VIII

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Malgré l'épuisement, la grisaille sombre du soir ravive mon angoisse de l'obscurité qui me menace à présent et je pars au petit trot vers mon arrêt de bus. Proche de la neurasthénie, je me laisse cahoter par l'engin, l'oeil vitreux et l'esprit éteint, indifférent à ce qui m'entoure.

Quand j'arrive à mon arrêt, le jour est encore là et je tombe sur le goudron plus que je ne descends du bus et, prostré sur le bord du trottoir, les genoux remontés serrés entre mes bras, le visage caché entre mes jambes, je reste là à me balancer un moment, terrassé par le fardeau conjugué de mon avenir incertain, de mon présent douloureux et de mes passés terrifiants.

La réminiscence de tout à l'heure a été tout bonnement insupportable. Si mon lynchage (celui de Samba) a été éprouvant, il s'y mêlait peur, certes, conscience de ma mort à venir, aussi, mais s'y ajoutaient une incompréhension et un espoir emberlificotés, inextricables : l'espoir de survivre aux coups et celui que la présence de Sophia à quelques pas, ce symbole céleste de la pureté de notre amour, rendrait impossibles tant de haine et de violence, et l'incompréhension suscitées par la fatigue et la surprise.

Mais là, enfermé dans une boîte, enterré vivant par une poignée de soldats sans pitié et rigolards se jouant de ma vie comme autour d'une partie de dés, c'était la lucidité qui primait, une clairvoyance horrifiée, indignée mais impuissante.

- Ça ne va pas ?

La voix de ma mère met plusieurs secondes à me ramener des limbes où je me débattais, mais je refais surface.

- Juste de la fatigue.

Elle fait mine de me croire et, moi, je réussis l'impensable en trouvant la force de la regarder, de lui sourire, puis de me relever sans vomir ni succomber au malaise qui rend le monde mouvant et tournoyant autour de moi.

Consciente malgré tout de ma faiblesse, elle me saisit sous les bras et m'entraîne avec force et détermination jusqu'à la maison.

Elle profite de l'élan et de ma passivité pour me faire grimper l'escalier, ce qui me fait gagner un bon quart d'heure, puis elle me laisse glisser lentement sur mon lit, hors de mes vêtements, sous ma couette, et enfin vers le sommeil.

Presque endormi, j'ai un sursaut de mémoire et je réclame mon cachet.

- Qu'est-ce que c'est que ce médicament ? D'où ça vient ?

- Pas maintenant, je gémis dans un soupir.

Elle cède, me tend le comprimé et le verre d'eau qu'elle vient de remplir à la salle de bains. Je bois d'une traite et me laisse engloutir par la nuit.

La clochette de l'entrée me sort en sursaut de ma lecture du journal. Par réflexe, j'ai déjà fait disparaître le feuillet dans son compartiment secret sous le comptoir pour ne laisser en évidence que le nauséabond Völkischer Beobachter. Mais mon anxiété se relâche quand je reconnais la silhouette trapue engoncée dans sa vieille fourrure : ce n'est que Frau Zimmermann qui vient chercher le remède de son mari. Traînant sa vieille carcasse jusqu'à moi, elle jette des regards furtifs vers la rue tout en fouillant dans son sac élimé encombré de bric-à-brac.

Elle en sort un sachet d'ersatz de café et quelques saucisses kascher de contrebande que je m'empresse de ranger dans un tiroir. Puis, comme si de rien n'était, elle me salue.

- Shalom, Frau Zimmermann. Comment va Elias ce matin ?

- Il tousse encore beaucoup et il est fatigué parce qu'il dort mal, mais il ne crache plus de sang grâce à vous.

- Très bien. Une bonne nouvelle, c'est toujours bon à prendre de nos jours.

- Vous pensez toujours que ce n'est pas une maladie qui l'a fait saigner ?

- Oui, et le fait que ça se soit arrêté si vite en est la preuve. Ce n'était que le fruit des blessures.

A l'évocation de ce souvenir malheureux, un éclair de colère passe dans le regard de Frau Zimmermann.

- Allons, ne nourrissez pas en vous le serpent de la haine. Vous savez bien que Yahvé Adonaï est partout et veille sur notre peuple : nous serons récompensés pour nos sacrifices et nos bourreaux seront punis pour l'éternité. Patience.

Elle acquiesce, crispée et pas fondamentalement convaincue par cette litanie que nous répétons depuis déjà trop longtemps. Mais qu'est-ce qu'une décennie de souffrance pour une communauté qui a subi deux millénaires de diaspora et de persécutions. Le salut a bien attendu quarante ans après notre libération du joug des tyrans d'Égypte avant de toucher nos ancêtres perdus dans le désert.

Elle acquiesce à nouveau en silence, résignée et, plus voûtée qu'en entrant et guettant les passants dans la rue, elle quitte mon officine. Je la suis du regard jusqu'à ce qu'elle disparaisse à l'angle de ma vitrine.

Je contemple un moment le défilé des étoiles jaunes pressées qui filent devant mes yeux, vaquant dans la peur aux quelques activités qui ne leur ont pas encore été interdites.

Et nous avons de la chance ! La pensée, cynique, retentit à nouveau dans ma tête. C'est vrai que les privations et les humiliations sont pires ici, mais nous sommes dans un quartier juif et, finalement, les persécutions y sont plus rares puisque nous sommes séparés des autres citoyens du Reich et que ses soldats ne patrouillent donc pas si souvent que ça dans nos rues.

L'image de Hilda flotte soudain devant mes yeux qui s'embuent et je la chasse tendrement mais avec fermeté. Pas maintenant. Ce soir peut-être, mais pas maintenant. Je dois faire face au jour, aux clients, à mes frères et sœurs qui viennent chercher chez moi le maigre réconfort que je peux leur apporter.

Soudain, la foule accélère ses déambulations et déserte ma vitrine. Un bruit de moteur se fait entendre et un camion militaire s'arrête devant mon magasin, imposant à ma vue l'aigle noir, menaçant, sur la croix gammée qui semble tourner dans son dos, hypnotique, sur le fond rouge sang du drapeau du régime. Notre sang.

Des soldats se postent de part et d'autre du véhicule. Deux d'entre eux se placent de chaque côté de ma porte, et deux autres entrent et fouillent brutalement le magasin sans un regard pour moi, sans un mot. Je ferme les yeux et m'agrippe au comptoir ; je respire lentement. Satisfaits de ne rien trouver de suspect ou de dangereux, ils ressortent quelques minutes plus tard puis reviennent avec leur officier.

- Juif ! aboie l'Unteroffizier. L'Oberleutnant Krank est malade et a besoin d'un de tes remèdes. On lui a dit que tu avais des recettes efficaces contre les migraines et les coliques.

Mes doigts agrippés au comptoir se crispent, mais je parviens à ne pas trahir ma colère ou mon dégoût pour ces chiens arrogants.

- Est-ce qu'il a de la fièvre ?

- Non.

- Est-ce qu'il vomit.

- Non.

- Est-ce qu'il a mangé quelque chose de suspect ?

- Un banquet hier soir chez le Major Stern. Mais tout a été préparé avec soin et aucun autre invité n'a été malade.

Je revois le gros Oberleutnant, boudiné dans son uniforme, plein de morgue et de fiel, et je l'imagine se goinfrant comme un pourceau. J'ai une pensée pour les saucisses cachées dans mon tiroir et mon estomac proteste d'un grognement contre les privations, mais l'image du militaire qui s'empiffre d'abondance coupe ma faim et réveille ma nausée. J'ai ce qu'il lui faut, me dis-je avec un sourire intérieur. Dieu me pardonnera cette petite vengeance : après tout, je soigne un ennemi et je vais le guérir. J'attrape un flacon sur une étagère et un sachet sur une autre.

- Qu'il laisse infuser ces herbes dix minutes dans l'eau frémissante et qu'il en boive tout un bol. C'est un purgatif qui devrait soigner ses maux de ventre. Il va sûrement vomir un peu. Pour ses migraines, une cuillère de sirop toutes les deux heures jusqu'à la disparition de la douleur. Ça devrait lui donner envie de dormir.

Dans le regard et la grimace de l'officier, je sens que la crainte de son supérieur le dispute à la méfiance envers le juif que je suis, que son désir de rapporter un remède efficace qui lui vaudra de l'avancement est rongé par la peur que lui inspire mon emprise sur la santé de son chef. Finalement, il m'arrache les remèdes sans un remerciement. Il se raidit alors, tend le bras droit, paume ouverte, puis il me fixe, goguenard et silencieux. Les soldats qui le flanquent sont nerveux et tripotent leur fusil. Au bord de la nausée, je bande toute ma volonté, me récitant le titre de la une lue plus tôt et que je connais par coeur à force de la relire en boucle depuis trois jours : "L'Amérique est enfin entrée en guerre !". Alors je lève le bras à mon tour.

- Heil Hitler !

La gorge serrée, je coasse après lui l'odieux salut. Son sourire s'élargit, répugnant. Il hoche la tête, satisfait, et tourne les talons dans un claquement, son escorte le suivant comme son ombre.

- Schlampen Jude ! crache-t-il avant de sortir tout en donnant un coup de botte dans une étagère, provoquant le tintement des bocaux qu'elle abrite.

La porte claque, faisant sonner follement ma clochette, et les soldats remontent en vitesse dans leur engin pour disparaître de ma vue.

Je desserre mon étreinte sur le comptoir et mes jointures blanchies reprennent peu à peu leurs couleurs.

J'implore intérieurement la gebourah de me laisser trouver en elle la force de supporter l'indicible tourment des fous qui sont au pouvoir afin que je puisse être témoin de la restauration de l'équilibre.

Mais ce sera incertain. Et douloureux.

Une silhouette petite et large roule soudain vivement vers ma porte et déboule à ma rencontre. Presque chauve, le visage rougi par le froid et les traits tirés par les épreuves, il m'adresse un sourire chaleureux.

- Shalom, Shlomo.

Il fait le tour du comptoir et me serre énergiquement dans ses bras.

- Shalom, mon ami.

Ma voix est enrouée et je tremble un peu tandis qu'il me serre plus fort contre lui.

La sephirote m'a entendu : c'est la gebourah en chair et en os qui est venu me prêter sa force, réinsuffler en moi la vie ! Comme il l'a toujours fait, Shlomo est un frère pour moi. Il respecte mon silence, ma colère, ma douleur. Il est là pour moi, tout simplement.

Je le revois toujours comme ce petit garçon rieur et boudiné qui m'avait mis en confiance alors que je mourais de peur à quelques heures seulement de ma bar-mitzva. Plus de soixante années s'étaient écoulées et rien n'avait changé. Il m'avait soutenu tout au long de mon initiation, perpétuellement présent à mes côtés. Comme lorsque Hilda...

Je le repousse doucement et je plante mon regard dans le sien, sans pouvoir réprimer un sourire naissant.

- Que viens-tu faire dans ma caverne, rabbi ? Tu n'as rien de plus important à faire que de t'ennuyer avec un vieux grincheux ?

- On m'a prévenu que des soldats étaient entrés chez toi. Alors je me suis précipité, bien sûr. Pas que ça aurait fait une différence s'ils avaient essayé de t'embarquer... Mais je voulais être là, juste au cas où.

- Ils ne cherchaient que de quoi soigner les indigestions de leur porc d'Oberleutnant, Krank !

- J'espère que tu ne l'as pas soigné trop efficacement, qu'il souffre un peu et mérite son nom !

- Il devrait avoir une convalescence pénible je pense.

Il me sourit plus largement mais ses yeux rougis et cernés, ses rides nouvelles et le blanchissement accéléré de ses cheveux clament la profondeur de son chagrin et de son inquiétude.

De notre peur.

- Tu viens ce soir ?

La question, d'apparence anodine, est pourtant dramatiquement importante. Pour nos jeunes surtout, mais elle revêt également un caractère essentiel pour nous autres, les vieux. Être ensemble, exister, transmettre nos valeurs, notre savoir, à d'autres qui les feront fructifier...

Cela fait plus d'un an que nous avons décidé de suspendre nos réunions, pour survivre et protéger notre communauté, comme nos secrets. Les nazis tiennent désormais les rênes du pouvoir avec fermeté et l'assurance de leur suprématie et nous avons pensé que c'est le bon moment pour renouer avec nos traditions. Pour nous retrouver avant de nous perdre totalement dans l'horreur de la dictature.

C'est Shlomo qui en a eu l'idée lorsque Hilda... Lorsque j'ai bien failli oublier qui je suis et ce que je dois aux miens. Pour l'équilibre. Pour la vie.

- Oui, je serai là.

Il m'étreint brièvement.

- On fait ça chez Nohah. On s'est dit que ce serait de bon augure, puis sa cave donne sur plusieurs immeubles du quartier.

J'acquiesce et mon plus vieil ami s'en va, sûrement pour œuvrer aux derniers préparatifs. Je me laisse tomber sur mon tabouret grinçant avec lassitude et je me masse longuement yeux et visage. Je commence à être bien trop vieux pour le rôle qui m'est dévolu et mon envie de vie s'érode devant tant de noirceur.

Je repêche dans son tiroir mon exemplaire du Freizeitung local et je me plonge comme on s'abîme dans la contemplation de sa une pleine de promesses, avec cette bannière étoilée tant espérée barrée de ces deux mots : "Ils arrivent !".

L'après-midi voit défiler dans mon officine une bonne dizaine de patients des rares docteurs encore en exercice dans la ville et ses environs. Hélas je suis le dernier herboriste et je n'ai guère plus que des tisanes à prescrire. Cela dit, la plupart des maux pour lesquels on consulte à présent sont dus aux privations et brimades. Or, une tisane réchauffe le ventre et le cœur autant qu'elle trompe la faim. Quelques paroles pleines de sollicitude sur tout ça et voilà le malade qui va mieux, à défaut d'être guéri. Mais que peut-on faire d'autre désormais sinon se donner le temps d'attendre la suite, le dénouement de ce cauchemar éveillé que je partage avec des millions d'autres ?

Enfin, le soir tombe sur cette nuit perpétuelle et je ferme boutique.

La faim est revenue et je dévore presque honteusement une des saucisses de contrebande. Une tasse d'ersatz de café relevé d'une goutte de liqueur du fond de ma dernière bouteille pour me donner du courage.

Je sors.

Le couvre-feu a renvoyé tout le monde chez soi. Tout ce qui n'a pas de carte du parti est susceptible d'être emporté par une patrouille.

Je rase les murs, évitant les ronds de lumière projetés au sol par les réverbères, sautant de flaque d'obscurité en nappe d'ombre, profitant du renfoncement protecteur du moindre porche.

Plusieurs fois, des phares me manquent de peu dans mon manteau de nuit, mais les soldats ne me repèrent pas, mis en confiance qu'ils sont par la terreur qu'ils nous inspirent et l'absence - presque - totale de passants.

Je touche au but.

Je frappe trois coups sur un épais battant de bois, puis à nouveau quatre coups, et enfin trois derniers, une série pour chaque pilier, un coup pour chacun des dix séphirotes. Notre code de reconnaissance.

Un guichet glisse dans la porte et révèle un regard serein contourné d'innombrables rides. Frau Baumgartner me reconnaît derechef et m'ouvre le passage. J'entre rapidement et elle referme promptement dans mon dos.

- Shalom, ma soeur.

- Shalom, Maître.

Nous nous étreignons brièvement puis je m'avance vers la volée de marches branlantes conduisant aux caves, laissant notre bonne sentinelle se rasseoir sur une chaise craquante.

Quelqu'un a pris soin de laisser un morceau de chandelle pour éclairer ma descente et je l'en remercie intérieurement. En bas des marches, c'est ma toge de grand maître que je découvre suspendue à un clou. Cette attention, je sais immédiatement la devoir à Shlomo, qui attendait plus que moi de cette soirée. Mais c'est vrai que j'ai du mal à attendre quoi que ce soit désormais.

Je suis un long couloir, faiblement éclairé par des lumières vacillantes, et bientôt des murmures me parviennent. A mesure que je m'avance vers elles, les voix se font plus nettes, plus fortes, et bientôt je reconnais la mélopée : Tefilat haderekh, la prière du voyageur. Un excellent choix, là aussi. Shlomo a beau se faire passer pour un dentiste, métier qu'il a bien choisi puisqu'il l'exerce de manière convaincante autant qu'il ment avec brio, il reste un rabbin compétent et affûté.

Dans notre train de l'horreur, notre peuple est encore en transhumance à travers l'effroi vers une destination inconnue : il est donc vital d'espérer une fin heureuse à notre voyage forcé, cette nouvelle traversée du désert.

Soignant mon entrée, j'attends que les dernières notes du piyyout aient cessé de résonner, puis je pénètre dans la grande cave voûtée qui nous sert de synagogue et de loge.

Des menorah disposées dans la grande cave dispensent de leurs sept flammes respectives une lumière vive qui me fait cligner des yeux après la pénombre des souterrains que je viens de traverser. Il y fait chaud. Une petite foule s'entasse là sur des bancs de fortune. Shlomo a fait les choses en grand...

La centaine de fidèles présents lève un même regard de vieillard usé et malgré tout plein d'espoir tandis que je remonte l'allée jusqu'à la hanoukkia dont j'allume la première des neuf lampes. La cérémonie peut commencer.

Dans un silence absolu, je pousse en murmurant la première note du kaddish. Immédiatement, tous mêlent leurs voix endeuillées à la mienne et bientôt le chant convoque en consolation le souvenir de nos chers disparus. Comme une purgation, la prière apaise le chagrin et affermit peu à peu nos paroles.

Hilda me sourit tout contre mes paupières et, cette fois-ci, je ne la chasse pas de mes pensées. Des sanglots légers s'entremêlent à mon chant et montent faire chorus avec la peine indicible de chacun des participants. C'est à Hilda que j'adresse désormais mes paroles, portées par celles, millénaires, du kaddish de nos ancêtres.

Quand nos voix meurent enfin, un silence peuplé des spectres de nos défunts bruisse un moment à nos oreilles. Je reprends peu à peu conscience de mon corps, des larmes qui ont mouillé mes joues, de la sueur qui commence à imprégner mes cheveux et mes vêtements, de mon cœur qui bat trop fort, de mon souffle sifflant, de ma gorge nouée et de mes poings crispés.

Je me force à les desserrer, j'avale ma salive et j'ouvre à nouveau mes yeux sur l'assemblée, que je couve un moment du regard. Certains ont encore les yeux fermés ; nombreux sont ceux qui se tiennent tête basse, abattus et désemparés ; quelques uns restent raides et dignes, des flammes de colère dans leurs yeux réverbérant celles, mouvantes et hypnotiques, des bougies.

Je repère enfin Shlomo, caché derrière une petite vieille par dessus laquelle il me lance son sempiternel et inimitable sourire plein de défi, de compassion, de détermination et de moquerie amicale. Je hoche discrètement la tête à son attention.

- Shalom mes frères ! Shalom mes sœurs ! Shalom mes amis ! Shalom mes enfants !

Ma voix résonne dans les souterrains, grave et claire, pendant quelques secondes, puis le chœur s'élève face à moi, gonflé par une centaine de voix dissemblables ne formant plus à l'unisson qu'une seule prière, un seul esprit, un corps unique.

- Alekhem shalom !

Je prends le temps de regarder chacun d'entre eux dans les yeux, de le reconnaître, de communier avec lui. Quand je sens qu'ils sont tous avec moi, fébriles, attentifs, je poursuis.

- Merci d'être venus si nombreux ce soir.

Malgré la clandestinité, malgré l'heure tardive. Et malgré le nombre des absents, qui ne viendront plus et dont le souvenir troue encore la foule.

- En ces temps troublés par la violence et la mort, nous avons voulu prendre un moment pour resserrer ces liens indéfectibles qui font la force et l'élection de notre peuple, à l'heure où les fascistes font tout pour nous affaiblir et nous diviser.

Instinctivement, certains prennent la main de leurs voisins, formant spontanément une chaîne humaine comme des naufragés s'agrippent à un morceau de bois dans la tempête. Parfait.

- Vous vous tenez la main et c'est le symbole-même de notre belle communauté, reprends-je en levant mes mains devant mon visage. Vos doigts entrelacés, vos mains complémentaires les unes des autres, sont l'image vivante du ciment qui nous lie les uns aux autres, et j'agite doucement mes doigts en dessinant dans l'air des arabesques afin de capter davantage leur concentration. Vos pieds plantés dans le sol sont l'histoire-même de notre peuple qui, déraciné sans cesse, garde son âme ancrée en Judée tout en prenant racine là où le vent nous porte.

Tandis que ma litanie se déroule et s'accélère, je sens plus que je ne le vois mon auditoire capté s'agripper plus fermement les uns aux autres, pousser plus vivement contre le sol pour se redresser. Je poursuis.

- Vos têtes redressées, votre dos droit, vos yeux braqués droit devant vous, sont autant de marques qui clament notre dignité d'hommes et de femmes élus et soutenus par notre foi, notre courage, notre détermination à vivre envers et contre tout et à endurer toutes les épreuves avec confiance et consolation, puisque Yahvé nous récompensera par une éternité de sérénité à ses côtés au sein de la Jérusalem céleste.

Je constate qu'ils sont tous focalisés sur moi, accrochés à ma voix. Ils sont prêts. Malgré tout ce temps écoulé depuis notre dernière séance, ils sont restés réceptifs. Toujours cette attente frénétique du messie annonciateur de la fin des épreuves terrestres...

- Vous fermez vos yeux sur les prairies verdoyantes de Canaan, et vous pouvez sentir la brise marine caresser votre visage et jouer avec vos cheveux autant qu'avec le feuillage des oliviers et orangers qui parfument l'air. Le bleu lumineux du ciel contraste avec le vert luisant de l'herbe et l'acier azuré de la mer.

Sur les visages aux paupières baissées, les stigmates de la fatigue se sont estompés et ont cédé la place à des sourires rêveurs proches de la jouissance. J'ai bien l'impression qu'ils m'ont tous suivi. Même Shlomo, qui prétend toujours que je suis incapable de le magnétiser, présente le visage enfantin, détendu et heureux de tous ses voisins.

- Devant vous ondulent les collines de Jérusalem, couronnées des bâtiments de pierre blanche où nous vivons avec nos fils et nos filles et que le soleil fait étinceler comme l'écume de la mer qui en lèche les pieds. Des oiseaux chantent et leurs voix sont comme la musique de Dieu. Les rayons du soleil réchauffent nos visages tournés vers lui. Nous sommes bien.

Je marque une nouvelle pause pendant que je guette les signes d'un éventuel décrochage de certains. Tous les corps sont droits et les visages sereins. Tout va pour le mieux.

- C'est cet endroit qui est chez nous. C'est là que sont nos vies. Quand vous rouvrirez les yeux, vous entrerez dans un monde gris, froid et sans saveur, un monde terne où vous vivrez un mauvais rêve, fait de privations et d'humiliations. Vous traverserez ce cauchemar comme on traverse un brouillard, en sachant que le soleil brille derrière lui et que la traversée sera brève, bien que désagréable. Chaque nuit, vous reviendrez dans les prairies de Jérusalem pour méditer et vous défaire de la grisaille du jour. Et quand le cauchemar se sera définitivement dissipé, le soleil brillera éternellement au-dessus de nos têtes et toutes nos épreuves seront lavées par le feu purificateur de Yahvé Adonaï et il n'en restera que les souvenirs lointains d'une vie appartenant à jamais à un passé révolu.

Tous les visages demeurant détendus, j'achève mon prêche.

- En attendant ce jour béni entre tous, il va nous falloir nous armer de courage, de patience, et trouver chaque jour la force de rester unis et dignes. Quand vous regagnerez la surface, vous reprendrez vos vies avec dans vos cœurs une boule de lumière et de réconfort : l'espoir en demain. Vous aurez oublié cette séance et ceux qui y participent, vous ne garderez pas un seul souvenir de nos rencontres passées et vous conserverez enfoui en vous le souvenir des liens qui nous unissent pour mieux protéger notre communauté des brutes qui la tyrannisent. Vous ne connaîtrez pas la faiblesse devant leur violence et ne leur livrerez pas la vie d'un innocent pour raccourcir les tourments qu'ils vous feront subir. Que la Gébourah nous prête sa force pour que nous puissions nous plonger en Nétzah et jouir de la victoire.

Je laisse passer un silence plein de doutes pour moi mais placide pour la foule dressée et immobile devant moi. J'ignore si j'ai bien fait, mais j'ignore de toute façon que faire d'autre. Et il faut bien agir.

- Shalom, mes amis.

- Alekhem shalom ! répondent-ils dans un bel ensemble à la sortie de leur transe.

Sur ma suggestion, la foule commence à se disperser sans un mot et Shlomo fend le courant humain qui s'éloigne pour venir à ma rencontre, un sourire aux lèvres.

- Il semblerait que tu t'es dépassé aujourd'hui ! Je n'ai pas le moindre souvenir de ce qui vient de se passer et, pourtant, je me rappelle nettement avoir passé beaucoup de temps à préparer cet événement ! Or, à voir tous ces gens qui s'en vont, il s'agit bien de la fin de la cérémonie, non ?

- Oui, mon frère, je réponds doucement, fatigué mais en esquissant un sourire pseudo arrogant. Tu n'as pas pu résister à mon charme ce coup-ci !

Un bruissement de voix se fait soudain entendre depuis les couloirs où la foule s'engouffre, puis des cris, et les miens refluent en bousculades vers la grande salle d'où, tétanisé par la stupéfaction autant que par une angoisse sourde qui remonte en moi, je les regarde s'amonceler, paniqués, le plus loin possible des sorties, quitte à bousculer ses voisins pour s'en faire un bouclier.

Bientôt, les derniers à revenir font leur entrée, suivis moins que précipités par quelques dizaines de soldats armés de Sturmgewehr en bandoulière. Un vieil homme qui n'a pas réussi à s'écarter suffisamment vite d'un soldat se retrouve jeté à terre et roué de coups de bottes. Des soldats continuent d'affluer par les souterrains et la foule est bientôt encerclée. Le Gruppenführer se détache de ses soldats et s'avance vers nous.

- Qui est votre chef ? aboie-t-il sèchement.

Devant l'absence de réponse, il hoche la tête à l'attention d'un de ses sous-fifres qui relève le canon de son fusil et lâche une balle au hasard dans la foule. Une femme s'effondre. Je crois que c'est Frau Engelmann, la veuve de l'épicier. Je sens plus que je n'entends le gémissement de peur et de douleur poussé par les miens. Je suis tétanisé par l'horreur et la peur.

- Qui est votre chef ? crache-t-il sur le même ton.

Personne ne dit mot et je suis incapable d'esquisser le moindre geste ou de proférer le moindre mot.

Le Gruppenführer hoche à nouveau imperceptiblement la tête et une nouvelle détonation assourdissante résonne contre les voûtes basses de la grande cave. C'est un jeune homme qui tombe, cette fois-ci. Le fils Bergson, ancien ouvrier de l'aciérie. Je repense à Hilda et je la revois dans ses derniers instants. Enfin, mes jambes sortent de leur pétrification et je fends la foule de mes fidèles pour m'interposer entre eux et les soldats. J'ai bien trop peur pour parler. Deux soldats m'encadrent et, sans douceur, m'entraînent vers la sortie. Je me retourne et plonge mon regard dans celui de Shlomo, qui ne sourit plus. Un des militaires me tire vivement en avant et je pénètre dans un tunnel où la pénombre me fait un instant perdre la vue.

C'est à ce moment qu'un bruit de fin du monde éclate à mes oreilles en explosions innombrables, et pourtant à peine suffisantes pour couvrir les cris de mes frères, de mes sœurs et de mes amis qu'on assassine à quelques pas de moi. Enfin, un silence de mort s'abat et mes oreilles bourdonnent du vacarme fantôme de la foudre humaine qui vient de s'abattre sur mon peuple. Sur ma vie.

Mes jambes ayant cédé sous l'émotion, les deux jeunes soldats doivent continuer en me portant, plantant méchamment leurs doigts durs dans ma chair de vieillard survivant. A leurs épaules, dans la semi obscurité, le double éclair de leur uniforme me nargue en un pied de nez cruellement ironique. Dieu ne nous a pas sauvés et nous saurons bientôt à quoi ressemble la fameuse Jérusalem céleste. Je rejoindrai bientôt Shlomo.

Et Hilda.

Je me mets à pleurer. Et reçois un coup de coude ponctué d'une insulte obscène.

Je laisse mes larmes couler en silence dans la nuit où l'on me traîne. On me jette à l'intérieur d'un coffre de voiture et j'entends le moteur démarrer. Tandis que le ronronnement régulier du moteur me promet mille tortures, les vrais sévices, eux, ont déjà commencé dans ma tête. Ou plutôt repris de plus belle.

Je revois Hilda, si fraîche et si belle, rangeant la boutique, mi-chantant, mi-dansant et, pensant que je ne la vois pas, s'arrêter de temps en temps devant la glace pour contempler son reflet. Elle avait rendez-vous avec un soldat allemand qui l'aimait, allait l'épouser et mettre toute la famille à l'abri des rafles. Vers quinze heures, elle avait quitté la boutique après avoir déposé comme à son habitude un baiser léger et frais sur mon front.

Elle était tout ce qui me restait de Ada, ma défunte épouse, qui avait eu la chance de mourir heureuse parmi les siens, emportée par une maladie naturelle avant que la mort fasciste ne nous frappe si durement.

Hilda n'était revenue qu'à la nuit et, inquiet, je l'avais accueillie. Elle s'était jetée dans mes bras, en larmes, et c'est là que j'avais commencé à comprendre, à ses cheveux défaits, à sa robe déchirée, à l'odeur de mâle qui s'attachait à elle, qu'il n'était plus question d'amour.

Elle avait pleuré longtemps et, quand les sanglots s'étaient taris, elle avait pu mettre des mots sur ce qui lui était arrivé. Erik l'attendait avec deux de ses amis et ils l'avaient violée à tour de rôle, riant de ses efforts dérisoires pour leur opposer une vaine résistance. Ce n'est que repus et ivres qu'ils l'avaient oubliée et qu'elle avait pu fuir et rentrer.

J'avais fait chauffer de l'eau pour qu'elle puisse se laver de la souillure de ses bourreaux. C'est tout. Qu'aurais-je pu faire d'autre ? Un vieux père outragé ne peut venger l'honneur de sa fille face à une armée... Et la pauvrette n'avait même plus sa mère pour lui prodiguer des conseils de femme à femme...

Elle avait mis très longtemps à s'endormir, et je l'avais veillée, tantôt soulevé par une colère brûlante et tantôt glacé par une peur lâche et implacable.

D'autres étaient venus à la boutique le matin. J'avais essayé de m'interposer, mais ils étaient une bonne dizaine et l'un d'entre eux m'avait assommé d'un coup de poing violent tandis que les autres emmenaient ma précieuse petite fille.

Quand j'avais repris conscience, il faisait presque nuit et je m'étais précipité malgré ma peur et le fait que mon espoir de justice était stupide, vers le commissariat le plus proche. Devant mes supplications enfiévrées et mes sanglots, le policier avait juste craché à mes pieds, m'avait insulté puis envoyé rouler au sol d'un coup de pied. D'en bas, j'avais vu un autre juif en blouse grise traîner un seau et nettoyer le sol autour de moi.

J'étais ressorti en rampant, peinant à respirer, la tête encore tournante après le coup de poing de midi et le corps endolori par les coups et les chutes.

Et j'avais erré dans la ville, les yeux fous, toute la nuit, l'esprit traversé par les images les plus épouvantables, les plus sordides, les plus cruelles et les plus douloureuses qu'un père puisse s'imaginer.

Et je n'avais pas d'illusions : la plupart de mes craintes étaient sans doute justifiées.

Hilda n'était jamais revenue.

Elle avait sacrifié un lourd tribut sur cette terre de douleurs et devait certainement à présent goûter des plaisirs indicibles auprès de sa mère sur les berges de la Mer Morte.

Et je vais certainement bientôt les suivre.

Douze longues années, j'ai attendu de revoir mon épouse. Et plus que jamais depuis un an qu'ils m'ont pris ma petite Hilda adorée.

C'est ce soir que s'arrêteront mes souffrances.

Lors de la disparition de Hilda, Shlomo avait été d'une aide précieuse, mais il lui avait tout de même fallu près d'un an pour me ramener de mon exil intérieur dans les profondeurs de ma douleur solitaire. Et il était mort à cause de moi, à cause de ce rassemblement qu'il avait tant voulu pour sceller mon retour autant que notre communauté en sursis.

Non, je suis injuste. Il est mort à cause de l'aigle noir et ses milices fascistes de rapaces cruels.

La voiture stoppe enfin sa course dans la nuit et le moteur, une fois éteint, cède le pas au lourd vacarme des bottes et aux rires effrayants de ces brutes. On m'arrache à mon coffre et me traîne, courbaturé de partout et incapable de marcher, vers une petite pièce obscure.

Quelqu'un allume la lampe électrique et cette lumière implacable m'éblouit après l'obscurité du coffre et de la nuit. Enfin, mes yeux s'habituent à la lumière tandis que l'on m'attache, débout, à un mur.

À une croix, en fait.

Et partout autour, méticuleusement rangés, des outils de toute sorte, dont je comprends soudain l'usage avec horreur.

Ils vont me torturer.

Un soldat plus âgé que les autres, sec, cheveux gris, gants de caoutchouc et blouse blanche tombant sous les genoux, s'approche de moi avec un tisonnier rougeoyant.

L'embout est en forme de croix gammée et pulse comme le coeur maléfique d'une créature infernale, minuscule mais particulièrement cruelle.

- Qui sont tes complices, schlamper Jude ?

Je suis sidéré par cette demande. Complices de quoi ? Je n'ai pas le temps de poser la question qu'il plonge le fer dans ma chair à travers l'entrebâillement de ma chemise dont des boutons ont sauté lorsque les militaires m'ont bousculé un peu plus tôt. Un hurlement me déchire la gorge pour s'échapper de ma poitrine suppliciée. Mon tortionnaire, lui, se met à rire, comme un dément devant des clowneries de cirque.

- Mon exorcisme te plaît, sous-homme ? Après ce que les tiens ont fait à notre sauveur, tu mérites bien pire ! Rassure-toi : je ne fais que commencer ! Mais si tu me donnes le nom de tes complices, j'arrêterai et tu auras droit à une cellule individuelle.

Son visage puant l'eau de Cologne et le mauvais schnaps collé au mien et déformé par un rictus plein de haine, il scrute les profondeurs de mon regard pour y déceler les marques de ma nature diabolique. Je ferme les yeux et détourne ma tête, autant pour ne plus supporter cette face révulsante de méchanceté et cette haleine écoeurante que parce que la douleur qui bat dans ma poitrine menace de me faire craquer et que je ne peux me le permettre. D'autres, ailleurs, auront peut-être plus de chance que nous et je leur dois au moins ce silence.

- Alors ?

- Je n'ai aucun complice !

J'y mets toute ma conviction pour lui cracher ce semi-mensonge. Il s'en va reposer le tison dans le brasero où il l'avait trouvé et je soupire de soulagement. Il m'a cru !

Il revient me faire face et me fait un grand sourire presque chaleureux, avant de porter entre nous, devant mes yeux, un objet que je ne reconnais d'abord pas. Il l'agite joyeusement et je réalise soudain de quoi il s'agit.

C'est un sécateur.

Il se saisit de ma main gauche et, me tordant douloureusement le poignet, place mon auriculaire entre les lames de l'outil.

- Tu n'as pas de complice ? me redemande-t-il d'un air dégagé.

Un sentiment plus fort d'angoisse et d'horreur enfle en moi, gonflant dans ma poitrine et ma gorge au point de m'empêcher de parler. Dans un état second, j'entends le bruit odieux de la lame mordant la chair et sectionnant l'os avant même qu'une intense vague de douleur remonte de ma main le long de mon bras pour éclater dans ma tête. Un nouveau hurlement m'échappe, si ample que je ne parviens pas à savoir si c'est moi qui hurle ou si une foule crie dans mes oreilles. Mon cri se mue en gémissements animaux, bientôt relayés par des sanglots incoercibles.

- Tes complices ?

- Je n'en ai pas ! parviens-je difficilement à articuler d'une voix entrecoupée par la douleur et mes lamentations.

La lame m'arrache un hurlement supplémentaire en même temps que mon annulaire gauche. Je suis tout douleur, feu et rage, terreur et désespoir. Je me débats comme un forcené pour me libérer, mais je ne déclenche que de nouvelles vagues de souffrance et le rire moqueur de mon bourreau.

- Donne-moi le nom de tes complices et tout s'arrêtera !

- Non !

Ce mot unique, craché avec hargne, fait légèrement reculer le soldat, comme si je l'avais frappé. Mais cette impression est fugitive et il revient me priver de mon majeur gauche. Nouvel assaut plus insupportable que le précédent, nouveau déchirement, nouvel embrasement supplémentaire de tout mon corps. Répétition inlassable de la question et sourire moqueur, satisfait, et même dénégation de ma part. Encore le bruit de morsure effroyable du sécateur. Je pleure désormais sans discontinuer, abandonné aux explosions de douleur qui me secouent, cramponné à l'image des collines de Canaan que j'ai implantée dans les esprits des miens plus tôt dans la nuit. L'image peine à demeurer dans mon esprit mais, telle un phare, elle éclaire par intermittence de son espoir et de son réconfort le marin que je suis et qui n'attends plus désormais dans cette tourmente que d'achever son voyage à bon port ou par le naufrage.

Un à un, mes doigts tombent, mais je garde le secret. Piètre secret, en l'occurrence, mais je n'ai rien à gagner à coopérer, et mon âme reste à perdre, que j'emmènerai blanche et pure de l'autre côté.

A court de membres à amputer, il me marque d'une deuxième croix gammée, sur la joue, puis sur le ventre. Ma voix éraillée n'écorche plus guère mes oreilles et je perds par instants conscience. Dans mes moments de lucidité, je m'accroche à mon rêve de Judée et à ce mot qui en est la clef : « Non ! ».

J'ignore combien de temps cela dure encore ; je ne suis pas en état de compter. Toujours est-il qu'enfin cela s'arrête et que deux soldats entrent sur l'ordre de mon tortionnaire.

- Il ne sait rien. Emmenez ce chien dans sa cellule.

Les deux gardes saluent d'un claquement de talon l'échange de bras levés puis me décrochent et me traînent hors de la pièce. Nous parcourons de longs couloirs bétonnés et vivement éclairés par de nombreuses ampoules électriques, avant de déboucher sur une grande cour qui, sous la lueur spectrale de la lune, a des allures de no man's land de cauchemar. Nous nous éloignons à travers les herbes hautes, rejoints par une poignée de soldats apparemment ivres et de bonne humeur.

Tenant à peine debout, je suis porté plus que je ne marche, fermement soutenu par les deux jeunes militaires à gueules d'angelots, et si je trébuche presque à chaque pas sur les dénivelés du terrain, je ne tombe pas et avance dans la nuit.

Vers quelle destination ?

Une strophe du piyyout du Voyageur me revient :

"Qu'importent les distance et qu'importe le but,

Tout pas est un voyage et toute ombre une lutte,

Tout départ un espoir, tout arrêt une mort,

Tant qu'arrivant au soir un feu chauffe le corps".

Une strophe qui m'a souvent soutenu et poussé par le passé. Mais ce soir est glacial et mon coeur mort-vivant est désormais défunt... Tant de trépassés ! Tant que l'horreur en est inaccessible à mon entendement. Tant de morts que ma propre disparition en deviendrait presque anecdotique, un soulagement de normalité dans ce monde de fou et ma vie tourmentée.

Presque.

Nous nous arrêtons enfin près d'un trou à côté duquel repose une longue caisse de bois.

- Voici ta niche, chien !

Ma canne aryenne était un serpent de plus, un salaud sous le masque angélique de l'enfance...

Comme je ne bouge ni ne dis mot, on me pousse en avant et je tombe violemment en travers de la caisse. La planche verticale me coupe la respiration sous la brutalité du choc. L'un d'entre eux en profite pour soulever mes jambes et me faire basculer entièrement dans la boîte. Le souffle toujours interrompu, je vois la lune disparaître derrière un panneau de la cloison et des coups secs viennent éclater à mes oreilles et ébranler le bois de ma prison.

Je retrouve enfin mon souffle quand je sens qu'on me soulève et je hurle de frayeur quand je sens que je tombe soudain dans le vide. Cela ne dure pas. Ma chute est interrompue avec une violence terrible et j'ai le sentiment d'être en miettes. Mais le coffrage a résisté.

Soudain, une sensation chaude et humide m'envahit l'entrejambe.

Je me suis pissé dessus de terreur.

Un vertige nauséeux s'empare de moi tandis que, couché par terre, je frappe et je griffe la paroi dure et froide qui m'écrase de sa lourde et violente présence. Mais j'ai beau m'y arracher ongles et phalanges survivants de ma main droite, le couvercle ne bouge pas. Ma voix n'est plus qu'un filet rauque de vieillard desséché par des jours de privation, mon corps qu'une douleur qui ne veut pas se résigner à abandonner malgré ce qu'on lui a infligé.

Et, couvrant le bruit de mes hurlements étouffés, le choc sourd des pelletées de terre qui s'écrasent au-dessus de ma tête et, haut perchés, gras ou forcés, les rires des soldats qui m'enterrent vivant.

La terreur est telle que ma voix achève de se briser et que des crampes se déclenchent un peu partout dans mon corps. Mon bras se trouve paralysé et, bientôt, c'est ma poitrine qui se crispe dans une souffrance insupportable, puis c'est ma respiration qui s'arrête à nouveau.

Je comprends alors que je suis sur le point de mourir.

Et c'est dans un cri de panique que je rue une dernière fois et que, me débattant comme un forcené, je me découvre par terre, empêtré dans des draps au pied d'un lit que je ne connais pas et dans une chambre que je ne reconnais pas dans la lumière tamisée qui l'éclaire.

Un cauchemar. Un rêve atroce ! Et pourtant, le réveil ne fait pas cesser une impression d'étrangeté dont la cause rôde aux frontières de ma conscience sans que je parvienne à la saisir, une origine liée à ce décor qui m'entoure et que je n'ai jamais vu : que ce soit ce lit dans les draps duquel je suis emmêlé et dont j'ignore tout ou ces masques de sauvages effrayants qui m'observent, goguenards, de leurs orbites vides.

Je me redresse, courbaturé, et m'avance vers un bureau où trône un minuscule téléviseur devant lequel est posée une sorte de machine à écrire sans bande ni tiges à caractères. J'appuie prudemment sur l'une des touches et l'écran s'allume soudain, me faisant sursauter.

Une sonnerie stridente m'arrache à son tour un cri de surprise. Le petit appareil qui hurle est posé à côté du lit et dispose d'un écran clignotant où des chiffres rouges brillent d'une lueur malveillante : 06:55. Serait-ce une sorte de réveil ?

Après un dernier bip sonore, des voix s'échappent du petit boîtier :

"... four je positive !

- Bonjour et bienvenue sur France Info. Il est sept heures, l'heure du journal d'Étienne Chapiran.

- Merci Agnès. Aujourd'hui, jeudi huit janvier deux mille quinze, nous commençons par les titres..."

France. Deux mille quinze.

Un vertige violent me fait perdre l'équilibre et j'ai tout juste le temps de me raccrocher à un angle du bureau avant de m'affaler au sol. Un spasme puissant me crispe le ventre et je vomis douloureusement dans un seau.

Ma corbeille à papier.

Sous mon bureau.

Un frisson me secoue et je me jette à nouveau sur ma poubelle.

Haletant, je fais un bond de terreur quand je sens une main sur mon dos, renversant le seau de fortune et son contenu.

- Ça va, mon chéri ?

Ma mère. Je la dévisage un moment, tremblant du contrecoup de ma frayeur, mais également surpris de la trouver si jeune malgré son inquiétude toute maternelle. Puis je m'avise qu'elle est pareille à hier. C'est moi qui ai considérablement vieilli cette nuit.

Je revois fugitivement les soldats ; j'entends à nouveau les détonations ; je sens encore le bois dur et coupant m'entaillant les doigts tandis que je frappe le couvercle de mon cercueil... Je me mets à trembler de plus belle.

Ma mère passe sa main sur mon front, l'y laisse un instant puis elle me caresse tendrement les cheveux.

- Tu es brûlant de fièvre ! Tu veux que j'appelle un docteur ?

- Non. J'ai juste dû prendre froid. Et j'ai fait un cauchemar.

Ma voix a beau chevroter, je vois qu'elle me croit.

L'avantage d'être perturbé depuis deux décennies, c'est que personne ne s'étonne plus quand vous n'agissez pas normalement. L'anormalité est la normalité des fous...

- Tu veux de l'aide pour...

Laissant sa phrase en suspens, elle préfère montrer du doigt le dégueulis qui s'étale en flaque sous mon bureau.

- Non, laisse, je m'en occupe.

Elle me fixe un moment, sans parler, le regard humide, et je baisse les yeux.

- Entendu. A plus tard.

La porte se referme derrière elle mais demeure entrebâillée. Je reste prostré, agité de frissons. La radio me ramène peu à peu à la réalité en débitant son flot de dépêches déprimantes, révoltantes ou inquiétantes.

Je me redresse et attrape une boîte de mouchoirs qui git sur mon bureau. Tandis que j'essuie le plus gros, des flashes de mémoire viennent me serrer la gorge et m'arracher des larmes qui mouillent mes joues en silence. Ada. Hilda. Shlomo. Sophia. Alim. Et tant d'autres...

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