I

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Tout le trajet du retour, je ressasse nos échanges de paroles qui sont autant de moments forts dans ma vie sociale qui en compte si peu, et qui me laissent au cœur un goût désespérément amer et corrosif.

Je devrais être fier et heureux d'avoir pu faire autant aujourd'hui et, pourtant, je suis déprimé comme après une défaite. Et le regard de Béatrice, surtout, me hante et me poursuit... Ses yeux tristes et résignés, froids et embués à la fois. Je n'arrive pas à comprendre où j'ai merdé. Tout avait pourtant bien commencé. Enfin je crois.

Histoire de me changer les idées, je tâche de penser à mes progrès, à mes nouvelles compétences d'herboriste et d'hypnotiseur. De quoi me réjouir et m'angoisser, mais avec une excitation qui me court dans le corps en frissons électriques. Loin du désespoir et des regrets suscités par mes peurs habituelles et mes nouveaux échecs auprès de Béatrice.

Quand j'arrive chez moi, j'ai une furieuse envie de me confier à quelqu'un. Mais à qui ? A ma mère qui a enfin pris la décision de profiter à nouveau de sa vie ? A mon frère qui s'abandonne enfin à un amour attendu et mérité ? A Prakaash pour qu'il me fasse interner ? Et à part ces trois-là, qui me reste-t-il pour des confidences de ce genre ?

De toute façon, le hasard décide pour moi : à la maison, seul un post-it m'attend.

"Réunion au boulot. Ne m'attend pas. Bonne soirée".

Morose, je me laisse tomber sur une chaise de cuisine, en tête à tête avec le petit mot fluo qui me renvoie à ma solitude. En désespoir de cause, je me résous à aller me vautrer sur le canapé devant la télé. Zapper me changera les idées et les couleurs et les sons stroboscopiques tromperont mon sentiment d'isolement.

Je tombe sur le journal. Les horreurs du monde me divertiront des miennes. Proche-Orient : guerres de religion, guerres civiles... Encore des imbéciles qui se croient plus forts que Dieu pour emmerder les hommes ! On se tue pour des différences de culte ou de couleur de peau, par jalousie ou par désespoir. Voilà qui me rappelle sinistrement mes deux récentes morts...

Je change de chaîne. Divertissement : on offre des cadeaux indécents de luxe à des quidams décérébrés contre leurs bonnes réponses à des questions idiotes.

Je presse encore le bouton de la télécommande. Dessins animés : des enfants aux traits grossiers font une bataille de crottes de nez ponctuée de commentaires vulgaires, de rires gras et de cris de dégoût.

Nouveau canal : un documentaire sur un énième écosystème menacé de désertification.

J'éteins la télé et me mets à pleurer. Une fois les vannes ouvertes, c'est le déluge. Et, bientôt, des sanglots bruyants viennent déchirer ma gorge. La crise se prolonge tandis que mes souvenirs douloureux passent en boucle, anciens et nouveaux, dans un rythme qui ne tarde pas à me donner le vertige. Je finis par sombrer dans un sommeil de brute, sans rêves et sans repos.

Quand je me réveille, j'ouvre les yeux sur l'obscurité. Une vague de panique me submerge et je me mets à hurler en tombant à quatre pattes du canapé pour aller à tâtons en quête d'un interrupteur. Mais, mal réveillé et emporté par ma terreur, je ne parviens pas à m'orienter. Mes cris de frayeur se muent en sanglots et en râles tandis que, oppressé par toute cette nuit qui m'écrase et me noie, j'éprouve de plus en plus de difficultés à respirer. À moitié asphyxié et totalement terrorisé, je sens soudain sous ma main un fil électrique. Fébrile, je le suis du bout des doigts et découvre le petit boîtier d'un interrupteur. Je tremble tellement que je peine à le saisir et que mes doigts sont incapables de presser le bouton. Pourtant, alors que je suis au bord de l'évanouissement, j'entends enfin le déclic salvateur et la brave petite ampoule de quarante watts repousse enfin loin de moi le drap glacé des ténèbres.

Haletant, je demeure couché sur le lino froid, la joue collée au plastique par la sueur froide dont je suis imbibé. Endormi avant la nuit. Sans veilleuse. Cela ne m'est jamais arrivé d'aussi loin que je me rappelle. Je dois être particulièrement épuisé...

Une sensation de brûlure me fait ramener ma main à mes yeux : d'une griffure que j'ai dû me faire en tâtonnant furieusement dans le noir perle une goutte vermeille et luisante. Du sang. Mon sang. Un violent spasme me contracte l'abdomen et je vomis un flot de bile incandescent qui me déchire les entrailles et la gorge. Emporté dans une valse diabolique, le salon se met à virevolter autour de moi et tout s'achève dans un brutal black-out.

La souffrance qui pulse à mon front me ramène à la conscience tandis qu'une puanteur écœurante m'agresse les narines et fait jaillir dans des fulgurances douloureuses le souvenir de ma glorieuse déconfiture.

Rassemblant mes forces et mes esprits en prenant bien garde, d'une part, d'ignorer les ruines de ma dignité et de ma satisfaction précédente et, d'autre part, de ne regarder sous aucun prétexte ma plaie, je titube vers la salle de bains de l'étage. Après l'interminable ascension de l'escalier, je pénètre dans la petite pièce et me résigne à devoir prendre une douche pour chasser les effluves nauséabonds qui imprègnent ma peau. Préparant ma serviette, je règle l'eau pour qu'elle soit à la température la plus agréable. Enfin, après avoir pris une grande inspiration, j'enjambe le bord de la baignoire et, combattant de toute ma volonté ma répulsion viscérale et l'attaque de panique que je sens venir. Criant et gesticulant comme sous une pluie de braises, je m'empresse de faire ma toilette en espérant que le savon aura le temps de parfumer ma peau pour effacer les traces fantômes de cet épisode pathétique et sordide.

Tremblant de partout, j'éteins avec soulagement le robinet et m'empresse de me sécher. Je récupère au fond d'un tiroir un pansement, en ôte les emballages et, le plus vite possible, je jette un coup d'œil sur ma plaie que je dissimule immédiatement sous l'adhésif. Vaguement nauséeux et vacillant, je m'agrippe au lavabo le temps que le malaise se dissipe, m'accrochant mentalement à mes yeux caves et rougis. J'ai vraiment une sale gueule.

Un bruit de porte qui claque me sort de la contemplation de ma lamentable face de cadavre ambulant. Ma mère est rentrée.

Je l'entends produire le brouhaha conséquent à son arrivée de prof : bruits de sacs plastiques et de vêtements frottés. Un silence. Des bruits de pas dans l'escalier, puis deux coups frappés à ma porte.

- Baptiste ? Tu vas bien ?

Je tente un sourire face au miroir. Grimace effrayante.

- Ouais, mens-je d'une voix croassante.

- Tu as eu un souci ?

- Rien qu'une petite attaque de panique. Je vais ranger et nettoyer. T'inquiète pas.

Un temps. Je l'imagine en train de se dandiner d'un pied sur l'autre, une mimique de pitié tordant son visage, hésitant entre insister ou préserver ma dignité.

- Ça va aller, t'en fais pas. D'ailleurs, ça va déjà mieux. J'arrive.

Je feins un peu, mais faux c'qui faux.

- Bien. Je serai à la cuisine si tu as besoin de quoi que ce soit.

- Merci.

Un raclement m'indique qu'elle s'appuie sur la porte quelques instants avant de repartir lourdement vers les marches. Une boule barbelée grossit dans ma gorge et mes yeux me brûlent. Encore chancelant, je me force à boire un verre d'eau et à respirer profondément. La maison cesse peu à peu de tanguer et, libéré de la houle, je peux lâcher le bord du lavabo.

Je redescends nettoyer les séquelles de ma crise.

Dans la cuisine, ma mère est assise devant une tisane fumante, le regard dans le vague.

Faire diversion.

- Tu as passé une bonne soirée ? Votre réunion s'est finie vachement tard !

Un coup d'œil à la pendule – minuit et demie – me le confirme.

- Tu sais ce que c'est : on discute pendant deux heures et, du coup, on a soif et faim, et toujours pas fini de parler... Alors, on s'est fait un resto. En plus, vu ce qui s'est passé, on a eu du mal à se quitter. Puis il fallait qu'on discute de ce qu'on va dire aux gamins demain.

Dans un coin de mon esprit, une petite alarme sonne discrètement, qui me force à m'intéresser à ce qu'elle me dit.

- Tu parles de quoi ?

Elle me regarde avec des yeux ronds.

- Tu n'es pas au courant de l'attentat à Charlie Hebdo ?

Devant mon ignorance, elle reprend pour moi les faits, cette explosion de violence obscurantiste, cette absurde boucherie aveugle... Toujours cette gangrène pseudo-religieuse qui contamine sournoisement les populations les plus malheureuses pour fleurir en bubons ravageurs chez les tarés les plus oisifs... Cet État Islamiste en cours d'érection au Moyen-Orient et qui tyrannise en toute impunité les populations locales et arrache à bouchées voraces des portions entières de frontières sans que l'ONU fasse autre chose que les gros yeux... Tant de magouilles politiques qui nous font rougir quand on regarde notre passé et dont on n'a pas fini de payer les pots cassés... Et en nous éclaboussant de sang jusqu'aux pieds de la Tour Eiffel, ces cinglés nous aideront-ils à nous réveiller ou précipiteront-ils notre fin en nous enfouissant davantage dans nos nombrils inertes ? L'avenir nous le dira.

Si ce scoop nourrit mon cynisme et ma révolte, ma mère, elle, semble bouleversée. Sans lire régulièrement ce journal, elle appréciait néanmoins son humour et sa posture rebelle. Et puis ces dessinateurs l'avaient accompagnée pendant toute sa vie... Je lui prépare une tasse de tisane et, en attendant la bouilloire, je lui masse les épaules tandis qu'elle me confie, de fil en aiguille, son interminable journée. Cela me rappelle les longues heures passées avec ma mère lors de nos soirées autour du poêle, dans la vieille cabane branlante que les Forbes nous louaient. C'est là qu'elle m'avait transmis, patiemment, son savoir de guérisseuse et ses vieilles histoires de notre peuple. Retrouvant ses enseignements, je laisse courir mes doigts experts sur les chemins de leur mémoire, dénouant les tensions, replaçant dans leur axe muscles et os.

Peu à peu, sa voix ralentit tandis que son corps s'affaisse sur la chaise, se laissant aller contre le dossier. Elle se tait désormais et me laisse affronter un silence qui perce mes défenses et ravive mon besoin de me confier. Mais que dire ? Et par où commencer ? Je décide, pour contrebalancer la tristesse des nouvelles du jour et profiter de cette rare occasion qui m'est donnée, de me gargariser un peu de mes réussites.

- Maman ?

Elle me répond par un faible grognement poli.

- J'ai de bonnes nouvelles : ma thérapie avec le docteur Prakaash donne de bons résultats. Je me suis déjà débarrassé de ma claustrophobie et de mon ochlophobie !

Elle sursaute et se retourne brusquement vers moi, plantant un regard humide dans mes yeux, sa main agrippée comme des serres à mes poignets.

- C'est vrai ? me souffle-t-elle, suppliante.

Je hoche la tête et elle bondit à mon cou dans un jaillissement de soulagement trop longtemps contenu, m'enrobant de ses bras autant que de ses exclamations bruyantes et enthousiastes.

- C'est merveilleux mon chéri ! Je suis si heureuse pour toi ! C'est un miracle ! Tu as tant attendu ! Tant souffert ! Ah ! Comme je suis contente ! C'est fantastique !

Elle ne croit pas si bien dire... Comme elle commence à me presser de questions sur ma thérapie, je noie le poisson et, mal à l'aise autant parce que je lui mens que par crainte d'en dire trop, je finis par dévier la conversation sur ma promotion. Aussi, quand elle comprend bientôt à demi mot la stratégie d'Hinergeld et les difficultés qu'il me reste encore à aplanir pour ne pas foncer dans le mur, elle calme ses ardeurs et, bien vite, c'est moi qui me retrouve assis, massé par les mains aimantes de ma mère.

- Ne t'inquiète pas. Prakaash a déjà accompli deux miracles ! Tu as déjà gagné bien plus que tu ne risques de perdre dans ton éventuel licenciement !

J'acquiesce mollement mais il est une chose que je n'ai pas gagnée et que je risque de perdre avec mon boulot. Une chose qui n'est sans doute qu'un banal fantasme à sens unique. Une chose qui n'est peut-être qu'une pathétique tentative pour imiter mon frère dans son bonheur. Et tandis que je m'efforce de donner le change en participant a minima à la discussion, je revois le visage souriant de Béatrice flotter devant mes yeux.

Je donne le change comme je peux, aidé par l'enthousiasme de ma mère face à mes progrès, qui n'a même pas besoin d'être alimenté tant il est puissant et débordant. Presque contagieux.

Mais la semaine a été longue et n'est pas encore achevée. Nous nous souhaitons bonne nuit alors que l'horloge me jette au visage que passée une heure du matin les cinq pauvres heures de mauvais sommeil qui me restent peuvent difficilement passer pour une nuit.

J'avale mon cachet en automate et m'abats comme un arbre tronçonné sur mon lit défait, sans même prendre le temps de remplacer l'éclat violent du plafonnier par la douce veilleuse de mon chevet. Puis, sans transition, je me laisse ensevelir sous le linceul noir, froid mais consolateur de l'inconscience.

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