, sans me retirer sa main.

Un cahot me ramène douloureusement à mon présent et je masse mon front endolori par le choc avec la vitre.

- Désolée mon chéri ! J'ai pas vu venir ce dos-d'âne !

- Tu faisais de beaux rêves ? me demande Alexandre.

Je pense à Béatrice et sa main sur mon bras, à mon vertige devant les yeux d'Ada...

- Oui, un très beau rêve, même, mais celui-là je le garde pour moi !

- C'est Béatrice ? demande-t-il goguenard, mais j'entends immédiatement un claquement sec et il pousse un petit cri de douleur. Mais pourquoi tu m'as frappé, Cé ?

- Parce qu'il faut que tu arrêtes de harceler ton grand frère et que tu t'occupes un peu de moi ! le tance-t-elle ironiquement. Et puis c'était à peine plus fort qu'une caresse !

Je remercie intérieurement ma toute nouvelle belle-soeur et les écoute se chamailler gentiment sur la banquette arrière. Ma mère me fait un clin d'oeil complice et je lui souris en retour.

C'est un bel après-midi. Vraiment.

Arrivés à la maison, nous nous souhaitons une bonne soirée et le petit couple s'en va convoler tandis que ma mère et moi allons préparer la maison pour la nuit.

Demain, grâce à Prakaash, je dirai adieu à ma peur du noir.

Mais pour ce soir encore, il va me falloir subir.

Pourtant, une lumière brûle désormais en moi et desserre quelque peu l'étau qui m'emprisonne à chaque crépuscule depuis plus de vingt ans.

L'espoir.

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